Louis Massignon et l’Iran sous la direction de
Travaux
et mémoires de 1 Institut d’études iraniennes
5
sous la direction de
DIFFUSION
PEETERS
LOUIS MASSIGNON ET L'IRAN
Travaux et
mémoires de l'institut d’études iraniennes
fait suite à la série des
Travaux de l'institut
d'études iraniennes
Directeur
Yann Richard
Comité de publication
Denise Aigi.f., Mohammad-Ali Amir-Moezzi,
Christophe Balaÿ,
Jean-Pierre Digard. Pierre Lecoq
Institut d'études
iraniennes
Sorbonne nouvelle
diffusion Peeters
Travaux et mémoires de l’institut d’études iraniennes
Sous la
direction de
DIFFUSION
PEETERS
LEUVEN - PARIS - STERLING, VIRGINIA
Travaux
et mémoires de 1*Institut d’études iraniennes
n° 5
© 2000 Peelers et
Institut d’études iraniennes
PEETERS — France
52 boulevard Saint-Michel
F-75006 Paris
Louis Massignon (1883-1962),
islamologue et arabisant français qui marqua les études orientales et les
relations islamo-chréticnnes, avait plus d'un lien avec la culture persane.
Formé aux méthodes classiques, il connaissait évidemment le persan. L’auteur
dont il fit son sujet central, le mystique al-Ilallâj (exécuté à Bagdad en 922)
était d'origine iranienne et plusieurs de ses sources sur la biographie, la
doctrine et le martyre de Hallâj sont iraniennes (en persan ou en arabe).
Massignon s’était rendu à plusieurs reprises en Iran, où il avait utilisé
toutes les ressources de sa grande liberté de parole pour briser certains
blocages[1]. Mais surtout
Massignon a laissé auprès de certains Iraniens des traces intellectuelles et
spirituelles non négligeables.
Le colloque organisé à la
Sorbonne nouvelle le 15 octobre 1994 avait une raison d’être particulière:
Massignon a été le premier directeur de l’institut d’études iraniennes (IEI)
dont le redécoupage universitaire des années 1970 a lié le destin à notre
Université. À ce titre, la réunion prenait un sens supplémentaire auquel le
public n’a pas été insensible: rappeler la place des études iraniennes à côté
des études d’arabe et d’islamologie, rappeler l’importance de la culture
persane dans l’histoire religieuse et spirituelle du monde musulman.
Que ce volume ait tardé à
paraître n’ôtera rien de l'intérêt de ces contributions, qui émanent en partie
des débats très animés de notre colloque. L’article de Michel Boivin, qui
n’avait pu participer à la journée parisienne, a trouvé sa place parmi les
autres. Certaines communications sont directement transcrites de
l’enregistrement de la séance. On s’étonnera peut-être de la grande diversité
des sujets et des manières dont ils ont été abordés. La cohérence du tout n’en
souffre pas trop si l’on accepte de considérer ce qui fut à l’origine de cette
publication. Ce petit ouvrage se veut à la fois un hommage à Louis Massignon et
l’amorce d’une recherche sur le regard porté par le grand orientaliste sur
l’Iran et la culture persane. Massignon n’a pas été un prétexte, mais un point
de départ nous permettant d’illustrer quelques aspects de la culture persane
ancienne et moderne et des recherches qu’elle suscite.
En premier lieu, on
trouvera ici une série d'articles contenant des éléments biographiques.
Gilbert Lazard, témoin privilégié des commencements modestes de l’institut
d’études iraniennes de l’Université de Paris nous en retrace l’histoire, tout
en insistant sur le rôle joué par cet institut dans l’avancement des études
iraniennes, ainsi que la part importante qu’y avait la philologie. Il nous
décrit les débuts héroïques de la Bibliothèque de l’IEI, devenue aujourd’hui un
instrument de travail unique en France. Philippe Gignoux analyse le contenu de
la correspondance amicale que Massignon entretint avec le Père de Menasce,
brillant philologue et spécialiste des langues iraniennes anciennes, converti
lui aussi au christianisme. Ces lettres datent des dernières années du Père de
Menasce et montrent bien l’intérêt que portait Massignon à l’Iran et au
développement des études iraniennes ainsi que son souci de renforcer la
position de l’IEI. Pierre Rocalve nous reconstitue les voyages et missions de
Massignon en Iran à partir des archives du Ministère des Affaires Etrangères.
Massignon rédigea en effet des rapports pour le MAE et ses observations
dépassent toujours le cadre purement culturel. Par ailleurs, malgré son vif
intérêt pour certains éléments de la civilisation persane, ses rapports avec
l’Iran sont marqués d’un certain caractère formel et officiel assez éloigné de
la relation passionnelle qu'il entretenait avec le monde arabe. Enfin, Ehsan
Naraghi évoque d’une manière particulièrement vivante et chaleureuse les
rapports qui l’unirent à l’éminent arabisant. Il souligne son ouverture d’esprit,
son humanisme et sa soif de justice à travers le récit de son action en faveur
d’un universitaire prisonnier politique lors de son voyage en Iran en 1954.
Une seconde partie est
consacrée à l’originalité et aux particularités de la démarche scientifique de
Massignon. Christian Jambet compare et oppose les implications métaphysiques
des deux islamologues, Louis Massignon et Henry Corbin, dont les méthodes et
les champs différaient sans cesser de se croiser. Leurs différences
apparaissent le plus clairement dans leur conception de l’expérience
spirituelle suprême: fanâ’ (extinction, anéantissement) pour Massignon
épris à la suite de Hallâj d’une dissolution — ou mieux «transsubstantiation»
— de l’homme en Dieu, baqâ’(surexistence) pour Corbin fasciné par Ibn
'Arabi et soucieux de préserver le Mystère de Dieu à la fois révélé et occulté
par ses théophanies. Yvon le Bastard se penche sur les comparaisons, chez
Massignon, entre les langues sémitiques et les langues iraniennes. Il fait
remarquer que l'amour passionné de Massignon pour l'arabe, considéré comme une
langue parfaite, sacrée et même divine, le rend parfois un peu injuste vis-
à-vis du persan.
Une troisième partie
étudie la vision massignonienne de l’islam iranien et de la littérature persane
mystique. Eric Ormsby nous démontre le rôle joué par Abu Hâmed Ghazâli dans la
réhabilitation de Hallâj (bien qu’il n’ait pas approuvé tous les points de sa
doctrine) et l’importance d’Ahmad Ghazâli dans la transmission de sa pensée
spirituelle au monde iranien. Jacques Keryell montre que l’intérêt de Massignon
pour le poète persan ‘Attâr tenait à l’utilisation par ce dernier de la figure
mythifiée de Hallâj. Christian Destremau s’est intéressé à la place que
l'Afghanistan et la culture afghane jouent dans la vie et l’œuvre de Massignon.
Il développe particulièrement le cas de ‘ Abd Allâh Ansâri et de son jugement
plutôt mitigé sur Hallâj. Pierre Lory présente ce qui, dans l’islam shi’ite, a
le plus retenu l’attention de Massignon: les figures emblématiques de Fâtima,
fille du Prophète et épouse du premier Imam, et de Salmân, le fidèle compagnon
persan. Michel Boivin revient sur Salmân et sa place chez les shi’ites
extrémistes ou ghulât. Massignon a été le premier à s’intéresser aux
sources directes pour l’étude des ghulât, ceci toujours dans le cadre de
sa recherche sur Hallâj.
Enfin dans la quatrième
et dernière partie, Nasrollah Pourjavady et Yann Richard évoquent l’écho
éveillé par Massignon chez les intellectuels iraniens dans le domaine des études
littéraires et islamologiques, ainsi que son impact spirituel. Nasrollah
Pourjavady explique comment Massignon a été perçu en Iran et présente les
raisons pour lesquelles son œuvre a été critiquée dans certains milieux
musulmans. Il déplore qu’il ne soit pas mieux connu et apprécié en Orient. Yann
Richard se penche sur l’influence de Massignon sur le penseur islamiste ’Ali
Shari'ati. L’exemple de Shari'ati, qui revendique paradoxalement l’honneur
d’avoir été disciple du grand orientaliste chrétien, aboutit à la découverte de
textes cachés sur Jésus et l'incarnation; il était également nécessaire
d’inclure Shari'ati dans ce recueil, du fait de la popularité qu’il s’était
acquise en Iran où son influence posthume devint immense... avec le titre de «Dr,»
souvent employé absolument face aux titres d’âyatollâh et de hojjatoleslâm...
Or ‘Ah Shari'ati rédigea sa thèse à l’institut d'études iraniennes de la
Sorbonne, sous la direction de Gilbert Lazard': même si
2 Voir A Rahnema, An
Islamic utopian..., London, Tauris, 1998, p. 117 sq. les
traces de son séjour de doctorant ne sont pas très convaincantes sur le plan
scientifique, il nous donne une justification supplémentaire pour étudier les
liens de Massignon à l’Iran.
Malgré les retouches
inévitables des textes pour la publication, nous avons maintenu les
spécificités propres de chacun avec sa transcription. En général, là où aucune
ambiguité n’est possible, nous avons simplifié l’utilisation de signes
diacritiques (dont le rôle, c’est bien connu, est surtout de gêner la lecture
des non spécialistes et de ralentir celle des spécialistes).
Souhaitons que ces
quelques textes contribuent à inspirer les jeunes chercheurs en leur rappelant
le rôle central des études iraniennes dans la découverte du monde musulman.
Eve Pierunek & Yann
Richard
Eléments biographiques
HISTOIRE DE
L’INSTITUT D’ÉTUDES IRANIENNES
Gilbert Lazard
L’Institut d’Etudes
iraniennes (IEI) fut fondé en 1947. À cette époque, il n’existait pas
d’enseignement du persan en dehors d’un cursus de l’Ecole des Langues
orientales (devenue depuis l’institut National des Langues et Civilisations
Orientales), consacré essentiellement à l'apprentissage de la langue sur une
durée de trois ans. Il y avait d’autre part, à la IVe section de
l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à la Sorbonne (histoire et philologie), un
séminaire de langues iraniennes anciennes (celui d’Emile Benveniste) et, à la Ve
section (sciences religieuses) un séminaire de religions iraniennes
préislamiques (celui de Jean de Menasce). LTEI avait le statut d’«institut
d’université», c’est-à-dire qu’il était rattaché directement à l’Université de
Paris et non à une de ses facultés. Il avait une vocation de relations
publiques plus que d’enseignement. Louis Massignon, qui venait de quitter
l’institut d’Etudes islamiques, devint le premier directeur de l’IEl.
En réalité, jusqu’en
1951, 1TEI ne fut qu’une coquille administrative: il n’avait aucune activité,
ne disposait d’aucun local ni d’aucun personnel. Un certificat d’études
iraniennes avait été également créé, qui pouvait entrer dans le cadre d’une
«licence libre» de la Faculté des Lettres, mais il n’existait que sur le papier,
puisqu’il n’y avait ni cours, ni élèves. La création de l’IEl et du certificat
signifiait cependant la présence, encore symbolique, de l’iranologie au sein du
système universitaire. Il restait à en faire un véritable centre d’études et de
recherche.
En 1951, quelques crédits
avaient pu être dégagés par l’Université de Paris et je fus chargé, à mon
retour d’Iran, de dispenser des conférences de préparation au certificat dans
le cadre de l’IEl. Cet enseignement s’est poursuivi pendant une quinzaine
d’années, jusqu’à la création d’une chaire à la Sorbonne: je donnais une
vingtaine de cours par an à un public constitué essentiellement d’anciens
élèves de l’Ecole des Langues orientales qui désiraient approfondir leurs
connaissances.
Conformément à la règle
régissant les «certificats de licence», le programme du certificat était
renouvelé tous les deux ans. L’enseignement consistait en lectures commentées
de textes de la littérature classique. Nous avons ainsi lu des morceaux du Shâh-nâme,
du Masnavi, du Qâbus-nâme, de l’histoire de Rashideddin, des
poèmes de Khâqâni, de Nezâmi, de ‘Attâr, des extraits du Tafsir de
Tabari, du Siyâsat-nâme, du Golestân, des œuvres de Nâser-e
Khosrow, de Rudaki, etc. Les candidats au certificat n’étaient qu’en petit
nombre, mais je crois qu’il y en a eu chaque année.
Nous n’avions toujours
pas de local et nos cours ont été aimablement hébergés en divers lieux, par
l’institut de Civilisation indienne, l’institut d’Etudes islamiques, puis le
centre de documentation de la Ve section de l’EPHE, dans un local
qui dépendait de la chaire du Père de Menasce et se trouvait logé dans une
annexe du Musée Guimet: c’était, dans cet ancien hôtel particulier, une
lingerie avec de grands placards que, faute de mieux, nous trouvions très
commodes pour loger les livres.
Nous avions en effet
commencé à constituer une bibliothèque d’ira- nologie. Nous étions partis de
rien: en 1951, mon maître Henri Massé, alors administrateur de l’Ecole des
Langues orientales m’avait présenté une dizaine de volumes (dont une édition du
Shâhnâme), qui constituait toute la bibliothèque de l’IEI. Le Père de
Menasce, Marijan Molé, André Maricq et moi-même devions nous occuper de tout
personnellement. Les achats à l’étranger présentaient quelque difficulté à
l’époque à cause de questions de change; nous payions les livres commandés hors
de France avec des bons UNESCO, ce qui était une procédure assez compliquée.
Nous faisions également nous-mêmes la mise en fiche, le catalogage,
l’étiquetage. Le Père de Menasce, fort ingénieusement, mit la main sur la
bibliothèque de James Darmesteter qui avait été laissée à l’institut Pasteur
par sa veuve, remariée à un pastorien. Il recueillit également le Fonds Violet
de précieuses plaques photographiques. Nous avons acquis aussi les bibliothèques
de Molé et de Maricq, tous deux décédés prématurément. L’Université de Téhéran
nous envoyait assez abondamment des exemplaires de ses publications. Notre
bibliothèque s’enrichit ainsi peu à peu, au prix d’un effort persévérant, bien
que son fonctionnement restât entièrement artisanal.
C’était moi qui, sous
l’autorité de Massignon, m’occupais des questions administratives,
c’est-à-dire, à peu près uniquement, de faire payer les achats de livres par
l’Université de Paris sur les crédits alloués à l’IEI.
A la mort de Massignon,
Emile Benveniste fut nommé directeur de l’institut, et j’en devins le
secrétaire. Les années 1960 virent la fondation de la Maison de l'Asie sise 22,
avenue du Président Wilson. Vers 196667, Benveniste obtint de cette institution
deux pièces pour FIEL La bibliothèque, qui comptait déjà quelques milliers de
livres, fut installée dans les sous-sols avec les bibliothèques des autres
instituts logés à la Maison de l’Asie. Cependant, cette situation excentrée
était peu pratique et les chercheurs n’étaient pas enclins à y venir
fréquemment. L’IEI avait un budget (modeste), mais il n’existait toujours pas
de licence de persan.
En 1966, la Sorbonne,
c’est-à-dire la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, créa une chaire
de professeur de langues et civilisation iraniennes, sur l’initiative, je
crois, de Charles Pellat et de Robert Brunschwick, professeurs d’arabe, qui
jugeaient nécessaire la présence à leurs côtés d’un iranisant capable
d’accueillir les étudiants iraniens venus à Paris préparer un doctorat, mais
souvent dépourvus de formation aux méthodes de recherche. J’avais succédé à
Massé à l’Ecole des Langues orientales en 1958 et je me trouvais être le seul à
remplir les conditions nécessaires pour présenter une candidature à ce poste.
Une fois en place, je pus étoffer les cours de langue et de littérature. Un peu
plus tard une licence fut créée. En combinant les cours de l’Université avec
les enseignements donnés ailleurs, aux Langues orientales, à l’EPHE (linguistique
et philologie iraniennes, religions de l’Iran ancien, histoire de l’Iran
islamique), etc., et en organisant un système d’options, il devenait possible
d’envisager la mise en place d’un cursus d’études iraniennes à peu près
complet, du premier cycle au doctorat.
En 1969, lors de la
partition de la Sorbonne, les enseignements de persan passèrent à la Sorbonne
nouvelle (Université Paris III). La section de persan faisait partie de l’Unité
d’enseignement et de recherche «Langues et civilisations d’Orient et d’Afrique
du Nord», qui englobait également les études arabes, hébraïques et indiennes.
Quelque temps plus tard, l’Université de Paris ayant disparu, les instituts
changèrent de statut administratif: l’institut d’études islamiques, l’institut
d’études turques et l’institut d’études iraniennes furent intégrés à la
Sorbonne Nouvelle, sans que leur vocation et leur activité fussent sensiblement
modifiées. Benveniste étant tombé gravement malade en 1969, j’eus désormais, en
fait, la charge de l’IEI; je fus finalement nommé directeur quelques années
plus tard, une fois la situation administrative stabilisée.
Pour l’IEI, le problème
du local se posait toujours: avenue Wilson, sa bibliothèque était casée et il
disposait de deux bureaux convenables, mais il recevait peu de visiteurs. Un
temps, le recteur Robert Mallet envisagea de l’installer à Asnières, où se
trouvait un local vacant. C’était la mort sans phrase: nous eûmes le bonheur
d’y échapper. Enfin, en 1977, je réussis à obtenir au 2e étage du
centre Censier la disposition de locaux évacués par l’Université de Paris I.
Nous reçûmes quelques crédits pour les meubler. L’Institut était enfin dans ses
murs: c’est alors qu’il commença à exister véritablement.
En 1971, à mon initiative
et sous l’égide conjointe du CNRS et de la Sorbonne nouvelle, fut créée
l’Équipe de recherche associée «Langues, littératures et culture iraniennes»,
qui regroupait les chercheurs de divers établissements (Paris III-Sorbonne
nouvelle, Langues orientales, EPHE, Bibliothèque nationale, etc.) ayant
essentiellement pour objet l’Iran antique et classique. L’IEI jouait enfin le
rôle de centre de rencontre et de coordination qui était le sien par
destination. C’était le lieu de travail des chercheurs, et sa bibliothèque
était leur principal instrument de documentation. Un peu plus tard, une autre
équipe, axée sur l’Iran contemporain et les sciences sociales, se constitua
autour de Jean-Pierre Digard, puis de Bernard Hourcade.
L’Institut, la section
d’enseignement de l’Université et les chercheurs du CNRS vivaient en étroite
symbiose. L’Institut publiait annuellement une affiche de coordination, qui
faisait apparaître les enseignement ira- nologiques donnés dans les divers
établissements. Les moyens obtenus du CNRS et de l’Université nous permirent de
sortir enfin de l’ère du bricolage et de fonctionner de manière à peu près
normale. Nous avions besoin, en particulier, de personnes compétentes pour
faire fonctionner la bibliothèque, qui s’était considérablement enrichie. Une
documentaliste du CNRS, Françoise Kotobi, affectée à l’équipe «Langues,
littératures et culture iraniennes», donna ses soins à la bibliothèque. Un
autre agent, Mehdi Ghavam-Nejad, fut embauché pour travailler au dictionnaire
persan-français. Des vacataires se succédèrent pour effectuer des tâches
ponctuelles. Un nouveau poste, financé par l’Université, nous permit, après
quelque temps d’une expérience malheureuse, de bénéficier des services d’Yves
Porter à la bibliothèque.
Ayant, en 1972, succédé à
Benveniste comme directeur d’études à l’EPHE, je souhaitai en 1981 renoncer aux
fonctions de professeur à la Sorbonne nouvelle, mais je gardai pour quelque
temps la charge de directeur de l’IEI. Charles-Henri de Fouchécour, nommé
professeur à l’Université, prit en charge la section d’enseignement d’études
iraniennes, puis, en 1987, la direction de l’IEI. Yann Richard lui a, à son
tour, succédé dans ces deux fonctions en 1993.
Ainsi, après une longue
période d’efforts modestes et persévérants, l’institut est enfin devenu le réel
centre des études iraniennes en France. Il publie deux séries de publications,
les Travaux (devenus Travaux et mémoires} de l’IEI et les Documents
et ouvrages de référence. Il héberge, grâce à la nouvelle Unité mixte de
recherche Monde iranien dirigée par Bernard Hourcade, une bonne partie des
chercheurs en irano- logie, ainsi que l’Association pour l’avancement des
études iraniennes, avec la revue Studia Iranica qu’elle publie, et la
rédaction A' Abstracta iranica. Sa bibliothèque accueille non seulement
les chercheurs, mais aussi les étudiants des divers établissements. Il reste à
espérer qu’à la faveur des remaniements envisagés des établissements
universitaires et assimilés, l’essentiel des enseignements et recherches en
iranologie pourra être regroupé administrativement et matériellement autour de
l’IEI, dans un cadre et un lieu appropriés. Cet espoir n’est peut-être pas
complètement utopique.
LOUIS MASSIGNON
ET LE PÈRE JEAN DE MENASCE
Philippe Gignoux
Je n’ai rencontré qu’une
ou deux fois Louis Massignon, en 1961 et 1962, je crois, dans son petit
appartement parisien de la rue Monsieur, et je ne me souviens plus de ce que
nous nous dîmes, tout intimidé que j’étais à l’époque devant ce géant hors
normes des études islamiques, à la foi chrétienne si originale.
Je ne me souviens même
plus très exactement du motif de ma visite: du moins, était-ce, si je ne me
trompe, pour demander l’aide de Massignon dans la recherche d’un manuscrit
syriaque au Proche-Orient, puisque je commençais alors à m’intéresser au
docteur nestorien Narsaï, et selon que me l’avait conseillé le Père de Menasce.
Celui-ci, je le voyais chaque semaine, pour suivre ses cours, presque sans
interruption de la fin de 1961 jusqu’à sa mort en 1973.
Je me souviens tout de
même de ce couloir sombre, encombré de livres, qui servait de bureau à
Massignon. Il était de ceux, me semble-t- il, qui travaillent dans un désordre
indescriptible, —• comme Georges Dumézil ou Jean Dauvillier, le fameux
spécialiste du droit oriental que j’avais été voir une fois à Toulouse —, et
chez qui l’afflux de livres oblige finalement à se soumettre à un tel
environnement, que cela plaise ou non.
Ainsi les relations entre
Massignon et le Père de Menasce, que je voudrais évoquer seulement ici dans le
cadre de l’institut d’études iraniennes, dont le savant islamisant fut le
premier directeur de 1947 à 1962, me sont-elles connues essentiellement grâce à
la correspondance que le Père échangea avec Louis Massignon, et qui,
heureusement conservée, m’a été communiquée obligeamment par Jacques Kéryell,
ce dont je le remercie vivement. Elle comprend seulement dix-sept lettres,
écrites de 1935 à 1960, la plupart étant de cette dernière année. Les premières
étant manuscrites sont difficiles à lire, dans cette écriture minuscule qui
était celle de Massignon, soit quatre lettres, toutes les autres étant tapées à
la machine, sauf la dernière qui fut écrite de Moscou où Massignon se trouvait
alors pour participer au XXVe Congrès international des orientalistes,
mais où il fut contraint, par suite de l’aggravation de sa névrite, de se faire
hospitaliser à la clinique de l’Académie des Sciences.
On doit se demander
pourquoi cette correspondance n’est prolixe que dans les dernières années de la
vie de Massignon. Cela s’explique à mon avis par le fait que le Père, ayant
subi une première attaque en 1959, se trouva hospitalisé durant une très longue
période à Lucerne: avant cela, ils purent se rencontrer sans doute aisément, en
tout cas sans le truchement de l’écrit, mais dans l’épreuve, ils sentirent
certainement la nécessité de s’épauler et donc de s’écrire. Mais l’on ne peut
pas non plus exclure l’idée que Jean de Menasce aurait détruit la partie plus
ancienne de cette correspondance.
Dans son ultime lettre au
Père, Massignon manifeste l’intérêt qu’il a toujours eu pour les études
iraniennes quand il énumère les iranisants présents au Congrès de Moscou: VI.
Minorsky, Ruth Nanda Anshan (dont j’ignore tout à fait qui elle fut), R.
Ghirshman, ‘Ali Sami, Danda- maev, Ardashir Bode, Reza Arasteh, etc. Il note
également que Said Naficy et quelques Afghans n’y ont pas parlé.
Dès 1945, les
universitaires iraniens ne s’étaient pas trompés en faisant de Louis Massignon
un Doctor Honoris Causa de l’Université de Téhéran, en raison du vif
intérêt qu’il avait suscité par sa redécouverte de la mystique musulmane. En
1946, dans une lettre datée du 2 mai, il rappelle la première tentative de
création en 1939 d’un «Centre d’études iraniennes» à l’Université de Paris, et
il annonce qu’il relance ce projet avec Honorat, Benveniste, Pelliot, Massé,
Contenau et Grousset. Dans cette même lettre, il évoque la «Messe pour l’Iran»
qui se célébrait chaque dernier vendredi du mois chez les Dominicaines (du 14e
arrondissement de Paris), et il ajoute qu’il recommande la vocation d’iranisant
du Père de Menasce à leurs prières: celui-ci en effet avait tout juste publié,
en 1945 à Fribourg, un premier grand travail de traduction et commentaire d’un
texte pehlevi important, le Shkand Gumânîk Vicâr.
Il est amusant de relever
que Massignon signale encore dans cette même lettre qu’il n’a pas réussi à
convaincre Emile Benveniste de se rendre à Caboul et au Badakhshan. Ce dernier,
certes, ne négligea pas de se rendre en Iran ou dans les congrès
internationaux, mais il ne fut sans doute pas un aussi grand voyageur que
Massignon, parcourant le désert à cheval, se rendant chaque année en Egypte, et
pérégrinant de la Syrie au Japon, de Bagdad à Moscou !
En 1960, Massignon annonce
au Père de Menasce qu’il sera possible d'obtenir pour l’institut d’études
iraniennes une subvention exceptionnelle, parce que c’est l’année du 2500e
anniversaire de Cyrus le Grand, qui ne fut fêtée, comme l’on sait, que beaucoup
plus tard, en 1971 à Persépolis. Y eut-il jamais cette manne espérée, et si oui
à quoi a-t-elle servi? Je crois que cet espoir a dû être déçu.
Louis Massignon annonce
également que grâce à Mme Helleu, alors secrétaire de l’Association
France-Iran, le gouvernement iranien va donner 3 millions (de riais??) par an
au département d’iranologie de Téhéran, qui va remplacer la Société des études
iraniennes de Paris, une société savante qui à ma connaissance ne fut pas très
active, mais qui publia quelques travaux en forme d’articles brochés, comme Les
Mages dans l’Ancien Iran d’Émile Benveniste (n°15, 1938), le successeur de
Massignon à la tête de l’institut d’études iraniennes. Massignon écrit que cet
argent, «Benveniste et Massé pensent s’en servir pour faire éditer certains
travaux d’Aubin; pourquoi pas aussi Molé?».
Or Jean Aubin avait déjà
publié en 1956 dans la Bibliothèque iranienne (tome 7) ses Matériaux pour
la biographie de Shah Ni’matullah Wali Kermani et il ne publiera pas
d’autre ouvrage dans cette collection. L’argent a pu servir à financer la
publication de Marijan Molé, Le livre de l’Homme parfait d’A. Nasafi (t.
11, Téhéran-Paris, 1962).
Dans une lettre du 31
mars 1960, Massignon écrit qu’il doit rédiger pour les Annales de l’Université
un rapport sur l’institut d’études iraniennes qui soit assez substantiel pour
pouvoir profiter du 2500e anniversaire de Cyrus et tendre la sébille
: on voit son souci constant de chercher à procurer des ressources à cet
Institut, ce qui ne fut pas le cas par la suite, délaissé qu’il fut sur ce plan
par les institutions universitaires elles-mêmes. Massignon annonce donc à Jean
de Menasce que Gilbert Lazard lui a déjà remis un dossier sur ses conférences,
mais qu’il voudrait avoir des précisions sur la bibliothèque de l’institut,
puisque, dit-il, «vous êtes le Père de cette bibliothèque». Ces derniers mots
reproduisent bien la réalité, à savoir que de Menasce fut l’un des principaux
artisans du développement de la bibliothèque en question, et notamment pour le
domaine iranien ancien et celui des études maz- déennes, pour lesquels il
réussit à obtenir des livres publiés à Bombay, aujourd’hui tout à fait
introuvables, et il suscita plusieurs dons: c’est lui qui fit entrer les livres
d’iranistes aussi fameux que Jackson, Gray, Meillet, Menant, Molé et Maricq.
Massignon lui-même proposa de léguer à l’IEI le fonds de manuscrits et
d’imprimés qu’il avait constitué sur al-Hallâj. Je ne crois pas que ce legs ait
été réalisé.
En 1954, c’est Louis
Massignon qui représenta notre pays aux cérémonies du millénaire d’Ibn Sina
(Avicenne), organisées à Téhéran et Hamadan. En 1960, il refusa d’être élu à
l’institut de France, faisant nommer à sa place Henri Laoust, tout en estimant
qu’il ne saura guère défendre ses œuvres, c’est-à-dire la Revue des Études
Islamiques et l'Annuaire du Monde Musulman, qu’il léguera
d’ailleurs à Vincent Monteil. Si les itinéraires scientifiques et spirituels de
ces deux savants m’apparaissent comme très différents, leur même attachement
indéniable à l’Iran et à sa culture, leur intérêt, consécutif sans doute à leur
conversion au christianisme, pour la mystique juive et musulmane, et leur
engagement au service de la vérité scientifique mais aussi du prochain, manifestent
sans aucun doute leur force de caractère, et partant, l’amitié qui devait les
unir dans leur recherche de l’Absolu. Je voudrais, sur ce plan, révéler
l’opinion qu’avait Jean de Menasce des savants en général, et des iranistes en
particulier, dans une des dernières lettres qu’il m’adressa personnellement :
«Il faut garder toute sa
tête et son cœur devant les «populations» de savants: ils apparaissent presque
inévitablement comme insupportables et passablement ridicules dans leur
prétention, leur égocentrisme et leur étroitesse scientifique. C’est comme ça
dans toutes les disciplines et dans tous les pays: ils n’ont aucun recul et
aucun de cet humour qui fait que l'on apprend à mesurer aux défauts des autres
les siens propres... et que la modestie est le B A BA de la déontologie. Un mot
terrible d’un de nos amis décrit le climat, quand il disait de l’un de nous:
«Il est trop gentil pour être un véritable iraniste.»
Si ce jugement de Jean de
Menasce, qu’on ne saurait appliquer à Massignon, vous paraît sévère, il y a
pourtant là, je crois, une leçon de lucidité et de vérité dont nous pouvons
tous profiter. Car la lucidité et un jugement très sûr faisaient partie des
qualités hautement humaines du Père de Menasce, tel que je l’ai connu et
estimé.
VOYAGES ET
MISSIONS DE LOUIS MASSIGNON EN IRAN
Pierre Rocalve
C’est principalement à
partir des rapports qu’il faisait au Ministère des Affaires Etrangères
(Archives du Ministère des Affaires Etrangères) que nous avons suivi les
séjours de Louis Massignon en Iran.
Louis Massignon n’est pas
allé en Iran avant l’âge de 47 ans, c’est- à-dire en 1930, si l’on excepte ce
qu’il a vu en 1907 des ports du Golfe persique (Bandar Abbas, le 2 décembre,
Bushir où il rencontre le consul de France, Fao, et Mohammara-Khorramshahr le 7
décembre), lorsqu’il se rendait à Bagdad, sur le Lorestan, pour sa
mission archéologique en Mésopotamie. Dans un rapport de 1945, il ajoutera
Ahwaz à ces lieux indiqués sur son «carnet de bord»: «Passant par Khorram-
shahr et Ahwaz (que je n’avais pas vus depuis 1907, avant l’essor pétrolier)».
En 1930, du 20 novembre
au 14 décembre, après de nombreuses missions en Egypte, en Syrie, au Liban et
en Palestine, il est pour la première fois envoyé en Iran par le Ministère des
Affaires Etrangères. Il y fait, d’abord, un pèlerinage personnel hallagien.
Venant d’U.R.S.S. où il a assisté à un congrès orientaliste à Bakou, il entre
en Iran par Rasht sur la Caspienne. Il visite le Khorassan qui avait été un
grand lieu de prédication de Hallaj et où se conservait dans les
bibliothèques-couvents toute une documentation hallagienne. Il va à Nishapur
sur la tombe d’Ibn Bakuyé. Connu comme mystique sous le nom de Baba Kuhi, Ibn
Bakuyé, qui avait hérité de la bibliothèque de Sulami, est, au Ve
siècle de l’hégire, l’auteur de la première biographie de Hallaj à caractère
historique et non plus anecdotique.
Il visite plus
longuement, cette fois, le Fars et notamment Bayza, la bourgade natale de
Hallaj (le 28 novembre), et Shiraz. C’est à Shiraz que se trouve, en dehors de
Bagdad, la principale ligne de transmission hallagienne, par un disciple de
Hallâj, Ibn Khafif, qui l’avait visité dans sa dernière prison et qui retourna
à Shiraz d’où il était originaire. Les couvents mystiques s’y transmettaient
les isnads, hallagiens. C’est ainsi que Ruzbehan Baqli, le plus grand
commentateur musulman de Hallâj, a puisé sa documentation dans les couvents de
Shiraz dans lesquels il avait été initié.
En décembre, Louis
Massignon est à Téhéran, où il est reçu par le Ministre de France, Gaston
Maugras, qu’il avait connu pendant la guerre de 1914-18 et retrouvé à Beyrouth.
Il y fait quatre conférences, deux à la Légation, le 6 décembre sur L’alphabet
latin et le 9 décembre sur Les ismaëliens et la propagande scientifique.
Le même jour, il fait un exposé au Ministère de l’instruction publique sur L’originalité
iranienne à propos de l’amour mystique, et le 12 novembre au club Irân-e
javân, il parle à nouveau de La latinisation de l’alphabet. Il avait
abordé ce dernier sujet en 1928 à Paris et à Beyrouth. À l’époque, l’exemple
turc l’avait impressionné et il se déclarait favorable à la latinisation de
l’alphabet arabe. On conçoit qu’il ait traité le sujet en Iran. On sait
qu’ensuite, mais bien plus tard, il a pris fortement position pour le maintien
de l’alphabet arabe, position qu’il défendra en 1953 à l’Académie de langue
arabe au Caire. Dans son rapport au Ministère des Affaires étrangères, il déclarait:
«Une élite (iranienne) y travaille (à la latinisation) et plusieurs ministres y
étant ralliés, il se peut qu’une réforme brusquée intervienne dans deux ans».
Il faisait état, toutefois, des objections des érudits persans, craignant pour
les chefs-d’œuvre de la littérature.
D’Iran il passe en Irak
par Kermanshah. On sait qu’il s'est aussi intéressé aux Kurdes: on peut
consulter, à la bibliothèque de l’institut d’Etudes iraniennes, un petit
dossier manuscrit de Louis Massignon sur le travail d’un de ses élèves à ce
sujet. En 1943, il préfacera l’ouvrage de Basile Nikitine, Les Kurdes.
En 1934, il avait
accepté, à la demande des autorités françaises, de se rendre, après un séjour
qu’il devait faire à Bagdad début mai, à l’inauguration de l’Académie
iranienne à Téhéran mais celle-ci étant retardée, ses autres engagements ne lui
permirent pas finalement d’y aller.
En 1939 (en avril, selon
les Mémoires du général Weygand), il est désigné pour accompagner ce
général qui représente la France au premier mariage du futur Shah
Mohammad-Reza Pahlavi, alors prince héritier, avec Faouzia, la sœur du roi
Faroùk. Ils sont accueillis par le Ministre de France, Bodard. Le général
Weygand évoque ces cérémonies dans ses mémoires, ainsi que Solange Lemaître
dans un article du Cahier de I’Herne consacré à Massignon.
En mai 1940, il est élu à
l’Académie iranienne, mais en raison de la guerre, il ne peut y être reçu qu’en
1945; il a alors 62 ans. Il fait son discours de réception le 15 mai, en
présence du ministre de la Cour, M. Sami’i, qui prononce une allocution, et du
Président Herriot. Il y traite du Rôle du génie iranien dans la présentation
de l’idée et dans la formation du vocabulaire technique de la civilisation
arabe. J’en rappelle les célèbres conclusions: «Le génie iranien, durant
toute la période musulmane, loin de déformer les possibilités d’expression du
vocabulaire arabe, a fait s’épanouir le sens définitif de ses termes
techniques de civilisation pour lui permettre d’avoir un rôle international».
Et Massi- gnon de montrer que l’Iran a joué pour l’islam le même rôle que la
Grèce pour le christianisme: permettre, grâce à une technique culturelle de
valeur internationale, un apostolat en dehors de sa sphère régionale. «L’Iran,
écrit-il, a su apprendre aux missionnaires musulmans la technique catéchétique
du langage comme la Grèce a su l’apprendre aux missionnaires chrétiens.»...«Le
persan, en effet, a forcé la pensée arabe, il l’a explicitée, car, langue
aryenne et périphrastique, le persan n’admet pas l’ambivalence dans laquelle se
complaît l’arabe sémitique.» Ainsi la pensée iranienne a-t-elle pu «parfaire le
travail de traduction de la philosophie grecque commencé en syriaque, et
construire le vocabulaire technique arabe, philosophique et théologique, celui
qui commence avec les deux frères Ghazali et Sohrawardi Maqtul».
Ce discours est sorti
d’un cours qu’il avait dispensé au Collège de France en 1943-44 sur Le rôle
de l’Iran dans l’expansion de l’islam. Les thèmes qu’il traite dans ses
conférences sont souvent, en effet, repris des cours qu’il donne simultanément
au Collège de France ou à l’Ecole pratique des hautes études.
Le 9 mai, il est
également reçu à l’Université de Téhéran comme professeur honoris causa.
La séance a lieu sous la présidence du vice- recteur Rahnema, en l’absence du
recteur, le Dr Siassi, en voyage à l’étranger. Il consacre son discours de
réception aux Débuts de la politique arabe de l’Iran au Yémen et
l’importance de la mubâhala du Prophète (on sait que chez les
shî’ites l’épisode de la mubâhala est considéré comme «l’intronisation
spirituelle» par Muhammad de sa famille).
Ses conférences sont
données en français, mais aussi en persan. Il prononce lui-même en persan le
résumé (pour lequel il avait été aidé par un interprète) de son discours de
réception à l’Académie. Il s’était, en effet, sérieusement remis au persan, par
intérêt intellectuel, bien sûr, mais aussi parce que les intrigues de ses
collègues venaient de lui faire perdre la direction de l’institut d’études
islamiques qu’il avait fondé en 1929 avec W. Marçais et Gaudefroy Demombynes.
Il décide alors, par défi, lui l’arabisant, de se faire une nouvelle notoriété,
cette fois en ira- nologie. Celle-ci sera rapide, puisqu’il est porté dès 1947
à la présidence de l’institut d’études iraniennes qu'il gardera jusqu’à sa mort
(il a rendu compte des activités de l’institut dans les Annales de l’Université
de Paris, 30e année, n°3, juillet-sept. 1960, soulignant la
précarité de ses moyens et sa piètre installation dans une annexe du musée
Guimet).
A Téhéran, où il a été
accueilli par le Ministre de France, M. Lafond, il avait été reçu en audience
par le Shah. Il note: «Je l’ai retrouvé fort mûri par l’épreuve».
Ce séjour à Téhéran en
1945 se situait dans le cadre d’une vaste mission au Proche et au Moyen-Orient
du 10 janvier au 9 août, mission dont il avait été chargé par le Ministère des
Affaires étrangères pour renouer les relations culturelles après la guerre.
Cette mission le mène successivement en Egypte, en Palestine, au Liban, en
Syrie, en Irak, en Iran, en Afghanistan, en Inde et en Turquie. En Iran, où il
dit être venu étudier où en était la culture iranienne depuis 1940, sa mission,
telle qu’il avait dû la définir lui-même, était officiellement d’examiner «la
persistance d’un vocabulaire de civilisation arabe et sa connexion avec la
solidarité islamique des nouvelles nations se formant au Moyen-Orient». Il
constate, dans le rapport qu’il en fait le 25 novembre, qu’en Iran, «la réforme
archaïsante du lexique est en panne», mais il relève un intérêt pour les
classiques (éditions critiques de Rumi et Hafez, parues récemment, et
opuscules de Ghazali et Sohrawardi Halebi). Il mentionne à cet égard le rôle de
la revue Yadgar, dirigée par ‘Abbas Eghbal (et où écrit également
Mohammad Qazvini).
«L’Académie, note-t-il,
n’ose plus éditer de nouveaux mots, mais des journalistes sans mandat
continuent à le faire sous l’influence, précise-t- il, d’un sourd mouvement
raciste progermain.» Il donne comme exemple «Tudeh». Il ajoute que
«l’exhumation des collections de manuscrits anciens (dont beaucoup de
manuscrits arabes) se poursuit. On achève le catalogue sur fiches de la
collection de Malek al-Tujjar (25 000 vol.). Il a travaillé lui-même aux
collections de la madrasa Sepahsalar à Téhéran et de l’imam Reza à Mechhed.
Son séjour en Iran se
déroule du 30 avril au 25 mai. Il visite à nouveau le Khuzistan (Khorramshahr,
Ahwaz). Il y a observé — car ses observations dépassent toujours le cadre
purement culturel —. «une forte concentration militaire américaine à la tête de
ligne de ce fameux transiranien dont les trains ont sauvé Stalingrad». Et,
prémonitoire: «Comme pour le camp américain d’aviation d’Agra, il n’en restera
qu’une priorité pour aérodrome d’après guerre, en connexion avec cette invasion
yankee dont j’ai vu à Bahrein (le 29 juin), terre iranienne irré- dente, une
autre base». Il visite aussi à nouveau le Khorassan, Mechhed (deux fois, les 6
et 23-24 mai), et les fouilles archéologiques de Nisha- pur. Là, il s’intéresse
à la préparation d’une faculté de médecine par le Pr Oberlin et le Dr Sami Rad
et relève que «l’intensification des secours médicaux est de première urgence
dans les campagnes en ce pays dépeuplé et fatigué par cinq ans d’occupation
étrangère».
Sur le plan religieux, il
constate une «petite réaction en faveur du voile féminin», la construction d’un
grand hall par les Bahâ’is «qui restent suspects», de la «tolérance envers les
convertis chrétiens», qui «provient surtout du scepticisme désabusé de la masse
shi’ite», car «ce n’est qu’à l'imam Reza à Mechhed que j’ai vu prier avec
véhémence».
Dans la lettre d’envoi de
son rapport à M. Lescuyer, Ministre de France au Caire, il précise qu’il a pu
le «commenter de vive voix au chef de notre gouvernement», et donc au général
de Gaulle. En 1954, et ce sera son dernier voyage en Iran —- il a 71 ans —, il
prend part à plusieurs manifestations pour le millénaire d’Avicenne, d’abord
en Iran même où il participe en avril aux cérémonies organisées à Téhéran et
Hamadan. Il est à nouveau reçu en audience par le Shah qui, d’après des
indications données par M. Daniel Massignon, assiste à des conférences qu’il
fait sur la mystique, et se déclare disposé à lui accorder la faveur qu’il
demanderait. Il sollicite l’autorisation de visiter un prisonnier politique
(le Dr Sadighi, ancien secrétaire général de l’Université de Téhéran,
francophone), ce que le Shah lui accorde. Comme Massignon lui demande ensuite,
comme il l’a fait dans bien des cas, la libération du prisonnier, le Shah lui
répond que c’est impossible. Finalement le prisonnier sera libéré et le Shah
le lui fera savoir.
Il ne retournera pas en
Iran et, en décembre 1962, un hommage lui sera rendu à la Faculté de Téhéran
par H. Corbin, M. Siassi, le Pr Nafisi et le Dr Mo’in.
L’Iran n’a pas tenu, dans
la vie de Louis Massignon, une place aussi importante que le monde arabe. Il
était avant tout arabisant. Mais il a eu avec l’Iran des relations marquées
d’un certain caractère formel, dépassionnées. Il y est toujours venu en
«maître», reçu à titre très officiel. S’il a abordé l’Iran sous l’angle
hallagien par ses travaux sur Hallaj et la mystique musulmane, il verra par la
suite dans l’Iran la zone du monde musulman qui a su «délivrer l’Islam, comme
l’a dit Henry Corbin, de toute attache raciale, ethnique ou nationale». Dans
les dernières années de sa vie, sa spiritualité, comme on l’a vu par ailleurs
dans ce colloque, s’était rapprochée du shî’isme et notamment des deux grands
sujets de la vénération shî’ite que sont Salman Pak et Fatima.
Pour conclure, je citerai
encore Louis Massignon sur l’Iran, un Mas- signon dont toute l’œuvre est
marquée par la compénétration de ses travaux sur les civilisations arabe et
iranienne:
«C’est, écrit-t-il en
1960 en tant que Président de l’institut d’études iraniennes, par la
diffraction de thèmes et de motifs culturels iraniens (c’est lui qui
souligne) que l’ensemble du monde musulman a élaboré une esthétique commune
aux diverses nations islamiques et même une philosophie «orientale» (terme
repris à Sohrawardi) distincte de la philosophie gréco- arabe classique.»
Il y a dans ces quelques
lignes, je pense, comme le résumé, en fin de parcours, de ses expériences
iraniennes.
MASSIGNON ET LES
IRANIENS, RENCONTRES
Ehsan Naraghi
On m’a demandé de parler
de Louis Massignon et de ses relations avec les Iraniens, et je voudrais
évoquer ici mes rencontres avec lui.
L’influence de Massignon
sur moi et dans mes recherches a été considérable bien qu’il n’ait été ni mon
professeur à l’université, ni mon directeur de thèse. Quand je suis arrivé à Paris
en 1954, il s’agissait de mon deuxième voyage en Europe. Auparavant, j’avais
séjourné à Genève où j’étudiais la sociologie avec Jean Piaget. Lorsque je suis
revenu en Iran, je suis arrivé juste au moment du gouvernement de Mosaddeq
(1951-1953) et le docteur Gholam-Hossein Sadighi était alors ministre de
l’intérieur1. Comme il était professeur de sociologie et que j’étais
le premier de la jeune génération à avoir fait des études de sociologie après
la guerre, nous étions très proches. Il souhaitait développer les recherches
sociologiques en Iran car, jusqu’alors, la sociologie était restée un domaine
plutôt conceptuel et historique. Je le voyais donc tous les vendredis matin,
car les autres jours, il se consacrait à ses devoirs de ministre de l’intérieur
et c’était une tâche très lourde à l’époque de Mosaddeq. Nous continuions à
réfléchir et à étudier les thèmes que l’on aurait pu aborder peu à peu et
développer. Nous cherchions également à élargir notre cercle à d’autres
chercheurs. Ces contacts furent interrompus par le coup d’État d’août 1953 et
Sadighi fut emprisonné. Pendant quelques mois, nous craignîmes beaucoup pour sa
vie, parce qu’il était ministre de l’intérieur d’un gouvernement que l’appareil
judiciaire considérait comme rebelle et contraire à la sécurité nationale.
Or, à ce moment-là (1954)
se tenait un congrès consacré à Avicenne, auquel Louis Massignon participait.
Massignon et Sadighi m’ont tous deux raconté ce qui s’était alors passé à
Téhéran. Massignon, qui savait que Sadighi travaillait sur différents
manuscrits d’Avicenne, a demandé à Ali-Asghar Hekmat, le président de ce
congrès: «Alors, où est notre cher collègue Sadighi?» En 1938, il avait dirigé
sa thèse soutenue à la Sorbonne sur les mouvements religieux dans les trois
premiers siècles de [2] l’Hégire. Il
m’a dit qu’il avait été prudent les premiers jours et qu’on avait fini par lui
avouer que Sadighi était détenu à Lashkar-e zerehi. C’était la garnison
de blindés où l’on détenait les prisonniers politiques; Mosaddeq, Shâyegân et
d’autres s’y trouvaient également. Hekmat a promis à Massignon de lui ménager
une entrevue et de demander l’autorisation du Shah. Comme Massignon
connaissait la valeur de telles promesses et les problèmes relatifs à ce genre
de prisonnier, il a attendu le jour où ils étaient reçus par le Shah, et
lorsqu’il lui a été présenté, il s’est avancé de trois pas et lui a dit: «Je
vous demande l’autorisation exceptionnelle de voir mon collègue Sadighi.» Le
Shah a donné des instructions, et le lendemain vers 11 heures, le Suisse
Ernest Perron qui était un proche du Shah depuis leur séjour à l’école du
Rosey, a accompagné Massignon à Lashkar-e zerehi.
Ceux qui connaissaient le
Dr Sadighi se rappellent combien il était attaché au protocole. Voici comment
il m’a raconté la visite:
«Tout à coup, à 11 heures
du matin, le commandant de la police militaire est venu frapper à ma porte et
m’a dit que j’allais avoir la visite d’un professeur français. J’ai demandé:
«Qui est ce professeur français?» Il m’a répondu: «Je ne sais pas». J’ai
rétorqué: «Je ne peux pas recevoir quelqu’un que je ne connais pas. Alors,
allez vous informer du nom de ce professeur! » Quelques minutes après, il est
revenu et a dit: «C’est Louis Massignon». J’ai dit: «Oui, mais pas ici, il n’y
a pas de chaise pour le recevoir, je n’ai qu’un petit lit, et puisque c’est un
professeur qui s’intéresse à l'Iran, il faut qu’il soit bien reçu, même si je
suis un prisonnier.» On m’a emmené dans le bureau du commandant de la division
blindée, et lorsque nous nous sommes vus, nous avons éprouvé beaucoup
d’émotion, nous nous sommes embrassés les larmes aux yeux, et avons discuté
pendant une heure de problèmes de travail à l’institut de recherches.
En effet, Sadighi — tout
comme Hekmat et Siassi (qui était recteur de l’université) — avait obtenu du
Shah l’autorisation de recevoir ses fichiers dans sa cellule parce qu’il devait
publier trois ou quatre manuscrits des Elâhiyyât d’Avicenne, et donc il
lui était possible de continuer à travailler. A la fin, ils se sont de nouveau
embrassés et Massignon est parti en disant: «Je suis sûr que cela ne va pas
durer longtemps».
J’ai rencontré Massignon
à Paris. En revenant de Genève, j’avais un sujet de thèse sur les moments
spirituels de l’Iran au XIXe siècle, mais vu la situation, j’ai
préféré en changer et faire une étude sur les méthodes de recherche et les
problèmes de données statistiques, bien qu’évidemment j’aie toujours à cœur ce
problème historique. Je suis venu à Paris grâce à une bourse française, je dois
dire que ce n’était pas facile à l’époque. Je me rappelle que je me suis
présenté chez M. Camborde, qui était alors conseiller culturel français à
Téhéran, et je lui ai dit que je voulais aller en France pour faire un stage
sur les sciences sociales et créer un institut avec l’aide d’autres personnes.
J’ai obtenu une bourse et je suis allé au Centre National de la Recherche
Scientifique, au Centre sociologique et surtout chez feu Alfred Sauvy, de
l’institut de Démographie.
Lorsque j’ai appelé
Massignon pour la première fois, il m’a dit: «Venez dimanche matin». J’ai
demandé: «A quelle heure?» Il m’a répondu: «Je ne suis pas comme ces Français
qui se lèvent à 10 heures du matin, venez à 7 heures du matin, quand vous
voulez». Il était très matinal et se levait à 5 ou 6 heures. Je suis arrivé à 8
heures du matin chez lui, et notre premier entretien a été très chaleureux et
extrêmement enrichissant pour moi sur tous les plans. A la fin, il m’a dit:
«Ecoutez, dimanche, je suis là pour les amis, venez quand vous voudrez». Alors,
j’y suis retourné tous les deux ou trois dimanches pour ne pas abuser de son
temps et j’ai tiré un très grand profit de ces entrevues. Je ne pense pas que
l’on puisse définir Massignon. Il était à la fois un orientaliste, un humaniste
au sens classique du terme, un historien et un politicien militant. Concernant
sa visite à Sadighi, il m’a expliqué qu’il mettait un point d’honneur à visiter
les prisonniers dans tous les pays où il se rendait car, disait-il, c’était un
moyen de pression. Il avait raison en ce sens que cela crée un certain malaise
auprès des classes dirigeantes.
Nous avons parlé
essentiellement de deux choses qui ont peu à peu fait germer des idées en moi
et ont inspiré mes recherches beaucoup plus tard. J’ai publié il y trente ans,
à ma sortie de prison, une traduction d’un livre sur la «chevalerie
spirituelle» (fotovvat) où Corbin avait fourni une analyse substantielle
et très poussée du javânmardi1. La fotovvat était l’un
des thèmes favoris de Massignon qui estimait qu’à côté du mysticisme au sens
philosophique, il y avait la spiritualité vécue des masses urbaines. Il me
posait des questions sur l’Iran et me parlait de Va fotovvat qu’il avait étudiée en Syrie et en Irak.
Comme il y avait alors en Iran une forte tendance à l’occidentalisation, on
évitait d’en parler. Ce n’est qu’avec la révolution et devant tous les
radicalismes que la fotovvat avec ses valeurs a pris un sens nouveau.
J’ai senti que c’était le moment d’en parler, que cela pouvait faire réfléchir
les gens, alors j’ai traduit et commenté ce livre trente ans après ma
conversation avec Massignon. [3]
Un jour que nous étions
ensemble, je lui parlais des centres d‘études théologiques chi’ites en Iran (howze)
et du fonctionnement des madra- sas, car mon père était un ancien talabe
et m’avait raconté comment fonctionnait le système des études religieuses. Je
lui ai dit que, par contre, l’enseignement moderne européen était si éloigné de
la vie culturelle du pays qu’il était un facteur de déracinement. Il m’a
répondu: «Ah! voilà un sujet dont vous pourriez traiter, faites-moi un article
là dessus». J’ai écrit un article intitulé «Elite ancienne, élite nouvelle en
Iran», qui a été publié dans la Revue des études islamiques[4], où j’ai parlé de
l’élite nouvelle, c’est-à-dire de tous ceux qui avaient été formés en Europe à
l’époque de Rezâ Shâh, et je disais donc qu’ils étaient déracinés, coupés du
milieu culturel. Evidemment à cette époque où la sociologie empirique
américaine était à son apogée, pour beaucoup de sociologues, tout ceci
paraissait désuet, sans intérêt, démodé, et il a fallu attendre trente ans pour
que l’on comprenne, après la révolution islamique, que cette réalité continuait
à exister de manière sous-jacente. Il y a deux ans, j’ai publié un autre livre
sur les changements sociaux en Iran à la Maison des sciences de l’homme[5]. Ce livre est
lui aussi venu au jour sous l’influence de Massignon.
J’ai appris l’autre jour
que le persan avait été supprimé de la liste des langues que l’on peut
présenter au baccalauréat français[6]. Si Massignon
avait encore été là, il aurait écrit le soir même au ministre de l’Education et
aurait menacé de faire la grève de la faim pour que la possibilité de présenter
le persan soit rétablie. C’est ainsi qu'il agissait, avec beaucoup de
véhémence. Par exemple, Henry Corbin, avec toute l'admiration qu’on peut avoir
pour lui, n’aurait jamais écrit de lettre, tandis que Massignon aurait crié et
menacé de jeûner. Cette colère, que l’on pourrait qualifier de sainte, lui
permettait d’ouvrir les portes des prisons et de faire bouger les choses. Il
avait une personnalité fascinante et je le considère comme un homme hors du
commun sur tous les plans. Sur le plan religieux, je pense qu’il avait atteint
des Sommets et c’est pourquoi il se sentait à l'aise à la fois dans l’islam et
dans le christianisme et n'était vraiment étranger ni à l’un ni à l’autre. Sur
le plan culturel et social, cet homme nous manque beaucoup en ce monde où le
fossé entre l'Occident
et l’Orient ne cesse de
se creuser et où l’on fait la guerre des tranchées avec très peu de chose. Nous
avons besoin d’hommes ouverts au monde. Massignon me disait que, contrairement
à ce que la plupart des gens pensent, l’islam n’est pas seulement une culture
et une civilisation digne d’être étudiée, mais il est aussi un élément
indispensable à notre vie intellectuelle, à notre équilibre même. Il ajoutait
que, sans connaître l’islam, l’Europe était perdue. Aujourd’hui, un certain
européanisme fait que l’on supprime le persan où il y a cent candidats, alors
que l’on maintient le norvégien et le finnois avec cinq candidats ! Or, le
persan, le turc et le vietnamien sont des langues qui nous ouvrent à d’autres
civilisations. J’espère que la nouvelle génération aura l’ouverture d’esprit
d’un Massignon et comprendra la nécessité de reconsidérer les choses à une
échelle mondiale et universelle.
Approches orientalistes
LE SOUFISME ENTRE
LOUIS MASSIGNON ET HENRY CORBIN
Christian Jambet
Parler des relations qui
unirent Louis Massignon et Henry Corbin, comme de leurs recherches respectives
consacrées au soufisme, plus particulièrement au soufisme iranien, c’est rappeler
d’abord un lien de filiation et de transmission.
«Il faut dire, écrit H.
Corbin, que le philosophe, devenu étudiant d’arabe égaré chez les linguistes,
pensa périr d’inanition en n’ayant pour toute nourriture que grammaires et
dictionnaires. Plus d’une fois, au souvenir des nourritures substantielles que
dispensait la philosophie, il se demanda: que fais-je ici? où me suis-je égaré?
Il y avait cependant un refuge. Ce refuge s’appelait Louis Massignon1...»
Ce fut plus qu’un refuge
contre l’ennui philologique, qu’il fallait accepter au titre de la rigueur,
qu’il convenait de surmonter en ne cédant jamais sur le primat de la
philosophie, du désir de philosophie. Assez étrangement, Louis Massignon
devint, en études orientales, ce qu’Etienne Gilson devait être en philosophie
chrétienne, et ce que Heidegger serait pour la métaphysique et son destin: il
renforça chez Henry Corbin quelques certitudes initiales, l’évidence de
quelques vérités fondatrices. C’est dire quel événement majeur, dans la vie
d’Henry Corbin, fut le don que lui fit, un jour, Massignon, d’un exemplaire
lithographié du Livre de la Sagesse orientale (Kitâb Hikmat al-lshrâq)
de Sohravardî. Cette édition contenait les commentaires de Qotboddîn Shîrâzî
et les Gloses de Mollâ Sadrâ Shîrâzî. Elle dévoilait la lignée transhistorique
des Ishrâ- qîyûn et leur ultime éclosion dans les controverses
philosophiques de la Renaissance safavide[7] [8] [9]. Il convient
sans doute au chercheur en spiritualité islamique de faire semblable rencontre.
Il lui faut la chance d’un dialogue de toute une vie avec le maître spirituel
dont il tentera de restituer l’intuition première et qui sera pour lui un
intercesseur et un guide dans le continent qu’il explore. Et il paraîtra plus
tard que la rencontre était prédestinée par la vérité qu’elle seule pouvait
aider à exprimer. Hallâj fut pour Massignon ce maître invisible et Sohravardî
le fut pour Corbin. A partir du centre incandescent occupé par la personnalité
exemplaire du Shaykh al-Ishrâq, Henry Corbin vit irradier les cercles de
la philosophie iranienne islamique. Si la critique radicale opérée par Ghazâlî
pouvait frapper une philosophie de l’entendement, elle restait inopérante
devant la synthèse systématique réalisée par l’avicennisme illuminatif. L’on
comprenait mieux, dès lors, pourquoi la philosophie avait perduré en Iran, dans
l’Orient du monde islamique, résistant aux offensives des pieux ascètes comme à
celles des littéralistes: elle était devenue apte à s’élever à la hauteur des
sciences spirituelles tout en conservant sa puissance démonstrative. Elle
était un moment de l’histoire supra-sensible de l’esprit. Le développement de
l’histoire de la philosophie islamique par Henry Corbin est l’illustration de
cette simple thèse, telle que le prologue de la Sagesse orientale de
Sohravardî l’énonce: «S’il se rencontre à une époque donnée un sage qui ait à
la fois profondément pénétré en l’expérience mystique et en la connaissance
philosophique, c’est à lui que revient l’autorité terrestre, et c’est lui le
khalife de Dieu[10].»
La pratique philosophique
n’est plus étrangère au mode de vie du spirituel, et le soufisme n’est plus
l’adversaire de la philosophie, mais discours et expérience, concept et
sensation se conjoignent. Telle est la situation de la métaphysique en terre
d’Iran: elle rend vaine l’opposition abstraite du poème et de la prose
démonstrative, parce qu’elle surmonte cette opposition avant même qu’elle ne se
fige, et qu’elle est l’union indissoluble de la raison et de la présence, du
désir et du mouvement spéculatif du travail des concepts et des problèmes,
d’une part, de la vision suréminente immédiate d’autre part.
Louis Massignon
identifie, le plus souvent, la philosophie islamique et les falâsifa. Il
adopte ainsi le point de vue qui était celui de Renan, annonçant la mort de la
philosophie en terre d’Islam après Averroès, à la condition d’entendre par là
l’épuisement de la Falsafa et d’elle seule. En effet, Renan ajoutait à
ce jugement célèbre celui-ci qui l’est bien moins: l’avenir de la métaphysique,
après Averroès, appartenait aux courants de pensée spéculatifs et mystiques,
singulièrement ismaéliens et extrémistes. Du moins, la philosophie proprement
dite, identifiée au rationalisme hellénique, passait-elle pour déclinante, en
voie de lente extinction. C’est cela même que retient Massignon. Il considère
les philosophes de l’islam comme de simples «rationalistes», incapables de
s’élever à la hauteur requise par le témoignage d’amour envers Dieu et la
compréhension de l’amour de Dieu envers l’homme. Hallâj, selon Massignon,
identifia le Désir et l’Essence divine, «alors qu’à l’imitation des «premiers»
philosophes helléniques, Xzsfalâsifa musulmans ne faisaient de l’Amour
qu’un Démiurge[11].» La
supériorité du soufisme hallâgien sur la philosophie néoplatonisante tiendrait
à ceci: les philosophes, tout en faisant de l’Amour une propriété native de
l’existant, situeraient son règne au niveau de l’Ame du monde, et ne parviendraient
pas à le percevoir au sein même de l’Unité divine, qu’ils jugeraient immobile
et impassible. Les spirituels du soufisme, après Hallâj, disposeraient d’une
théorie bien plus audacieuse de l’Amour, identique à l’Essence divine
elle-même, travaillée par une inquiétude sans remède, celle de l’essentiel
Désir. Voilà pourquoi Massignon privilégie les hérauts du témoignage
sacrificiel et les situe bien plus près du vrai que les tenants de l’émanatisme
platonisant. Dans une très belle page où il médite l’épreuve d’Ibn Sab’în,
Louis Massignon écrit:
«Il comprit que l’élément
médiateur entre l’homme et l’Essence divine ne pouvait être une émanation
angélique (teintée de matière) comme l’unité de l’intellect passif d’Ibn Sînâ
ou l’unité de l’intellect actif d’Ibn Rushd. Il découvrit que toute l’humanité
croyante pouvait être philosophiquement décrite comme en processus
d’identification à Dieu par une Forme suprêmement enveloppante (ihâta),
Parole créatrice (kalima jâmi'a) et Spiritualité personnalisante (Rûhânîya
‘Isâwîya), constituant chaque Elu humain en Muhaqqiq al-Tawhîd,
c’est-à-dire en Témoin, dans le temps, de la Réalité Divine[12].»
Négligeons ici de
vérifier l’exactitude factuelle de telle ou telle de ces assertions. Seule
compte l’inspiration, la visée souveraine de Massignon. Aux «formes
apparitionnelles» des philosophes, il préfère la forme divinisante du Témoin,
qui communique à l’Élu ce destin: avérer, effectuer le Tawhîd, éprouver
en soi, dans le dépouillement de soi, la puissance de l’Unité divine.
Quant aux shî’ites,
Massignon les observait souvent au prisme du procès de Hallâj, sous les traits
de cette bourgeoisie de Bagdad, confortablement installée dans l’ordre du
califat sunnite, organisée dans l’absence de son Imâm autour de ses
enseignants et de ses financiers, hostile aux soulèvements populaires comme aux
paradoxes des «Gens du Blâme». Mais il savait aussi déchiffrer l’ésotérisme
subversif des Qar- mates, le sens de la mission de Salmân, la puissance du legs
de Fâtima l’Éclatante.
En offrant à Henry Corbin
de se consacrer pleinement à Sohravardî, penseur sunnite mis à mort par les
Docteurs de Saladin, Louis Massignon rendait possible une réconciliation entre
philosophie et soufisme, entre shî’isme spirituel et soufisme, entre shî‘isme
et philosophie. Dans l'esprit d’Henry Corbin, la «philosophie illuminative» fut
autre chose qu’un moment de l’histoire temporelle, empirique de la philosophie
en islam. Elle acquit un rôle normatif et une fonction herméneutique. Elle
permit de comprendre comment étaient surmontées les contradictions provisoires
qui opposent le péripatétisme et la quête platonicienne de la Lumière,
l’héritage des religions de l’ancien Iran et celui de l’islam. En suivant le
fil du courant ishrâqî, sans négliger les vives controverses qu’il fit
naître, Henry Corbin vit s’orienter le destin de l’avicennisme iranien loin des
pratiques stériles d’une ratiocination dialectique (ce dernier terme, entendu
au sens étroit de l’exercice logique des opinions probables est toujours
péjoratif chez Corbin, influencé sur ce point par une certaine lecture des
stoïciens). La raison la plus authentique était celle qui culminait en une
préparation au pèlerinage spirituel, en un exode de l’âme. De là cette
réinterprétation de l’édifice avicennien lui-même, — scandale, aujourd’hui
encore, ici ou là, pour quelques esprits simples qui ne parviennent pas à
concevoir ce qu’est au vrai un symbole et préfèrent s’en remettre au
dictionnaire usuel plutôt qu’à Leibniz, à Dilthey ou à Schelling[13]. De là,
aussi bien, la réinterprétation du sens originaire de l’ismaélisme et du
shî’isme duodécimain, délivré du recouvrement opéré par les politiques
étatiques et reconduit à sa source purement exégétique et mystique.
Cette transmission de
Sohravardî, qui fut décisive, ce geste en apparence anodin («Tenez, je crois
qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous») et pourtant si riche
d’avenir, ne doivent pas masquer un certain conflit d’interprétation. Des
divergences réelles existent, qui séparent ces deux maîtres, quand ils doivent
se donner une conception générale du soufisme. Peut-être le nom qui symbolise
le mieux le point où passe la ligne de fracture est-il celui d’Ibn ‘Arabî. On
sait qu’Henry Corbin consacra à celui qu’il considéra toujours comme «le plus
grand théo- sophe de l’Islam» un livre qui fait époque, et l’on sait aussi qu’il
mit en valeur l’impact singulier du Maître andalou en Iran. Il s’agit bien plus
que d’une quelconque influence; il s’avère, à la lecture d’Henry Corbin, que la
gnose d’Ibn ‘Arabî a configuré le soufisme iranien spéculatif, qu’elle lui a
permis de vaincre les difficultés qu’il connaissait. Ces obstacles théoriques
et pratiques, le soufisme iranien les tenait de la radicalité même de
l’expérience hallagienne, tout spécialement de l’épreuve de «l’anéantissement»
en Dieu. D’autre part, H. Corbin montra que la résistance du shî’isme à sa
propre dégradation en politique cléricale se fit, dans l’œuvre imposante de
Haydar Amolî, autour d’une incorporation de la méditation du Shaykh al-Akbar à
la théorie shî’ite de la walâya. Enfin, il souligna l’importance de la
dimension proprement philosophique de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî pour les penseurs
d’Ispahan et de Qom, importance si grande qu’Ibn ‘Arabî peut être considéré, à
l’égal de Plotin, et lu comme lui, la source prévalante de la
métaphysique d’un Mollâ Sadrâ. En condensant, en exhibant les traits épars au
long de l’œuvre immense que composent les Conquêtes spirituelles de la
Mecque, formant le puzzle d’une théorie compacte de l’imagination
créatrice, Henry Corbin fondait sa propre conception du mundus imaginalis,
qui lui permettrait de comprendre la cohésion de l’architecture réelle des
univers spirituels en métaphysique iranienne.
À l’inverse, Louis
Massignon ne manifesta jamais de sympathie pour l’édifice des Conquêtes
spirituelles de la Mecque. La thématique de l’imagination visionnaire lui
était foncièrement étrangère. La question des questions était celle du rapport
paradoxal, impossible et nécessaire à la fois, entre l’Un indicible de la
divinité, le Réel créateur et la réalité créaturelle de l’amant. Comment
accéder à ce Réel, ou mieux dit, si tout «accès» est interdit, comment
témoigner de l’unicité du Réel, du taw- hîd authentique? Comment
congédier toute multiplicité, toute altération de l’Un? Les faces imaginales,
les multiplications de l’Unité dans les heccéités étemelles semblent à Louis
Massignon disperser l’unitude divine et faire participer les créatures à la
dignité de leur Seigneur. La distinction de degré, qui s’impose entre le Deus
Absconditus, le mystère insondable de la divinité cachée (al-ghayb)
et les niveaux hiérarchisés de la manifestation seigneuriale ne saurait avoir
pour Louis Massignon l’importance qu’elle aura pour Henry Corbin. Celui-ci
verra dans les mondes médians et médiateurs du néoplatonisme la ressource
offerte par la métaphysique à la quête du mystère divin, tandis que Massignon
valorise, dans l’expérience hallagienne, l’épreuve de ce qui se refuse à toute
médiation. Comment pouvait-il admettre, dès lors, la doctrine des
manifestations théophaniques et l’angélologie d’Ibn ‘Arabî? La multiplication
du divin était, à ses yeux, perdition de Dieu. L’immanence néoplatonicienne de
l’Un au multiple de ses apparitions, mal contredite par l’excès de
signification de l’Un eu égard à ces mêmes multiplicités, n’était plus que
panthéisme ou «monisme existentiel». Selon Henry Corbin, la perte de Dieu et
son congédiement résultent du tatîl comme du tashbîh, l’une de
ces deux erreurs de jugement étant toujours solidaire de l’autre. La vision
théophanique épargne au théosophe mystique l’une et l’autre, en offrant une
manifestation de l’invisible, une proféra- tion de l’indicible, qui n’est pas
une multiplication de l’Un mais de sa révélation. Ce n’est pas Dieu qui est en
toute créature, mais toute créature qui est en Dieu, qui exprime Dieu.
Pour comprendre ce qui
engendre une divergence radicale entre Louis Massignon et Henry Corbin, le
mieux est de comparer leurs interprétations des paroles de Hallâj. C’est
l’expérience de Hallâj qui condense, pour Louis Massignon, les leçons achevées
du soufisme. C’est en se détachant de ces leçons, ou en les entendant
autrement, que Henry Corbin soutient sa propre vision du soufisme.
Nous partirons d’une
brève citation, que Sohravardî fait de Hallâj en son Symbole de foi des
philosophes', «hasbu’l-wâhid ifrâdu’l-wâhid la hu»1. Ces mots
nous sont conservés dans le récit que Shiblî fit de la passion de son maître,
qui les prononce, crucifié, dans sa réponse au disciple. Louis Massignon en
donne deux versions :
«Ce qui compte pour
l’extatique, c’est que l’Unique le réduise à l’unité[14] [15]».
et
«Ce qui compte, pour
l’extatique, c’est que son Unique le réduise à Son unité»[16].
Cette dernière
interprétation exprime parfaitement le sens que déchiffre Massignon: l’objet du
désir est l’extinction en l’Unique, la réduction de toute dualitude, de toute
multiplicité ou séparation apparentes, par l’opération divine. Le terme de
l’opération ne saurait être que la disparition de l’identité provisoire et de
la singularité illusoire du disciple d’amour. Voici la version que propose
Henry Corbin et le commentaire qu’il en donne:
«Ce qui suffit à
l’Unique, c’est que l’unique le fasse un»; «L’Un se constitue comme Un, et
c’est cela l’être. L’être se constitue chaque fois en constituant un
être. Monadam monadare, disait Leibniz[17] [18].»
Le premier wâhid
ne désigne plus, ici, l’extatique, mais bien l’Unique, soit ce qui se constitue
comme Un. Pour cette constitution dont il est sujet, il requiert de l’Un qu’il
le fasse un, qu’il monadise. La phrase de Hallâj désignerait l’activité
constituante de l’Un, qui n’est autre que sa multiplication en monades, en
unités, par où son Unité authentique se déploie et s’établit dans l’être.
Lecture néoplatonisante de Hallâj, toute empreinte de Proclus, et sans nul
doute cohérente avec les schèmes sohravardiens ; dans un premier temps, H.
Corbin avait assigné au premier wâhid une signification proche de celle
que Massignon lui donnait:
«Ce que désire Tunique,
c’est que Tunique le fasse un11».
Traduction de
transaction, de consensus, pourrait-on dire, cette interprétation ménage pour
une part celle de L. Massignon. Le sujet de «ce qui suffit», du hasb, ou
du désir, c’est encore l’unique (chez Massignon, l’extatique, celui qui est
sorti hors de son propre être par le fait qu’il s’est desquamé de toute
multiplicité) et Tunique attend de l’Un d’être par fait un. Ici, déjà,
les deux lectures divergent, puisque l’objet, le but recherché par le désir,
selon Massignon est disparition, selon Corbin surexistence et assomption de
l’unité singulière. De la lecture par Massignon à l’ultime lecture par Corbin,
en passant par la première interprétation de celui-ci, nous obtenons le
périple herméneutique suivant:
Massignon: le mystique
tient pour essentiel, pour son «compte», d’être «réduit» à l’unité (divine).
Corbin (première
version): le mystique désire que l’Un (divin) lui communique son unité et
le fonde comme un.
Corbin {deuxième
version): l’Un (le Réel divin) se constitue comme être en étant fait un
(monade expressive) par l’Un: auto-opération de l’Un sur l’Un qui monadise les
monades, les singularités. Distinction de l’Un constituant et de l’Un
constitué.
Cette dernière
interprétation est bien fidèle à la situation de Hallâj, tel qu’il est évoqué
par Sohravardî, en compagnie d’autres maîtres, comme Abû Yazîd Bastâmî, l’Imâm
‘Alî ou même le Christ, dans le Livre des Tablettes'2. Citant
à nouveau la phrase de Hallâj, Sohravardî en fait le témoignage du rattachement
de l’âme pensante à la condition seigneuriale divine. Faite une par l’action
de l’Un, l’âme devient «semblable à son Père céleste» comme le veut le
commandement de l’Evangile selon St. Matthieu (5/48). Ainsi, Henry Corbin
lit-il Hallâj dans le miroir de Sohravardî, en fonction de la doctrine de
l’illumination, qui fonde chaque singularité de lumière (chaque âme ou Lumière
régente) dans la procession des Lumières advenantes et dans le retour vers les
Lumières archangéliques et la Lumière des Lumières. L’interprétation
platonisante est renforcée encore par le commentaire de Wadûd Tabrîzî, qui conçoit
l’esseulement de l’Unique à la façon dont Socrate enseigne la libération de
l’âme à l’égard de son enveloppe matérielle et son retour au monde immatériel[19] [20].
Le souci d’Henry Corbin
aura été de réhabiliter, entre la déité insondable de Dieu, la pure transcendance
du Dieu caché, et la personne du fidèle, du spirituel, la médiation du dieu
révélé en une Face qui s’adresse singulièrement à ce fidèle et qui le guide
vers son unification. L’unité du Maître et du fidèle, du Seigneur et du vassal
d’amour n’est possible que si le Seigneur est le maître personnel du
fidèle, son alter ego, et non pas s’il est le néant surexistant de la
déité originelle. C’est ainsi que Corbin réhabilite la fonction théophanique
des expressions de la divinité, des manifestations des Noms et des Opérations.
Le terme de l’expérience mystique ne saurait être, selon lui, l’anéantissement
ou la consumation, mais plutôt ce qui vient rédimer cet anéantissement et
supprimer la consumation en l’intégrant en une surexistence. La mystique selon
H. Corbin est une mystique du baqâ’.
C’est pourquoi la figure
de Hallâj typifie très souvent la tragédie d’un soufisme qui ne parvient pas à
surmonter la damnation volontaire et la tentation du néant. Hallâj, d’abord
entendu avec l'oreille néoplatonicienne de Sohravardî, devient la victime de Vhybris^.
Le shî’isme, grâce à l’imâ- mocentrisme, évite le Anâ’l-Haqq, et le
soufisme d’un Rûzbehân l’évite aussi, grâce à la célébration de l’amour humain,
miroir de l’amour divin. Voici ce qu’écrit Henry Corbin, commentant Semnânî:
«Dans un rapprochement
saisissant, Semnânî établit une connexion entre la séduction à laquelle cède le
dogme chrétien de l’incarnation en proclamant l’homoousie et en affirmant que
‘Isâ ibn Maryam est Dieu et l’ivresse mystique dans laquelle un Hallâj
s’écrie: «Je suis Dieu» (Anâ’l-Haqq). Il y a une symétrie des périls:
d’un côté le soufi en éprouvant le fana fî’llâh, le confond avec une
résorption actuelle et matérielle de la réalité humaine dans la divinité; d’un
autre côté, le chrétien opère un fana de Dieu dans la réalité humaine[21] [22].»
Le refus du dogme de
l’incarnation est fondé sur celui de l’absorption de la divinité en l’humanité,
la rejonction de l’une et de l’autre en une seule et même réalité étant la
ruine de la métahistoire et de la puissance événementielle, transhistorique de
la Croix de Lumière. Le docétisme de Semnânî, qui est l’expression de son
islam, mais qui, aussi bien, devient celle de la gnose, répugne au fana
de l’homme en Dieu, parce que celui- ci prépare le fanâ de Dieu en
l’homme. Si Henry Corbin relève cette position de thèse, c’est qu’il est
lui-même hanté par le désir de contrarier le destin hégélien du christianisme,
enraciné dans la théologie conciliaire. Au soufisme de Hallâj, qui correspond
fort bien au christianisme fidèle à l’incarnation du Verbe, au paulinisme, H.
Corbin préfère la théologie des univers médians, qui réserve éternellement la
distance où la syzygie du Seigneur et du Fidèle se sauve de ce monde et de son
histoire. Que l’on mette en regard des lignes que nous venons de citer, celles-ci
de Massignon:
«Le holûl, clef de
voûte de la dogmatique hallâgienne, — c’est l’information divine dans
le cœur du saint, qui se trouve alors transporté dans un état permanent d’Union
essentielle où, — après la transformation de ses sifât, il se trouve
«transsubstantié» en essence divine, — sans confusion ni destruction, — et
acquiert ainsi sa personnalité définitive, suprême, And[23].»
Ici, l’union est information,
donation de la forme divine, de la forme de l’essence divine. Mais qu’est-ce
que la forme de l’essence? Dans la perspective de Louis Massignon, cette forme
n’est pas l’émanation de l’essence, elle n’est pas la forme du premier émané,
Intelligence, Verbe. Elle n’est pas épiphanie, distincte du secret fondement
indicible, mais l’indicible même. Quant au témoignage de l’homme, il est
transsubstantiation, le mystère de l’Eucharistie n’étant rien d’autre que le
mystère de la destination de l’homme:
«Associé ainsi à la vie
divine, le saint devient en ce monde le hûwa hûwa, c’est-à-dire le
«Témoin actuel», chargé de proclamer Dieu à la face de la création, — l’Homme
par excellence, — où s’incarne par l’opération de l’Esprit ce nâsut
divin, qui brilla chez ses prédécesseurs les Prophètes, chez Adam, chez Jésus[24].»
L’ipséité divine peut,
sans doute résister à toute confusion avec la nature de l’homme, et la
distinction des deux natures ne pas être détruite, Louis Massignon n’en met pas
moins en rapport très étroit la fonction du témoignage, qui suppose
l’extinction en Dieu, et la manifestation d’une humanité divine, descente
incompréhensible de la Face humaine de Dieu dans l’homme.
Tout ce qui
appartiendrait à des mondes médians, entre ipséité divine et humanité ne serait
que strates multiples de la réalité et non Réel créateur. Nous avons
dit la répugnance de Massignon à l’égard du théopha- nisme d’Ibn ‘Arabî.
L’angélologie est idolâtrie:
«Les natures angéliques,
que l’idolâtrie des Qurayshites vénère comme maîtresses absolues des astres (gharânîq),
ne sont que des noms stériles, impuissants à nous unir à l’essence
divine inaccessible[25].»
Cette essence est le seul
Réel, et Massignon adopte la proposition de Hallâj:
«Et le Réel est encore
au-delà de la réalité; car la réalité n’implique pas le Réel[26].»
La distinction du Réel
indicible et de la réalité pleinement constituée des nominations de ce Réel est
déterminante de toute spiritualité ordonnée à la via negationis.
L’accent sera mis très différemment sur cette distinction, qu’on insiste sur
l’aptitude de la réalité émanée du Réel à médiatiser l’accès à ce Réel, tout en
préservant le secret de son retrait, — c’est l’orientation de Henry Corbin, ou
bien qu’on insiste, dans la perspective hallâgienne et massignonienne sur la non-implication
du Réel dans et par la réalité, sur le devoir de rejeter la réalité pour
s’unir, dans la consumation de soi, au Réel:
«Or la réalité est
réalité et la nature créée. Rejette donc loin de toi la nature créée, pour que
toi, tu deviennes Lui, et Lui, toi, dans la réalité[27]! »
Ce rejet prend la forme
de la damnation volontaire, de l’épreuve subie d’un anéantissement sans
rémission ni consolation créaturelle, où la passion de l’Un contredit et subit
la Loi, expression de la volonté et de l’impératif auquel l’amour veut s’unir,
auquel il ne peut s’unir qu’au prix de la perte. Parlant des hallâgiens, L.
Massignon écrit:
«Pour cette secte, la
mort ignominieuse de son maître — condamné en ce monde, et damné dans l’autre,
— était la vérification suprême de sa doctrine: choisir la damnation par pur
amour. Il avait prouvé la loi islamique, il s’en était constitué le témoin, — shahîd,
— en se faisant condamner en ce monde par la communauté islamique, et
exclure dans l’autre des élus, en acceptant d’avance sa sentence et son dam,
par amour[28].»
L’expérience spirituelle
authentique est celle du Réel, et elle ne saurait atteindre son terme sans
consumation. Il s’agit de se consumer, de s’amenuiser, de se volatiliser, comme
il est dit dans ces lignes des Tawâsîn:
«La lueur de la
chandelle, c’est la «science de la réalité»; la chaleur de la chandelle, c’est
la «réalité de la réalité»; rejoindre la chandelle (brûlante), c’est le Réel de
la réalité.»
Et:
«Il ne se satisfait pas
de sa lueur, ni de sa chaleur, il se précipite tout entier en elle... Mais
lui-même, à ce moment, se consume, s’amenuise, se volatilise (dans la flamme,
y) demeure sans traits, sans corps, sans nom, sans masque reconnaissable. Et
puis, dans quelle intention s’en retournerait-il vers ses pareils, et dans quel
état, maintenant qu’il possède[29]'. »
Évanouissement, anonymat,
évanescence de toute singularité, diminution (et non perfectionnement, l’idéal
philosophique), tout cela afin de ruiner l’édifice substantiel.
Tel est précisément le
vertige qui doit être conjuré, selon Henry Corbin, si l’union transformante
doit être salut et non pas damnation. Il
ne s’agit certes pas
d’une sorte de «recul» devant 1’-expérience extrême, ni de quelque refus du
Réel, mais d’un jugement qui porte sur l’accès même au Réel. La voie
hallâgienne accède au Réel, mais au point d’anéantissement qui est
l’aboutissement du pèlerinage, ce Réel se renverse en réalité, puisque nul
«espace» n’existe plus entre réalité et Réel. De même, dira souvent H. Corbin,
si le zâhir disparaît, le bâtin et la haqîqa se
transforment en zâhir, en apparence exotérique. L’accès au Réel doit
préserver l’abscondité du Réel, et c’est pourquoi il faut maintenir que l’union
a lieu avec son Seigneur personnel, le rabb dont le fidèle est le
marbûb. L’union atteste de l’accès à l’Un et vérifie que seul l’Un est,
tout en réservant, en amont de cet Un qui est, la place du ghayb, de
l’inconnaissable, l’Un qui n’est pas. Le «vertige» qui résorbe l’Un dans l’être
est ainsi conjuré.
«C’est, écrit Henry
Corbin, ce qu’Ibn ‘Arabî dénomme le sirr al- robûbîya, le secret qui
fait du Seigneur un Seigneur, et qui permet de dire non pas avec Hallâj: «Je
suis Dieu» (Anâ’l-Haqq), mais avec Ibn ‘Arabî, «Je suis le secret de
Dieu» (Anâ sirr al-Haqq)[30].»
Entre fanâ
’et baqâ extinction et surexistence, le soufisme trouve ainsi deux
approches dont les noms emblématiques de Louis Massignon et d’Henry Corbin sont
les symboles.
LA QUESTION DES
LANGUES CHEZ MASSIGNON:
ARYANISME ET SÉMITISME, PROFANE ET SACRÉ[31]
Yvon Le Bastard
Si l’on avait demandé à
Massignon: «Quelle est pour vous — ou quelle est absolument — la langue
parfaite?», nul doute qu’il aurait répondu «l’arabe», et plus précisément
l’arabe classique, Vdfushâ. En dépit de sa connaissance certaine du
persan, qu’il a approfondie vers la fin de sa vie, il est toujours resté fidèle
à ce que l’on pourrait appeler ses premières amours en matière linguistique. On
pourrait se demander pourquoi il était si attaché à l’arabe.
Il y a, je crois, deux
séries de causes qui d’ailleurs s’entrelacent, et à la base desquelles il y a
des raisons que la raison ne connaît pas, des raisons de cœur ou des raisons
sentimentales, bien que Massignon ait par la suite cherché à justifier
intellectuellement cette préférence fondamentale. Quiconque est familier de
son œuvre remarque que cette préférence pour l’arabe classique -— et dans un
cercle plus large pour les langues sémitiques, mais avec des bémols que je vais
préciser tout à l’heure — ne va pas sans une dépréciation parallèle des langues
qu’il appelle «aryennes». Ce parallèle permanent chez lui, cette opposition
entre le sémitisme, la présentation sémitique de l’idée et, au contraire,
l’arya- nisme, la présentation aryenne de l’idée, qui apparaît surtout dans plusieurs
articles réunis par feu l’Abbé Moubarac dans le tome II des Opera Minora,
est quelque chose de très frappant.
Massignon emploie assez
rarement le terme de langues indo-européennes; il reprend, suivant en cela
l’usage allemand du XIXème siècle, la dénomination de «langues aryennes»,
alors que presque partout a prévalu depuis l’adjectif «indo-européen».
Curieusement, lui, l’amateur de références religieuses et notamment bibliques,
ne parle jamais de langues japhétiques. Il aurait pu le faire pour opposer les
langues japhé- tiques aux langues sémitiques, mais peut-être cette référence
l’aurait-elle empêché de dévaluer, et même de dénigrer les langues aryennes.
Nous avons en islam un hadît,
ou tout au moins une maxime, qui dit que l’hébreu est la langue des hommes
religieux et des prophètes, le syriaque la langue des anges, et l’arabe la
langue de Dieu. Nous verrons que Massignon, d’une certaine façon, assume ce
propos, lui qui se présentait souvent en linguiste même pour parler
spiritualité et théologie.
Avant d’en venir à un peu
plus de détails, on peut dire que Massignon, dans ce débat entre langues
aryennes et langues sémitiques, a pris position contre toute une tradition
d’orientalisme, ou contre certains courants de pensée qui ne lui plaisaient
pas, je pense en particulier à Renan. Il a des affirmations réitérées qui ne
laissent aucun doute sur sa pensée quant à la nature même des langues
sémitiques d’une part et aryennes d’autre part. Par exemple, il dit
textuellement: «nos langues aryennes, langues d’idolâtres»[32], et à l’inverse, il était
fermement convaincu que les langues sémitiques, en particulier l’hébreu et
l’arabe, étaient en quelque sorte par essence des langues porteuses du message
monothéiste.
En cela, Louis Massignon
reprend une vieille tradition enracinée dans ce que l’on pourrait appeler un
préjugé biblique, qui a longtemps fait de l’hébreu la langue originelle de
l’humanité, et même la langue du Paradis. Ce fameux débat sur la langue du
Paradis, dont Maurice Olender a fait un livre intéressant[33], s’est élargi au début du XIXème
siècle lorsque l’on a redécouvert le sanskrit et que l’on a commencé à
redéchiffrer l’Avesta mieux que ne l’avait fait Anquetil Duperron (1731-1805).
Le problème s’est posé de savoir quelles étaient les langues les plus anciennes
de l’humanité, et il y eut toute une querelle pour ôter à l’hébreu la
supériorité qu’on lui avait jusqu’alors très largement reconnue en Europe
occidentale, et la donner à différentes langues indo-européennes, plus
particulièrement au sanskrit ou à 1’«indo-européen originel». Or, dans
l’opinion de beaucoup de savants, les langues indo-européennes et le sanskrit
en particulier étaient très antérieures à l’hébreu, et les livres écrits en
sanskrit, et considérés comme révélation par les hindous, étaient bien plus anciens
que ceux rédigés en hébreu. Massignon était au courant de ce débat, même s’il
n’avait pas une connaissance très technique de ses aspects linguistiques et
philologiques.
Quelles sont les raisons
que Massignon invoque pour établir la supériorité des langues sémitiques? Tout
d’abord, il reprend l’idée selon laquelle une langue est intimement liée à
l’âme d’un peuple dont elle révèle les structures profondes, et cela, je
dirais, d’une manière assez naïve. Une autre idée peut-être platonicienne dans
le fond, c’est que l’une des supériorités des langues sémitiques consiste dans
la fixité et la relative stabilité de leurs consonnes qui résistent beaucoup
mieux à l’usure que dans les langues indo-européennes. Massignon voyait là ce
qu’il appelait la constellation consonantique de l’arabe et des langues
sémitiques, garantie de la stabilité du sens des mots, et il a même des propos
tout à fait excessifs quand il dit, par exemple, que cette structure empêche
toute évolution du sens d’un mot arabe loin de son sens originel, ce qui est
largement démenti dans bien des cas par les études lexicographiques de l’arabe
et des autres langues sémitiques.
Mais bien sûr, chez
Massignon, cet aspect grammatical était intimement lié à la théologie.
Autrement dit, en arabe, la grammaire est théologique et la théologie est
grammaticale. Il y aurait une sorte de philologie céleste dont plusieurs des
communications de cette table- ronde nous ont donné quelques aperçus. Le rôle
que Massignon voit attaché aux langues sémitiques et plus particulièrement à
l’arabe tient à leurs qualités religieuses, qui ont elles-mêmes un fondement
linguistique. Il y voit même une supériorité d’ordre spirituel. Selon lui, la
langue du Coran est particulièrement apte à exprimer directement un «pur
monothéisme» et cette capacité entraîne une présentation de l’idée qui
court-circuite la logique, chose qu’aimait aussi Léon Bloy. Cette particularité
lui semblait également correspondre à un autre aspect, celui de l’usage
liturgique de ces langues. Notamment, il y voyait, dans le cadre de l’islam, la
justification du maintien de l’arabe comme langue «liturgique» (même si l’usage
de l’adjectif «liturgique», concernant l’islam, nous paraît abusif), et ceci
même en dehors de l’aire où cette langue est normalement parlée. Il a écrit un
article célèbre qui s’intitule L’arabe comme langue liturgique de l’island.
Voyons ce qu’il dit, en
contrepoint, des langues aryennes. Leur vocabulaire se construit et s’enrichit
par expansion (mots composés, préfixes, suffixes). Elles présentent
essentiellement l’idée par de longues phrases [34] avec des subordonnées, telles
des cercles concentriques qui essayent de dégager l’idée abstraite à travers
toute une série de raisonnements et de syllogismes. C’est donc l’inverse des
langues sémitiques qui court-cir- cuitent la logique et qui ont très peu de
possibilités de subordination, puisque leur syntaxe aime procéder par
juxtapositions, par parataxes. Pour Massignon, cette particularité des langues
aryennes est plutôt un défaut Cette sorte d’éclair qui illumine immédiatement
ce que l’on veut dire dans les langues sémitiques est à peu près le contraire
de cet éclairement beaucoup plus lent qui n’aboutit qu’à une clarté abstraite
dans les langues aryennes.
On voit comment les
considérations de Massignon sur la structure même des langues, leur vocabulaire
et leur grammaire, à laquelle il semble attribuer une sorte de qualité
intrinsèque, sont liés à sa philosophie et à sa façon d’aborder la mystique.
Il a sévèrement critiqué la philosophie en contrepoint de son étude sur la
mystique, en particulier la philosophie grecque acclimatée dans la culture
arabe sous le nom àefal- safa. Il a également fait la critique de tout
un pan de la culture arabe et persane, qui relève de ce courant. Il n’aimait pas
du tout les représentants de ce qu’Adam Metz et Joël Kraemer ont appelé Y
«humanisme arabe», épanoui sous la dynastie bouyide aux Xème et
XIème siècles à Bagdad et en Iran. L’adjectif quasi injurieux qu’il
leur lance, c’est qu’ils sont hellénisés, car cela représente une corruption de
la culture arabe idéale telle que Massignon la concevait et, dans la mesure où
cet élément hellénique s’insinue dans des courants de pensée religieux
musulmans, il représenterait également une corruption de la religion. C’est
pourquoi, tout en ayant une attirance pour certains milieux chiites et
notamment Ismaéliens, il ne cessa de critiquer tout l’apport de la philosophie
grecque dans la pensée religieuse et dans la pensée gnostique en islam.
Que dire de son attitude
vis-à-vis de la langue persane, langue «aryenne»[35] par excellence? Il s’en est
assez souvent dit familier et nous connaissons son immense intérêt pour la
littérature persane et surtout pour les grands poètes mystiques. Mais, quant à
la langue — puisque chez lui langue et pensée religieuse sont étroitement liées
—, comment pouvait-il bien voir le persan?
On ne peut s’en faire une
idée qu’indirectement à travers ses réflexions à propos du débat sur
l’émergence des nationalismes au Proche-Orient au XXème siècle. Dans
chacun des pays, en particulier en Turquie et en Iran, se posa le problème de
l’épuration de la langue et lorsque l’on parlait d’épuration, on voulait
signifier par là l’élimination du vocabulaire étranger. Le vocabulaire
«étranger» consiste principalement en mots d’origine arabe en Iran, et en mots
d’origine persane et arabe en Turquie. Massignon était extrêmement critique
vis-à-vis de ces efforts d’épuration nationaliste des langues. Il a avoué qu’à
mesure que cette épuration se mettait en œuvre, avec beaucoup d’efficacité en
Turquie, il regrettait l’espèce d’esperanto lexical que constituait, pratiquement
de la Bosnie à l’Indonésie, la base arabo-persane du vocabulaire. Massignon a
apprécié l’œuvre de l’esprit iranien au sein de l’islam en tant que celui-ci,
d’une part, s’est fait le propagateur de l’islam et, d’autre part, s’est laissé
lexicalement sémitiser. Il ne cache pas son ironie lorsque l’Académie
iranienne tente d’éliminer les mots d’origine arabe pour les remplacer par des
mots «archaïsants», comme il le dit, mais purement iraniens.
Par contraste, on
pourrait se pencher sur ce qu’il a dit de l’hébreu et du syriaque, langues
sémitiques dont il avait des notions, mais non une connaissance approfondie. Il
en parle assez souvent en des termes étonnants: «La mission liturgique de
la langue hébraïque s’est achevée avec la Loi et les Prophètes, et celle de
l’araméen (dont le syriaque) avec la Bonne Nouvelle du Messie. La mission
liturgique de l’arabe n’est pas encore achevée parmi les nations. » Or la
langue hébraïque est toujours utilisée justement dans la liturgie juive, et
l’araméen est toujours employé dans une demi-douzaine d’Eglises orientales,
précisément comme langue liturgique! Pour l’arabe, Massignon entend le mot
«liturgique» en un sens très large qui équivaut à cultuel. Quant au syriaque,
Louis Massignon n’ignorait pas l’importance de cette langue dans la
transmission de l’héritage antique, essentiellement grec, au monde arabe par
l’intermédiaire de ce vaste mouvement de traduction, dont l’agent le plus
remarquable fut Hunayn b. Ishâq au IXème siècle. Mais, justement, il
estimait que le syriaque n’était pas une langue sémitiquement pure, parce que
c’était une langue hellénisée. Il force un peu la note lorsqu’il affirme que le
syriaque est structurellement hellénisé, alors qu’il ne l’est que
lexicalement, et à un degré moindre que, par exemple, le persan n’est arabisé.
Il n’hésite donc pas à faire feu de tout bois pour conforter ses positions.
Il y a dans la pensée de
Massignon des choses étranges du point de vue philologique. Il dit par exemple
que l’arabe était la langue sémitique la plus pure parce la plus archaïque, et
à l’appui de cette thèse, il donne des arguments dont certains sont
critiquables. Il souligne que l’arabe classique ne possède que les trois
voyelles primitives «a, i, u» que l’on retrouve en akkadien, par exemple, et
cela lui paraît être, à juste titre, un argument en faveur du protosémitisme
de l’arabe. Par contre, il a du mal à expliquer pourquoi l’arabe dispose de
vingt-huit consonnes alors que les autres langues sémitiques n’en ont que
vingt-deux[36] [37]. Dans un
texte, il prétend que le caractère archaïque de l’arabe est d’autant mieux
prouvé par l’existence de ces six lettres supplémentaires, parce qu’il les a
empruntées à un fond présémitique originel, ce qui contredit ce qu’il écrit
ailleurs sur le même sujet.
Je conclurai en deux
points. Massignon fait la théorie de son rapport personnel au monde arabe et à
l’islam par une sorte de métaphysique linguistique. Il a encouragé certains de
ses disciples à creuser ce rapport entre grammaire et théologie (cf. le beau
travail de Roger Amaldez sur Ibn Hazm de Cordoue). Du point de vue existentiel
— car Massignon a toujours mis ses idées dans sa vie —, cet amour de la langue
arabe aboutit, à la fin de sa vie, à sa demande de devenir prêtre dans
l’Eglise mel- kite. Il est vrai que c’était à l’époque la seule possibilité de
dire la messe dans sa chère langue arabe, «langue universelle dont la beauté
pure l’a séduit pour son esthétique transcendantale»1.
Vision massignonienne de
l’islam iranien
ABÛ
HÂMID AL-GHAZÂLÎ VU PAR LOUIS MASSIGNON
Eric Ormsby*
Quiconque veut comprendre
l’attitude de Louis Massignon envers Hujjat al-Islâm Abû Hâmid al-Ghazâlî (m.
505/1111) doit tout d’abord étudier la position de ce dernier envers le «martyr
mystique de l’Islam» Ibn Mansûr al-Hallâj (m. 309/922). On n’exagère guère en
comparant al- Hallâj au soleil autour duquel gravite toute l’œuvre immense de
Massignon: soleil à la fois sombre et radieux. A cet égard, on se souviendra
des paroles d’Ibn cAbbâs citées par le grand savant du XVIIIe
siècle Murtadâ al-Zabîdî dans son commentaire sur Vlhyâ’ d’al-Ghazâlî:
«Ceux qui veulent comprendre les décrets de Dieu sont comme ceux qui regardent
fixement les flammes du soleil : plus ils regardent, plus ils sont éblouis.»1
Pourquoi Abû Hâmid a-t-il
joué un rôle important dans le développement de la pensée de Massignon? Certes
Louis Massignon le cite souvent dans La Passion d’al-Hallâj. Il lui
accorde même un rôle décisif dans l’histoire de la transmission de ce qu’il
appelle, à juste titre, «la légende hallagienne». Ainsi, selon Massignon,
... le premier grand
penseur dont le développement doctrinal ait été sérieusement influencé, à un
moment donné, par les opuscules hallagiens, c’est Ghazâlî. Il s’est,
personnellement, bien gardé d’y référer explicitement, et nous avons vu plus
haut les curieuses variations des jugements ex cathedra où il n’osait
pas avouer son admiration pour Hallâj. Il n’en admirait pas seulement la vie;
un moment vint, croyons-nous, où il lut ses œuvres[38] [39] [40].
En outre, Massignon
semble associer Abû Hâmid à ceux qui ont réussi à intégrer al-Hallâj au
soufisme dit «orthodoxe», tel le célèbre hanbalite contemporain Ibn cAqîl
(m. 513/1119). En essayant d’expliquer non seulement les paroles d’al-Hallâj
comme le notoire anâ’l haqq\ «Je suis la Vérité», c’est-à-dire «Je suis
Dieu», mais aussi en expliquant sa mort brutale et spectaculaire sur le gibet,
al-Ghazâlî, semble-t-il, voulait incorporer al-Hallâj dans la lignée des
maîtres et des saints soufis qui servaient d’exemples aux aspirants mystiques[41]. Néanmoins,
toujours aussi prudent que hardi, al-Ghazâlî invoque al-Hallâj souvent d’une
façon ambiguë: il paraît l’accepter comme exemplum, comme modèle, tout
en répudiant ses excès. On est tenté de dire qu’il voulait à la fois
«désinfecter» al-Hallâj et faire ressortir la force et la valeur réelle de son
exemple.
Massignon semble parfois
faire allusion à une autre possibilité: Abû Hâmid al-Ghazâlî a enseigné une
doctrine ésotérique, surtout dans la dernière phase de sa carrière; au moins,
c’est ce que ces disciples ont prétendu. Ses détracteurs, dont les plus connus
sont les philosophes Ibn Tufayl et Ibn Rushd, l’accusent d’une part d’une
confusion intellectuelle fondamentale et d’autre part de duplicité et même, en
quelque sorte, d’opportunisme. Ainsi, selon Ibn Tufayl, Abû Hâmid est un soufi
parmi les soufis, un ashcarite parmi les ashcarites, etc.
Ibn Rushd se montre même plus sévère encore, et pour cause, compte tenu du
débat entre les deux penseurs dans leurs Tahâfut. Al-Ghazâlî, prétend
Ibn Rushd. a osé divulguer aux ignorants les secrets interdits de la foi, les
mystères cachés qui pourraient être nuisibles aux croyants non-initiés[42].
Sans entrer dans les
détails de cette accusation, qui a une assez longue histoire, j’ai l’impression
que Louis Massignon discernait dans les allusions énigmatiques d’Abû Hâmid un
enseignement ésotérique éparpillé quasi systématiquement à travers Vlhyâ’ culûm
al-dîn (et d’autres textes): Massignon soupçonnait une doctrine secrète
basée sur les enseignements de son maître al-Hallâj.
En tout cas, cela est
vrai pour Ahmad al-Ghazâlî (m. 520/1126), le frère cadet d’Abû Hâmid, comme lui
professeur à la Nizâmîya de Bagdad. Dans les écrits de ce dernier, et surtout
dans le livre persan intitulé Savânih al-hikma, la conception
hallagienne de l’amour divin apparaît nettement[43]. Dans La Passion,
Massignon semble se rallier à l’enseignement extrême d’Ahmad al-Ghazâlî,
faisant presque une caricature des enseignements du maître[44] [45].
Né à Tûs dans le Khorâsân
en 450/1058, élève de maîtres soufis iraniens tel Abû cAlî
al-Fârmadhî et Abu al-Qâsim al-Kurkârî (ou: Kur- kânî)[46], et parfaitement bilingue en
arabe et en persan, ayant écrit plusieurs livres importants en persan, Abû
Hâmid al-Ghazâlî peut être à juste titre considéré comme un représentant du
soufisme iranien, et à plus forte raison son frère en est-il un, lui dont les
œuvres majeures sont en persan[47].
Pourtant, quand Abû Hâmid
cite ou invoque Ibn Mansûr, il le fait à titre de représentant d’une tradition
purement spirituelle plutôt que nationale ou ethnique. Le choix de la langue
tient à une question d’intensité et de niveau d’intimité: arabe classique
(langue canonique) pour le grand public, persan (langue maternelle) pour les
initiés, les intimes du maître.
Comment, en effet, Abû
Hâmid cite-t-il Ibn Mansûr dans les textes? Examinons très brièvement quelques
exemples.
Le premier texte dans
lequel Abû Hâmid mentionne Ibn Mansûr al- Hallâj est le livre anti-bâtinite qui
s’intitule Fadâ’ih al-Bâtinîyah ou al- Mustazhirî (Bouyges, n°
22), texte peut-être plus problématique que ne le pensait son premier éditeur
I. Goldziher. Dans cette Streitschrift (comme Goldziher l’a appelée),
Abû Hâmid inclut Ibn Mansûr parmi les hulûliyîn, c’est-à-dire ceux qui
croient en la possibilité d’une identification avec la divinité. Le mot arabe hulûl
signifie à la fois la disparition du moi et son remplacement par le Moi divin;
et celui auquel ce Moi divin s’incorpore non seulement a le droit de parler,
mais ne le peut pas sans parler du plus profond d’un autre moi, qui n’est plus
lui. Il est inexact de dire que Dieu parle à travers ce moi anéanti; il s’agit
plutôt d’une «extinction de voix», où la voix du Moi divin se fait entendre.
Cependant le mot hulûl et la doctrine dont il est l’expression, tout en
se distinguant nettement du christianisme et de la doctrine de l’incarnation du
Christ, évoquent cet article de la foi chrétienne et s’en font l’écho[48].
Dans ce même traité
anti-bâtinite, Abû Hâmid se montre sévère à l’égard de la hulûlîya qu’il
rejette complètement. Chose curieuse pourtant, dans le même passage, il semble
invoquer une sorte d’excuse pour ces errants. Les hulûliyûn errent,
dit-il, non pas par méchanceté, mais par «stupidité» (hamâqa)[49] [50] [51]. Cette attitude de
mépris atténue curieusement le jugement théologique ou juridique. Massignon
nous rappelle qu’Abû Hâmid était l’un des «transmetteurs» shâficites
de la/a/Tvd d’Ibn Surayj qui déclara un takâfu’ al-adilla, une
«équipollence des arguments», dans le cas d’al-Hallâj11.
Dans ce texte polémique,
Abû Hâmid explique Vanâ’l-haqq d’al-Hallâj comme étant une pure
expression de hulûliyan. Cette phrase blasphématoire, tout
comme les «shathîyât» d’Abû Yazîd al-Bistâmî (Subhânî! Subhânî! Mâ aczama
sha’nî), exprime une identification de l’extase avec le divin[52].
Goldziher note
l’objectivité avec laquelle Ghazâlî parle de cette doctrine[53]. Ghazâlî
développe le sujet, dit-il, «sans désapprobation orthodoxe»[54]. Pourquoi
cette tolérance manifeste? Selon Goldziher, c’est parce qu’à cette époque, Abû
Hâmid subissait l’influence d’un shaykh soufi. «La doctrine de la hulûlîya
n’est pas nécessairement — ou a priori — fausse»[55], écrit-il, «bien qu’un grand
nombre de maîtres sou- fïs, aussi bien qu’un groupe de philosophes, se soient
érigés contre cette doctrine»[56]. «Moi j’ai
entendu un des maîtres soufis», écrit al-Ghazâlî (faisant ici allusion à son
shaykh al-Fârmadhî, comme Goldziher l’a démontré[57]) «dire que tous les attributs
divins contenus dans les quatre- vingt dix-neuf noms de Dieu deviendront les
attributs des soufis eux- mêmes...»[58]
Al-Hallâj évoque donc (ashâra)
la doctrine de hulûlîya quand il s’exclame anâ’l-haqq! Cela
signifie que c’est Dieu, et non Ibn Mansûr al- Hallâj, qui parle. Mais en
vérité, comme Massignon l’observe (suivant l’enseignement d’Ahmad al-Ghazâlî):
Dieu, au fond, est
l’Auteur responsable de chaque acte personnel dans tout être intelligent; et
quand cet être dit librement «je», il divulgue le secret, il vole à Dieu «la
Perle de l’amour» (...), il mérite ici-bas le châtiment légal, et après la
mort, la damnation. C’est ce qu’ont fait Iblîs et Fir’awn, ainsi qu’a fait
Hallâj en disant Anâ’l-Haqq, parole divine, volée à Dieu: donc parole
véridique et réelle, et pourtant kufr (impiété), interdite[59],..
Anâ’l-Haqq exprime donc le
secret ultime, sirr al-rubûbîya, le mystère souverain de Dieu: au fond,
tout «je» appartient à Dieu seul. Quand on dit «je», c’est Dieu qui parle
vraiment, car Dieu est le seul dans l’univers qui agisse dans un sens réel. «Je
est un autre», écrit Rimbaud; mais selon le soufisme, le «je» n’existe que pour
Dieu. Notre «je» si cher est ici, si j’ose dire, hors-jeu.
Certes, l’anâ’l-haqq
est aussi la manifestation du fana’ pour Abû Hâmid, la disparition,
voire l’extinction, du moi personnel, plutôt que du jamc,
l’union avec Dieu[60]. La personnalité
humaine obscurcit la présence divine qui est toujours là, derrière, ou dessous,
ce moi factice. C’est donc dans ce sens qu’on peut comprendre V anâ’l-haqq:
Je suis la vérité, c’est-à-dire mon «je», le «je» de Dieu, est la seule vérité[61].
Par ailleurs, il me
semble qu’Abû Hâmid fait référence à cette possibilité dans un autre texte,
son œuvre sur les Noms divins écrite après Vlhyâ’: il s’agit du livre
qui s’intitule al-Maqsad al-asnâ fî sharh macâni asmâ’ Allâh
al-husnâ (Bouyges, 33). En commentant le nom divin musawwir, «celui
qui forme», al-Ghazâlî dit que la part de l’homme (hazz al-cabd)
dans ce nom divin vient du fait que l’homme reçoit la forme de l’existence
entière — dans sa structure et son ordre, dans son esprit — jusqu’à ce qu’il
contienne (littéralement «entoure», muhît) tout l’univers comme s’il le
fixait du regard; ensuite il doit passer de l’universel au particulier...[62] Le but de
l’exercice que Ghazâlî décrit minutieusement est de réaliser l’activité
créatrice de Dieu qui, par Sa seule pensée, donne forme aux choses. Par cette
méditation mystique, l’homme devient capable de comprendre les formes de toutes
choses, comme s’il était lui-même le créateur des formes (musawwir).
Bien entendu, il faut souligner l’hypothétique comme si. Ce comme si
est bien connu dans les textes classiques soufis: on doit agir comme si...
Mais Ghazâlî insiste sur ce point: la part de l’homme dans l’activité divine ne
peut être qu’analogique et métaphorique (dhâlika calâ sabîl
al-majâz). C’est par métaphore que l’homme donne forme à sa pensée tandis
que Dieu donne l’existence aux choses par la pensée seule. Ainsi les noms al-bâri’
et al-khâliq ne conviennent point à l’homme sauf par analogie lointaine (majâz
bacîd)[63]^.
Dans ce texte, Ghazâlî
semble accepter une tradition hallagienne transmise par son maître al-Fârmadhî,
qu’il cite d’ailleurs par son nom dans le MaqsacT-[64],
tout en épurant cette tradition de ses éléments douteux. Il ne s’agit plus
d’une identification avec Dieu mais d’un exercice spirituel qui insiste sur la
différence absolue entre Dieu et ses créatures. C’est, si on peut l’exprimer
ainsi, la transformation ashcarite de la doctrine hallagienne.
Al-Ghazâlî mentionne
al-Hallâj à plusieurs reprises dans son Ihyâ'. mais toujours avec
circonspection[65] [66]. Ainsi, en
citant Vanâ’l-haqq dans le dernier rubc de Vlhyâ’
(dans le Kitâb al-mahabba), al-Ghazâlî réaffirme l’accusation de hulûl
contre al-Hallâj (qu’il assimile aux chrétiens); pourtant dans le même passage,
il semble excuser Abu al-Hasan al-Nûrî, compagnon de Hallâj et comme lui
partisan de l’amour divin (yishqy.
Massignon nous rappelle
que Ghazâlî approuvait la/afrra d’Ibn Surayj qui décrétait l’impossibilité
juridique de juger et de condamner Hallâj: «Que dirais-je d’un homme qui, en
droit canon, en sait plus que moi et, en mystique, parle un langage que je ne
comprends pas[67] [68] [69]?»
Al-Hallâj, comme al-Nûrî,
était bouleversé par l’extase. Cette explication de 1’«ivresse», de la «transe
extatique» peut être considérée comme l’explication officielle des paroles
d’al-Hallâj dans la tradition shaficite. Par exemple, elle apparaît
600 ans plus tard dans le grand commentaire sur Vlhyâ’ de Murtadâ
al-Zabîdî (m. 1205/1791). Donc, selon al-Zabîdî, «Dieu retire l’obligation
juridique (taklîf) à celui dont l’intellect est obscur (man ghâba caqluh)2<)».
Et Massignon commente: «al- Zabîdî a adopté toutes les idées de son maître
(al-Ghazâlî) sur la sainteté de Hallâj. Il paraît, en outre, avoir été initié à
la tarîqa hallâjîya20».
Abû Hâmid semble très
prudent dans Vlhyâ’ en ce qui concerne al- Hallâj; il ne parle jamais de
lui qu’en termes voilés. Cependant, c’est beaucoup plus ouvertement qu’il
étudie son cas dans un de ses textes les plus intéressants, composé dans la dernière
décennie de sa vie. Il s’agit du traité mystique intitulé Mishkât al-anwâr
(Bouyges, 52), écrit vers l’an 500/1107 (Bouyges préfère une date antérieure).
Dans ce texte, Ghazâlî consacre une page à l’explication des shathîyât
comme anâ’l- haqq ou le subhânî de Bastâmî[70].
Selon Ghazâlî, à la cime
de l’unicité absolue, quand toute relation a disparu et qu’il n’y a plus
d’«ici» ou d’«ailleurs», quand il n’est plus question d’ascension, parce qu’une
fois arrivé au sommet, on ne peut aller «plus haut», il ne reste que la
possibilité de descendre. Certains enseignent que cette descente est celle d’un
ange vers le ciel le plus bas; mais un autre, plongé dans l’unicité unique de
Dieu, imagine la possibilité d’une descente de Dieu lui-même vers «le ciel le
plus bas»[71]. Voici donc
l’explication de la tradition bien connue: «Je suis devenu son ouïe avec
laquelle il entend, sa vue avec laquelle il voit, sa langue avec laquelle il
parle». C’est Dieu seul qui entend, qui voit, qui parle. Mais si Dieu
«descend», le muwahhid («confesseur de l’unité de Dieu») «monte» en même
temps: les mouvements de son corps prennent leur origine dans ce ciel le plus
bas tandis que son intelligence monte par degrés jusqu’au trône de l’unicité
divine où «il s’assied sur le trône»[72]. Les phrases telles que anâ’l-haqq
doivent être interprétées dans cette perspective, dans la perspective de ceux
qui, comme Hallâj, ont connu l’expérience de l’ascension vers l’unicité de
Dieu.
D’après Massignon, par
ailleurs, il s’agit du sirr al-mutâc, ou ce qu’il nomme «le
secret de l’investiture démiurgique»[73]. Ainsi, selon lui:
Dieu, qui est immobile,
délègue la mise en branle de l’univers à un chef de la hiérarchie des saints;
et tout obéit aux titulaires successifs, apotropéens (abdâl), de cette
délégation, qui doivent demeurer cachés. En tant que participant au fiat
créateur, ce mutâc a le droit de penser VAnâ ’-Haqq la
parole créatrice[74]...
Et il ajoute:
Ghazâlî (ap[ud] Mishkât)
semble estimer qu’après le Prophète, des saints comme Hallâj ont pu être
investis de ce rôle. [...] Selon cette théorie, Hallâj avait le devoir de dire
Anâ’l-Haqq, il est saint et ses juges ont été injustes[75].
En somme, selon Louis
Massignon, Abû Hâmid al-Ghazâlî est non seulement le défenseur d’al-Hallâj[76] contre une
orthodoxie intolérante, mais il est celui qui, le premier, a réussi à intégrer
la tradition halla- gienne aux traditions soufies acceptables. De plus, Ghazâlî
a plaidé en faveur de Hallâj en tant que shaficite et ashcarite,
c’est-à-dire en jurisprudence et en théologie. Pour Louis Massignon auquel
l’érudition a accordé le pouvoir, semble-t-il parfois, de lire dans les cœurs
des maîtres disparus, il s’agissait d’un «cas de conscience» de la part de
Ghazâlî qui «sentit qu’il fallait trouver une formule de conciliation
réadmettant Hallâj dans la Communauté islamique[77]».
Dans les enseignements
différents, bien que liés, des deux frères Ghazâlî, Massignon voyait non
seulement la survie de la «légende hal- lagienne», mais aussi les débuts de
deux traditions mystiques qui se poursuivent jusqu’à nos jours: la première a
été transmise par Hallâj à Qushayrî qui l’a transmise à Abû Hâmid al-Ghazâlî,
ce dernier exerçant une influence profonde sur Sadr al-dîn Shîrâzî (Mullâ
Sadrâ)[78]; la
seconde a été transmise
par Hallâj à Ahmad al-Ghazâlî et ce dernier l’a transmise à son élève, le
martyr cAyn al-Quzât al-Hamadânî. Le lien caché entre ces deux
traditions était peut-être Ahmad al-Ghazâlî qui, selon Massignon, avait initié
son frère Abû Hâmid aux enseignements ésotériques d’al-Hallâj[79].
GHULÂT ET CHriSME
SALMANIEN CHEZ
LOUIS MASSIGNON
Michel Boivin
Le terme de ghulât —
les chi’ites extrémistes — désigne les sectes musulmanes ayant adopté des
dogmes qui n’apparaissaient pas, à moins d’une interprétation symbolique, dans
les textes scripturaires de l’Islam1. Les hérésiographes sunnites et
chi’ites imâmites modérés ont eu tôt fait d’y voir des influences étrangères à
travers la présence de trois idées aliénantes: l’incamationisme (hulul),
la métempsychose (tanâsukh) et l’antinomisme (ibâha). Les
orientalistes s’intéressèrent aux ghulât dès le début du XIXe
siècle. Silvestre de Sacy, l’un des premiers, consacra une partie de son œuvre
écrite aux «Assassins» et aux Druzes, deux sectes classées parmi les ghulât1.
La contribution présentée
ici souhaite analyser le travail effectué par Massignon sur les ghulât,
et en particulier étudier la place qu’il a assignée à l’islam iranien dans la
formation et le développement du chi’isme extrémiste, sans oublier sa
conception des liens entre les différents ghulât.
Massignon
et le problème des ghulât
Dans ce domaine, Louis
Massignon apparaît à plusieurs égards comme un pionnier. Il est le premier à
chercher à comprendre et à connaître les ghulât de l’intérieur, en
dressant pour la première fois une bibliographie des sources directes, la
fameuse Esquisse d’une bibliographie qarmate qui sera suivie par V
Esquisse d’une bibliographie nusayrie[80]. Ce
faisant, il rompt avec la méthode orientaliste inaugurée par Silvestre de Sacy
qui se basait presque exclusivement sur des sources sunnites hostiles pour la
connaissance des doctrines et de l’histoire des Ghulât. Cette méthode
rénovatrice le conduit à repenser les doctrines de ces sectes, faisant apparaître
leur influence sur divers mouvements intellectuels de la période classique de
l’islam comme la falsafa et le soufisme.
Louis Massignon
s’intéresse au problème des ghulât à travers sa recherche sur Hallâj. Il
découvre en effet l’origine chi’ite de l’inculpation de Hallâj: l’usurpation
du pouvoir suprême de Dieu (rubûbîya'). Le mot a été utilisé par les
Imamites pour désigner l’acte de ceux qui avaient exagéré, en l’usurpant,
l’autorité à la fois spirituelle et temporelle dont Dieu a investi les Imams
alides. C’est l’hérésie des Kaysâ- niyya et des Khattâbiyya[81]. À cet égard, deux épisodes de
la vie du Prophète vont recevoir une interprétation spécifique de la part de
ces groupes: celui du ghadîr de Khumm le 18 hijja 10/19 mars 632,
où le Prophète aurait désigné ‘Alî comme son héritier, et celui de l’ordalie (mubâhala)
du 21 zu’l-hijja 10/20 mars 632, lorsque le Prophète aurait mis les siens,
c’est-à-dire ‘Alî, Fâtima, Hasan et Husayn, en otages pour le «jugement de
Dieu». Pour Massignon, les Mukhammisa, qui se confondent plus ou moins avec les
Khattâbiyya, sont les premiers à en avoir donné une interprétation extrémiste:
«Le seul lexique métaphysique à la disposition des Mukhammisa à l’époque,
précise-t-il, était celui de la mixtion manichéenne des deux principes[82]». A travers
cette analyse, Massignon relève d’emblée l’origine iranienne des Ghulât.
On a mentionné l’œuvre de
pionnier accomplie par Louis Massignon dans les études Ismaéliennes. C’est en
scrutant les sources persanes imamites qu’il s’aperçoit que les hérésiographes
sunnites ont cherché par tous les moyens à discréditer les chi’ites
extrémistes: ils en ont fait les introducteurs des religions étrangères, la
plupart iraniennes (mazdéisme, mazdakisme, manichéisme). C’est avant tout cette
thèse réductionniste à ses yeux que Massignon tient à réfuter. Il le fait par
une analyse serrée de «la littérature polémique des Imâmites et plus
spécialement les traités apologétiques où les diverses sectes extrémistes
essaient de se convaincre réciproquement, en partant de leurs termes techniques
communs»[83]. Pour ce qui
est des auteurs imâmites, il s’agit essentiellement d’al-Nawbakhtî et
d’al-Qummî[84].
Il est intéressant de
noter ici la conception particulière que Massignon se fait des Qarmates. Pour
lui, les Qarmates constituent à la fois le mouvement chi‘ite extrémiste le
plus authentique, et la matrice d’où proviennent tous les autres qui sont nés
à partir du IXe siècle (Fatimides, Assassins, Nusayris, Druzes,
etc.). Peut-être cette conception générique lui permet-elle de pallier à
certaines lacunes; c’est par exemple le cas en ce qui concerne la doctrine
qarmate. Lorsqu’il l’expose dans son article de l’Encyclopédie de l’Islam,
il s’inspire en fait des Ikhwân al-Safâ’: «Enfin le recueil encyclopédique des
Ikhwân al-Safâ, écrit-il, (...) est inappréciable pour la compréhension
synthétique de la pensée karmate[85].» Pourtant,
la filiation entre les Qarmates et les Ikhwân al- Safâ’ est loin d’être
établie. La majorité des sources tendrait plutôt à indiquer que les Ikhwân
auraient représenté une tendance ismaélienne opposée à celle des Qarmates[86]. D’autre
part, Massignon est convaincu que le mouvement qarmate a été «accaparé par une
famille d’ambitieux, la dynastie des Isma’îliens qui fonda l’anti-Khalifat
Fâtimide». La religion druze quant à elle n’est qu’une hérésie qarmate.
En réalité, par
«qarmate», Massignon entend «ismaélien», terme qu’il réfute comme «étiquette
politique shi'ite»[87]. De fait, il
caractérise ce mouvement sur le plan scientifique, politique et religieux. En
ce qui concerne l’influence de l’Iran, sa position évolue. En 1922, dans son Essai
sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, il
mentionne le «syncrétisme philosophique oriental» qui, constitué d’éléments
hellénistiques et iraniens, aurait influencé les Qarmates: des Maz- dakistes,
les Khorramiyya, auraient été convertis vers 245 par Dindân au qarmatisme11.
Pour identifier cette influence, Massignon s’appuyé essentiellement sur le
lexique technique. Pourtant, dans son article de l’Encyclopédie de l’Islam,
il ne fait plus aucune mention d’une influence iranienne quelle qu’elle soit:
«Ce mouvement a été
caractérisé, écrit-il au sujet des Qarmates, au point de vue scientifique, par
l’adaptation du vocabulaire arabe à des données techniques d’origine étrangère,
surtout hellénistique (écrits néoplatoniciens. pseudo-hermétiques, et
«sabéens»)[88] [89].»
Massignon a tendance à
minorer l’apport philosophique des grands auteurs iraniens qui, dès le Xe
siècle, donnèrent à l’ismaélisme sa forme spéculative la plus élaborée. Dans l’Essai
sur les origines du lexique technique, il s’évertue par ailleurs à
démontrer que les premiers souris comme Ibrâhîm b. Adham étaient de purs
Arabes, y compris ceux qui portaient une nisba iranienne. Le chi’isme
lui-même a été propagé en Perse par des colons arabes de Kufa à Qom. Par
conséquent, il ressort avec la plus grande évidence que Massignon cherche à
démontrer l’origine non pas purement arabe de ces chi’ismes extrémistes mais
sémite, puisque ses recherches le conduisent finalement à mentionner une origine
«sabéenne» du mouvement qarmate. Massignon s’oppose sur ce point à Corbin qui
voyait au contraire, en particulier dans l’ismaélisme, une forme non seulement
iranienne de l’islam, mais aussi une filiation directe entre certains concepts
mazdéens et certains concepts Ismaéliens[90].
Il est nécessaire de
situer la réflexion de Massignon dans le contexte des enjeux intellectuels qui
prévalaient au sein de l’orientalisme à la fin du XIXe et au début
du XXe siècle. Louis Massignon s’est élevé contre la vision
simpliste et raciale qui prédominait à cette époque sur le chi'isme. En effet,
nombre d’orientalistes et d’auteurs européens, Gobineau et Renan les premiers,
voyaient dans cette religion une réaction des Aryens contre l’islam sunnite qui
aurait été une production des Arabes sémites. D’après cette théorie, le
chi'isme représentait la forme la plus élevée de l’islam, la mystique, que les
Sémites auraient été incapables de concevoir. C’est pour réfuter cette thèse
que Massignon doit par conséquent rechercher dans quelle mesure l’Iran — la
culture, les religions iraniennes pré-islamiques — a pu contribuer à façonner
une forme spécifique de l’islam.
La question de l’origine
des ghulât est liée à cette notion de «syncrétisme philosophique
oriental». Massignon a donné du problème une formulation lapidaire:
«Samaritaine, et grecque en chrétienté, la gnose naquit manichéenne,
c’est-à-dire araméenne et iranienne en islam[91].» Concrètement, il présente
quatre rapprochements :
1. la notion qarmate d’irresponsabilité des âmes (ibâha) qu’il
qualifie d’«un peu mazdéenne»,
2. la notion de métempsychose défendue par Abû Ya’qûb Sijistânî,
3. la doctrine des contraires, d’origine manichéenne,
4. la discipline de l’arcane (taqiyyd), elle aussi manichéenne[92].
Pourtant, dans le même
ouvrage, Massignon revient sur le «syncrétisme oriental» ou plutôt sur ce
qu’il nomme encore ses «formes de transition» que sont «sabéisme hellénistique»
et «ismaélisme qarmate»[93]. On note
qu’ici, les religions iraniennes, manichéisme ou mazdéisme, ont été purement
et simplement remplacées par le qarmatisme[94]. Ce qui permet de dire que
Massignon a pressenti l’influence manichéenne ou mazdéenne sur les ghulât
que furent les Qarmates sans pouvoir véritablement en attester.
Lorsque Massignon écrit
ses premiers articles sur les ghulât, il ne connaît pas un ouvrage
important pour la question: VUmmu’l-Kitâb, qui est encore un livre sacré
pour les Tâdjiks Ismaéliens du Badakhshân. Il le mentionne certes dans sa
communication sur Salmân Pâk[95], mais c’est
seulement en 1936 qu’Ivanow le publie dans Der Islam^. Par contre, dès
l’année suivante en 1937, Massignon l’utilise dans sa contribution sur
l’origine et la signification du gnosticisme dans l’Islam, bien qu’il ne
recoure pas au texte original, préférant se référer à la présentation publiée
par Ivanow dans la Revue des études islamique s[96] [97]. Il mentionne une origine
manichéenne probable pour le gnosticisme musulman dans son ensemble, sans
signaler de traces particulièrement apparentes dans VUmmul-Kitâb[98]. Ce texte éclaire
néanmoins à la fois le problème des origines des ghulât, et celui de
l’influence de l’Iran. Il est affirmé sans ambages que les Ismaéliens sont les
descendants d’Abu’l-Khattâb. Plusieurs traits de la doctrine sont de toute
évidence d’origine manichéenne: la cosmogonie basée sur la lutte entre le Bien
et le Mal (il faut noter que Satan est appelé Ahriman), la sotériologie conçue
comme une libération de la substance lumineuse du monde physique, etc.[99]
C’est en fait surtout à
travers la figure de Salmân Pâk que Louis Massignon cherche à situer
l’influence de l’Iran sur les Chi’ites extrémistes; il s’agit «simplement de
constater qu’un peu de la physionomie du Khor- muzta, de l’Homme Primordial des
manichéens orientaux s’est projetée sur celle du Salmân historique»[100]. Cette
fois, Massignon accepte de reconnaître une influence iranienne à travers
Salmân, et ce en s’appuyant sur W. Ivanow, et par lui sur VUmmu'l-Kitâb.
Mais là encore, il émet de nombreuses réserves: en effet même si Salmân est
historiquement le premier Persan à être venu à l’islam, même si la légende
gnostique présente des aspects indubitablement iraniens, cette figure reste
néanmoins le produit du milieu hybride de la Koufa du premier siècle. Ce
milieu fut propice à l’émergence d’une gnose islamique. Il observe par
ailleurs que si cette légende gnostique s’est enracinée en milieu iranien,
comme l’attestent les textes sacrés des Tâdjiks Ismaéliens du Badakhshân, elle
est aussi présente en milieu sémite, par exemple chez les Arabes nusayris de
Syrie.
Il est vrai d’autre part
que Salmân joue un rôle important ailleurs que chez les ghulât ou même
les chi‘ites modérés. Il est en effet le point de départ de la chaîne de
transmission (isnâd) des corporations artisanales ainsi que de certaines
confréries religieuses sunnites (Qâdiriyya, Naqsh- bandiyya, etc.). Dans la futuwwa,
Salmân éclipse toutes les autres figures. Il est chargé de l’initiation des
Compagnons du Prophète, mais aussi de Hasan et de Husayn. Les textes spécifient
que Jibrâ’il initia Muhammad en le rasant, celui-ci initia ‘Alî qui initia à
son tour Salmân. Massignon voit ici une influence qarmate: il ne cite
malheureusement aucune source[101].
Le fait que les ghulât
attribuent un rôle prédominant à Salmân n’indique pas à proprement parler une
influence de l’Iran. D’après les ismaéliens par exemple, c’est lui qui a fait
retenir tout le Coran à Muhammad; ils affirment également que Jibrâ’il est un
nom de Salmân, suivis en cela par les Nusayris et les Ahl-i Haqq (ou
Ali-Ilahis). Pour les Druzes, Salmân fut l’arbitre supérieur à Muhammad lors
de la mubâhala. Quoi qu’il en soit, dès le début du IIe
siècle, la personnalité historique de Salmân est absorbée par une figure
gnostique: Salsal, désigné aussi par l’initiale Sîn. Massignon pense
qu’Abu’l-Khattâb (ob. 138/755) est à l’origine de cette transfiguration: «il ne
l’identifie pas de piano au Rûh sanctifiant, écrit-il, il l’y
unit graduellement par un processus d’assomption spirituelle; et il l’élève
ainsi à la déification, au-dessus de l’Imâm, dont il fait un quinaire (de Cinq Personnes)'.
Muhammad, ‘Alî, Fâtima, Hasan, Husayn; on reconnaît les Cinq de la Mubâhala[102]». Il est intéressant
de noter que Massignon n’aborde guère la question des liens historiques entre
les Khattâbiyya et les Qarmates, tandis que S. M. Stem démontre de façon
convaincante que les Khattâbiyya, qui proclamaient ouvertement la divinisation
de l’imam au milieu du VIIIe siècle, n’ont guère de liens avec les
Ismaéliens qui apparaissent un siècle plus tard, et qui ne soutiendront jamais
cette thèse[103]. Quoi qu’il
en soit, chez les théologiens extrémistes, Salsal est un des prototypes
spirituels qui se situent entre Muhammad et ‘Alî. Le ‘Ayn, le prototype
de l’imam est ‘Ali; le Mîm est celui du Prophète, de Muhammad; le Sîn
est l’instrument de l’initiation, Salmân. Pour Massignon, tous les ghulât
qui attribuent un rôle important à Salmân, Ismaéliens, Druzes et Nusayris,
forment le chi‘isme salmânien[104].
Il est néanmoins probable
que dans la première période de l’ismaélisme fatimide, la place qu’occupait Salmân
dans la théologie classait les Ismaéliens parmi les ghulât. On peut
encore le constater dans une lettre écrite par le troisième calife fatimide
al-Mansûr (ob. 341/953) à Vustâdh Jawdhar. Parlant des mawâlî du
Prophète, le calife écrit: «L’un d’eux est Salmân Fârisî, Limam auquel est due
l’obéissance après l’imam suprême (‘Alî). On n’accède à l’obéissance à Allâh, à
Son Envoyé, à ‘Alî son légataire, que par l’obéissance à Salmân, Seigneur des
Croyants en son temps[105]». Ce type
de croyance extrémiste disparut de toute évidence de la doctrine fatimide à
l’époque de la réforme réalisée par son fils et successeur al-Mu’izz (ob.
365/975).
Dans VUmmu’l-Kitâb,
une formule sacrée qui apparaît à plusieurs reprises est particulièrement
intéressante. En effet, à côté de la divinisation des Panj tan-i pâk
(les Cinq très purs que sont Muhammad, ‘Alî, Fâtima, Hasan et Husayn) on trouve
l’invocation à la bénédiction sur Muhammad, ‘Alî et deux membres adoptifs de
leur famille qui sont Salmân et Abu’LKhattâb. C’est ainsi que la pentade
divine se transforme parfois en heptade. On sait qu’un hadîth chi‘ite
fait dire au Prophète que Salmân compte parmi les Ahl al-Bayt.
C’est sans doute dans VUmmu’l-Kitâb
que l’influence manichéenne est la plus évidente. A ce sujet, il faut revenir
sur le Khormuzta déjà mentionné. Il s’agit en fait de l’Homme primordial
assimilé par certains textes de Tourfan au dieu Ohrmizd. Il constitue la figure
sotériologique centrale du système. Dans son combat contre les Ténèbres, il
revêt une armure constituée de cinq lumières qui sont les cinq hypostases de la
divinité[106] [107]. Dans VUmmu’l-Kitâb,
Salmân — assimilé à Jibrâ’il — est à l’origine de tout, comme l’est l’Homme
primordial des textes manichéens. Le traité fait de Salmân le prototype du
fidèle de l’imam, c’est- à-dire de celui qui connaît la finalité de la
Révélation: la divinité de ‘Alî. C’est pourquoi la connaissance gnostique ne
peut être atteinte que par le développement du «Salmân du microcosme» (Salmân-i
‘âlam-i kut- chaky0. Il est intéressant de noter que cette
méditation métaphysique réapparaît dans l’ismaélisme nizârite d’Alamût.
Khayrkhwâh-i Harâtî (Xe/XVIe siècle) mentionne cette
promesse de l’imam: «Sois mon fidèle, je te rendrai semblable à moi comme
Salmân[108]». En
réalité, dans l’ismaélisme nizârite, comme dans tout le chi’isme salmânien,
cette référence à Salmân signifie que tout initié peut accéder au statut
d’imâm. De nos jours, Salmân reste une figure primordiale chez d’autres
chi’ites comme les Nusayris, les Druzes, les Kyzylbash et les Ahl-i Haqq.
Louis Massignon publie
quelques écrits sur les Nusayris (voir bibliographie). Il voit en eux les
représentants les plus authentiques de la gnose la plus archaïque qui subsiste
encore dans l’Islam contemporain[109]. Les Nusayris sont les
premiers à avoir possédé «une structure idéologique et eschatologique qu’on
peut appeler «salmânienne», car elle apparaît historiquement à Madâïn, où fut
enterré Salmân (,..)[110]».
D’autre part, les
Nusayris pratiquent encore l’hospitalité salmânienne qui sacralise le
hors-la-loi devenu l’hôte. Dans cette hospitalité, le mari peut aller jusqu’à
«offrir» sa femme à l’hôte de marque comme don suprême.
À l’instar des
orientalistes, Massignon commence par considérer que les Nusayris (ou Alaouites
ou Ansariyyés) sont les derniers rejetons des fameux «Sabéens» dont la
doctrine, ainsi qu’il l’avait constaté en dernière analyse, avait constitué la
source principale du «syncrétisme oriental». «L’âme de l’Iran» ne joue plus
ici qu’un rôle secondaire. Les Sabéens de Harrân associaient la religion
astrale chaldéenne, les études mathématiques et astronomiques, la spiritualité
pythagoricienne et néoplatonicienne. Ils furent les derniers représentants de
l’hermétisme en la personne de Thâbit b. Qurra (ob. 288/901), qui essaya en
vain de démontrer que les Sabéens comptaient parmi les Ahl al-Kitâb.
Mais par la suite, Massignon considère que ces éléments empruntés à
l’hellénisme ne sont que «décoratifs», et non pas «structuraux»[111]. En fait,
les rites des Nusayris leur permettent de pénétrer dans le Paradis où la
Résurrection est anticipée: là se trouve l’essence même du chi'isme salmânien.
Ils sont d’autre part caractérisés par «une persistante protestation de justice
contre la victoire des technocraties matérialistes». En revanche, Massignon ne
signale pas que les Nusayris ont adopté les fêtes iraniennes des équinoxes (Nawrik
et mihrgâri).
Massignon en est venu à
s’intéresser aux Nusayris à l’occasion de ses missions en Syrie. Il n’a par
conséquent pas cherché à établir une liste exhaustive de toutes les communautés
salmâniennes[112]. Il faut
remarquer à ce sujet la place que tient Salmân dans la communauté kyzylbash (ou
alevî) de Turquie. Il est le patron des corporations artisanales (ahï)
qui infiltrèrent les Bektashîs et il tient un rôle fondamental dans leur rituel
principal d’ayin-i cem. Cette cérémonie est réalisée en présence du dede,
le chef de plusieurs villages, qui en profite pour régler toutes les
affaires relevant du droit coutumier. Une fois ces affaires réglées, la
cérémonie commence: c’est une cérémonie d’initiation qui représente les
mystères de l’Au-delà, hors du Temps. Des hommes sont désignés pour tenir les
rôles principaux: celui de ‘Alî, Husayn et Salmân. Un barde (asik) chante
le mythe de la création, puis le mirâj, l’ascension du Prophète.
Celui-ci découvre que
‘Alî est sur le trône de Dieu puis il arrive au Banquet des Quarante. Il
demande où se trouve ‘Alî qui lui répond, sans qu’il le reconnaisse: «Nous
sommes les Quarante et les Quarante sont un». Le Prophète demande une preuve:
‘Alî se coupe la main et les Quarante saignent. Il dit alors: «Vous n’êtes que
trente-neuf!». On lui répond que l’un d’entre eux est allé mendier de la
nourriture. Aussitôt une main ensanglantée apparaît: c’est celle de Salmân qui
revient avec un seul grain de raisin. Le Prophète presse ce grain et en tire le
sorbet qui enivrera les Quarante[113].
Dans une autre cérémonie,
celle du mûsahip ou «frère de l’Au-delà», les impétrants effectuent un
rite qui a été accompli lorsque la terre et le ciel furent créés: Jibrâ‘il
ceignit la ceinture autour des reins d’Adam, puis de ceux de Muhammad au cours
du mi ’râj. Par la suite, ce dernier fit de même avec ‘Alî et ‘Alî avec
Salmân. Ce rite instaure une fraternité spirituelle basée sur la croyance que
les deux acteurs ne font plus qu’un[114]. Ensuite, Muhammad distribue
du halwa aux disciples présents, après avoir prélevé une partie que
Salmân apporte à Fâtima, Hasan et Husayn. L’origine manichéenne de certains
rites alevîs est possible[115]. Enfin,
chez les Ahl-i Haqq, chaque incarnation de la Divinité est accompagnée de
quatre anges. A l’époque de ‘Alî, qui est la dernière incarnation divine, le
premier ange est Salmân, suivi par Qanbar, Muhammad et Nusayr[116].
Remarque
sur Salmân et les Ismaéliens aujourd’hui
Il n’est pas inutile de
revenir sur la figure de Salmân dans l’ismaélisme contemporain[117]. Notons que
le centre de l’ismaélisme nizârite, majoritaire de nos jours, s’est déplacé dès
le XIe siècle vers la Perse; il s’y maintient jusqu’au tranfert de
l’imamat vers l’Inde, survenu vers le milieu du XIXe siècle. À la
fin du siècle, le quarante-huitième imam met en place une rénovation doctrinale
imposante[118].
Le corpus des textes
Ismaéliens contemporains est en partie en persan, en ourdou, en gujarâti et en
anglais. La rénovation théologique accomplie par Sultân Muhammad Shâh (le
troisième «Agha Khan», 1877-1957) s’est accompagnée d’une renaissance de la
littérature religieuse: la renaissance de Bombay. Son propre demi-frère,
Shihâb al-Dîn Shâh (ob. 1885) en fut le précurseur. Puis vers 1903, un
ismaélien persan, Fidâ’î Khurasânî (ob. 1923), rédige à Bombay plusieurs
ouvrages sans doute sur la commande de l’imam. Chez ces deux auteurs, Salmân
n’est plus au centre d’une mythologie gnostique. Chez Shihâb al-Dîn Shâh,
Salmân apparaît de la même façon que dans la littérature chi’ite imâmite.
L’auteur mentionne la célèbre sentence attribuée à Salmân: kardîd o nakardîd
(vous avez fait et vous n’avez pas fait). Cette formule signifie pour lui que
Salmân reconnaît l’élection d’Abû Bakr, mais qu’il regrette que ‘Alî n’ait pas
été désigné[119]. Dans un
autre ouvrage, il affirme que c’est Salmân qui reconnut le premier la divinité (rubûbîya)
de ‘Alî[120]. Fidâ’î
Khurasânî lui attribue le même rôle[121].
Chez Abualy Aziz, un
auteur érudit qui représente la conception ismaélienne commune, on apprend que
Maimun al-Qaddah est un descendant de Salmân[122]. Celui-ci est un disciple
fidèle du Prophète ainsi qu’un mystique authentique: aucun rôle particulier ne
lui est attribué. Dans les farmân des imams, le personnage de Salmân
n’est jamais évoqué. Cette normalisation correspond de toute évidence à la
«normalisation» de l’ismaélisme effectuée à partir de Sultân Muhammad Shâh[123]. Sur le
plan messianique et sotériologique, l’imam a supprimé tous les intercesseurs
autres que le Prophète et les Imams communs avec le chi’isme duodécimain. Il
est apparu par conséquent comme le sauveur (sahib-i zamâri) ici-bas et
dans l’au-delà. Le paradis sur terre que l’imam proposait revêtait la forme de
la prospérité économique.
Qu’en est-il de nos jours
du chi'isme salmânien? Si l’on doit définir l’appartenance aux ghulât,
ces «ultra-chi‘ites» selon l’expression de Corbin, en se basant sur la
représentation gnostique de Salmân, celle du Démiurge de notre monde, les
Ismaéliens doivent être dégagés de cette appartenance; signalons par ailleurs
que les auteurs fatimides comme Sijistânî n’ont jamais été attirés par la
figure gnostique du personnage. En revanche on peut affirmer que les Nusayrîs,
les Druzes, les Kyzyl- bash et les Ahl-i Haqq en sont les derniers
représentants. Mais l’appartenance au chi'isme salmânien se situe ailleurs:
elle est liée à la conviction que l’initié peut dépasser son statut humain
pour atteindre le statut imamien, auquel cas les Ismaéliens et bon nombre
d’adeptes de tarîqa soufies s’y rattachent.
On a vu combien il était
difficile d’exprimer autre chose que des présomptions sur l’origine des
croyances hétérodoxes de ces ghulât. Massignon lui-même se méfiait de
ses propres intuitions fulgurantes, puisqu’il abandonne peu à peu la thèse de
l’origine iranienne du mouvement qarmate, pour retenir exclusivement celle de
l’origine sabéenne, mouvement qui se rattachait à l’hermétisme. L’influence des
religions iraniennes apparaît très ponctuellement, comme dans VUm-
mu’l-kitâb : on ne peut en aucun cas conclure à une influence déterminante
de ces croyances sur le chi'isme, extrémiste ou non. En dernière analyse, on
peut penser que la mise en avant de correspondances dans les systèmes
théologiques ne suffit pas à indiquer une influence ou une filiation; jusqu’à
preuve du contraire, elles restent de simples coïncidences.
Amir-Moezzi, Mohammad Ali, Le
guide divin dans le chi‘isme originel. Aux sources de Tésotérisme en Islam,
Lagrasse, Verdier, 1992.
Aziz, Abualy A., A Brief History of Ismailism,
Dar al-Salam (?), 1974.
Boivin, Michel, Chi‘isme
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Aga Khan (1885-1957), thèse, Sorbonne
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sabéen et exégèse ismaélienne du rituel», Eranos Jahr- buch, XIX (1950),
pp. 180-246; repris dans Temple et contemplation, Paris, Flammarion,
1980, pp. 143-196.
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cyclique dans le mazdéisme et dans l’ismaélisme», Eranos-Jahrbuch XX
(1951), Zurich, Rhein/Verlag; repris dans Temps cyclique et gnose
ismaélienne, Paris, Berg International, 1982, pp. 9-69.
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Ismaélienne. 1. Abû Ya’qub Sejestânî : Le Livre des Sources (IVe
IXe s.).-2. Sayyid-nâ al-Hosayn ibn ‘Alî : Cosmogonie et
eschatologie (VIITXIIF s.). -3. Symboles choisis de la Roseraie du
Mystère, de Mahmûd Shabestarî (VIIITXTVe s.f textes édités avec
traduction française et commentaires, Paris/Téhéran, Adrien Maisonneuve, 1961
(Bibliothèque iranienne, 9); réédité sans les textes arabes et persans,
Lagrasse, Verdier, 1994.
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Ismâ'îlîs : Their History and Their Doctrines, Cambridge, Cambridge
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Fidâ’î
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L’ISLAM CHriTE
DANS L’ŒUVRE DE LOUIS MASSIGNON
Pierre Lory
Au cours des recherches
d’une foisonnante richesse qu’il accomplit sur l’islam classique durant sa
carrière, Louis Massignon aborda à de nombreuses reprises la question du
chi’isme, tant sous ses aspects historiques que proprement doctrinaux. Ainsi,
dans ses travaux sur la vie de Hallâj, mit-il en évidence les différentes tendances
et enjeux au sein du courant chi’ite, en particulier à la fin du IXe
et au Xe siècle de notre ère, au moment de 1’«Occultation mineure»1.
Diverses monographies, dont les plus importantes ont été regroupées dans les Opera
Minora, éclairent des facettes de la tradition et de la piété chi'ites, ou
mettent en lumière certains aspects des courants Ismaéliens, nusayris etc. Son
œuvre écrite n’a toutefois pas abordé de front les débats fondateurs du clivage
séparant les deux principales parties de la communauté musulmane[124] [125]. En cela,
il suivait sans doute une logique d’historien, car l’opposition sunnite/chi‘ite
n’avait pas fracturé en profondeur la communauté musulmane, comme l’ont fait
dans l’histoire des églises chrétiennes les différentes excommunications qui
la jalonnent. En outre, Massignon cherchait à détecter et expliquer la flamme
première et originelle qui avait provoqué 1’«incendie» monothéiste islamique à
partir du VIIe siècle; en cela, il était plus attentif à ce qui unit
les musulmans, à ce qui suscite leur inspiration commune, qu’à ce qui les
divise[126]. Mais il y
a plus: il suivait aussi en cela le tropisme intellectuel et spirituel qui
était le sien depuis ses débuts dans les études d’islamologie, lorsqu’on mars
1907 un vers de Hallâj rapporté dans la Tadhkirat al-awhyâ’ de ‘Attâr
vint percuter sa propre destinée, le décidant à consacrer ses recherches à la
mystique:
«La prière de l’amour
demande deux rak’a, mais leurs ablutions sont accomplies avec du sang»
Ce sont les répercussions
de son approche des spiritualités que je voudrais ici expliciter, à propos de
l’étude du chi’isme. Massignon n’étudia jamais la mystique ni l’histoire
musulmanes comme un entomologiste consciencieux étiquetant faits, dates et
transmissions. Les croyants et croyantes dont il rapporta les dires et
doctrines représentaient pour lui les protagonistes d’une expérience vivante et
vibrante; il considérait sa mission d’orientaliste, comme celle d’un homme de
science cherchant à traduire et transmettre non seulement des informations,
mais aussi quelque chose de cette vie et de cette vibration.
Il a exposé lui-même dans
plusieurs de ses écrits sa méthode de travail, très personnelle, présentée
depuis dans des études consacrées à son œuvre[127]. Dans un entretien récent à
France-Culture[128], Christian
Jambet relevait à juste titre la consonnance entre la démarche de Massignon et
celle de Léon Bloy, notamment dans Le salut par les Juifs. Le détour par
Bloy illustre à mon sens assez clairement l’attitude de Massignon. Pour Bloy,
les événements historiques, tout comme ceux beaucoup plus ténus et intimes de
notre vie personnelle, sont lourds d’une signification religieuse,
providentielle. Ainsi l’évolution historique du judaïsme à l’ère chrétienne
avait pour lui une signification théologique, spirituelle et eschatologique
éminente — comme du reste des événements et épreuves de sa propre vie — venant
en quelque sorte compléter le message littéral de la Révélation elle-même. Car
il affirmait en outre que lesdits événements étaient lisibles dans la Bible
elle-même, qui en donnait la clé et le sens final. Ainsi, il écrivit à Jacques
et Raïssa Maritain, ses filleuls;
«Vous avez lu dans le Salut
par les Juifs que Dieu ne peut parler que de Lui-même. Or Dieu, c’est
Jésus, et nous sommes ses membres. Donc l’Esprit Saint est forcé de parler en
même temps de nous et chacun est en droit de s’appliquer à lui-même, en cette
qualité, chacune des paroles du Livre Saint (...). Faites ainsi et vous serez
stupéfaits du résultat. Je vais jusqu’à prétendre que l’Écriture prophétise
chacun de nous d’une manière spéciale, précise. Quant on découvre cela, c’est à
mourir d’amour...»[129].
Notons en passant la
proximité entre une telle exégèse de la Bible et une certaine exégèse chi‘ite
retrouvant dans l’entièreté du Coran un discours sur rimâm. L’Imâm étant la
face apparente du mystère divin absolu, Dieu ne peut parler que de lui. Chaque
verset désignera ainsi nécessairement l’Imâm, et chaque fidèle chi‘ite pourra
interroger le texte sacré pour sa propre guidance personnelle. Comme l’expose ‘
Alî b. Ibrâhîm al-Qummî (m. 307/919) dans l’introduction à son commentaire
coranique: «(Les Imâms) sont le but même de la création, et le but de leur
création est celui de Dieu Lui-même (...). Il n’est dès lors pas exagéré
d’affirmer que le Coran fut révélé à leur sujet, et pour eux[130]»
Mais revenons à Louis
Massignon. Son œuvre de savant, d’érudit, n’est bien sûr en elle-même pas comparable
à celle de Léon Bloy, disqualifié par ses propres outrances et ses naïvetés.
Cependant, cette œuvre fut guidée, pilotée par une aspiration à décoder, dans
des faits historiques ou des considérations mystiques même inoffensives voire
anodines, des dimensions sociales immenses. Résumons en quelques points la
démarche de Massignon[131]:
— L’historien des faits religieux ne doit pas se borner à accumuler
des faits parcellaires, mais doit tenir compte de la finalité historique qui
les anime et les structure. L’histoire est en effet celle de personnes qui
donnent un sens, immédiatement, à chaque action posée ou subie par elles. Dans
l’esprit de Massignon, ce sens apparaît dans un horizon eschatologique, du
moins pour les trois religions monothéistes.
— Ce sens est donné et illustré par des situations dramatiques
éclairant les épreuves historiques des hommes dans leur perspective métaphysique.
De tels événements emblématiques sont en nombre restreint. Ils se répercutent
et se retrouvent à différents moments de la vie des communautés humaines (cf
l’exode pour le peuple juif). Ainsi l’humble figure de Jeanne d’Arc, par
exemple, sera-t-elle évoquée en différentes circonstances du destin national
français.
— Ces attitudes et actions exemplaires qui donnent sens sont
assumées par des individus en petit nombre, mais totalement abandonnés voire
sacrifiés à leur cause, et simultanément complètement solidaires du destin de
leur communauté. C’est ici à Hallâj que se réfère Massignon, persuadé de
l’oblativité efficace des souffrances et de la mort du grand soufi. Mais la
perspective adoptée est bien celle du chi'isme, comme il l’écrivit lui-même:
«Contre le littéralisme
nominaliste de la plupart des Sunnites, mu’tazilites ou non, les Shi’ites
pensent que les versets coraniques, Parole de Dieu, sont perpétuellement
«avertisseurs», actuels. De génération en génération, ou plus exactement de
cycle en cycle prophétique (coupés par des vides), Dieu nous désigne, sous des
noms historiques, grâce à des situations analogues obligeant à option morale,
des personnes vivantes[132].»
Et c’est en ce sens qu’on
doit relire, à mon avis, les principaux textes consacrés par Massignon à
l’Islam chi'ite. Il n’est pas question ici de tout passer en revue; il est sûr
que ses considérations sur le rôle de la bourgeoisie ultra-chi‘ite à l’époque
de Hallâj ne nous apporteraient ici que peu d’éléments sur la question. Au
fond, ce qui a le plus frappé Massignon, ce qui l’a interpellé, travaillé,
enthousiasmé, ce ne sont pas des idées ou des conceptions métaphysiques, mais
avant tout des figures emblématiques portées beaucoup plus haut par le
chi'isme que de simples hagiographies. Fâtima, Husayn, Salmân sont infiniment
plus que des saints; ils représentent des symboles vivants, des sortes de
cartes stellaires résumant des pans entiers de notre histoire d’hommes,
donnant sens aux épreuves et souffrances. Parce qu’ils ont été incarnés dans
des destins historiques, ils sont aussi bien autre chose que des archétypes.
Massignon a d’ailleurs tâché de leur donner autant que faire se pouvait une
consistance, une épaisseur humaine. De ces figures, je ne retiendrai que deux,
les plus chargées de sens dans les écrits de Massignon: Fâtima, la fille, et
Salmân le compagnon persan du Prophète. C’est sur elles surtout que Massignon
a écrit, et l’on peut souligner qu’il n’a approfondi ni la figure de ‘Alî dans
le drame de sa position politique, ni celle de Husayn, qui pourtant imprègne
jusqu’à saturation la sensibilité chi'ite.
* *
*
Le personnage de Fâtima,
étudié avec passion par Massignon, ne constitue pas à vrai dire une figure
historique de premier plan. S’il s’insurgeait contre le portrait
particulièrement négatif qu’en avait brossé Henri Lammens[133] [134], il lui reconnaissait
cependant une certaine validité. Quelle qu’ait été sa personnalité historique
réelle, la fille du Prophète resta assez effacée, se mêla peu à la vie publique
ou même aux querelles de harem. Massignon se plut précisément à relever la
discrétion de cette femme de santé fragile, élevée dans la pauvreté, voire le
dénuement lors des premières années de leur installation à Médine, consacrée au
service humble et domestique de sa maison. Il insista sur la qualité de son
mariage monogamique avec ‘ Alî, trop pauvre pour la pourvoir d’un véritable
douaire, et qui ne prit aucune autre coépouse tant qu’elle vécut11.
Il transfigura ces épreuves de privation, de frustration en signes des privilèges
insignes reçus par ceux qui gardent comme seule richesse leur foi confiante en
Dieu.
Massignon mit en relief
deux événements principaux:
La Mubâhala
Ce bref épisode a pris
une dimension considérable dans la mémoire religieuse du chi‘isme[135]. En janvier
632, au moment où les différentes tribus et cités de la péninsule arabe
venaient se soumettre au Prophète vainqueur, une délégation de la ville
chrétienne yéménite de Najrân vint à Médine pour négocier son allégeance.
Muhammad enjoignit aux délégués de ne plus croire en la nature divine du
Christ. Une discussion théologique s’ensuivit dont la tournure irrita le
Prophète, qui proposa aux Najrânites une ordalie exécratoire {mubâhala).
Il s’agissait d’un rite couramment pratiqué en Arabie à cette époque pour des
litiges qu’on n’arrivait pas à régler faute de témoignages probants: suivant un
rituel préétabli, chacune des deux parties demandait à la divinité d’attirer
sur elle-même la malédiction si elle avait tort. Le lendemain, au lieu-dit de
la Dune rouge, les protagonistes se retrouvèrent. Muhammad regroupa sous un
manteau (en fait, une tenture placée entre deux poteaux) sa fille Fâtima, son
gendre ‘Alî et ses deux petit-fils Hasan et Husayn[136]. Les Chrétiens de Najrân
arrivèrent alors et, pour des raisons non explicitées par les sources,
renoncèrent à l’ordalie et préférèrent négocier directement leur soumission à
l’Etat musulman.
Les théologiens chi‘ites
insisteront beaucoup sur cet événement pourtant bref et sans suite, parce
qu’il mettait en relief de façon spectaculaire l’attachement du Prophète à son
gendre, à sâ famille et sa descendance, les produisant comme témoins et
«otages» de sa mission devant Dieu. Massignon relève la situation centrale de
Fâtima (qui cependant n’avait rien fait ni dit quoi que ce soit lors de la mubâhala)
au sein des quintuples liens de la famille: paternité, filiation, mariage,
maternité, fraternité. Elle se trouve au cœur de la «sainte famille», malgré
son effacement apparent[137]. «Cette
position de Fâtima est axiale, privilégiée, et exposée; seul lien “charnel”
entre son père, son mari et ses fils: “Umm abîhâ” [mère de son père], unique
principe de perpétuité de la Race; choisie pour endurer les réversibilités des
jugements de Dieu; elle est au centre des “cinq relations parentales qui
occultent la divinité”[138]»
Son dépouillement après
la mort de son père
Massignon fit également
état d’une pénible affaire d’héritage qui toucha semble-t-il beaucoup la fille
du Prophète. Muhammad avait promis verbalement à sa fille de lui faire don de
l’oasis de Fadak, conquise en 628. Après sa mort, le calife Abû Bakr fit valoir
que ce qui avait appartenu au Prophète était propriété de l’État, et refusa
d’accorder Fadak à Fâtima; ce qui affecta énormément celle-ci, qui mourut
d’ailleurs deux mois et demi après son propre père, dans le deuil et le
chagrin. D’autres événements dramatiques intervinrent semble-t-il au cours de
cette courte période (mais leur historicité est moins assurée); par exemple la
violation de domicile et l’intimidation brutale dont Fâtima aurait été l’objet
de la part de ‘Umar venu exiger l’allégeance de son mari au nouveau chef de
l’Etat, Abû Bakr. Peu après, elle accoucha d’un garçon mort-né, connu dans la
tradition chi’ite sous le nom de Muhassin, drame qui obscurcit certainement
encore gravement ses derniers instants.
Massignon relève d’autres
anecdotes rapportées par des historiens de tendance diverses, selon lesquelles
le Prophète aurait demandé à sa fille de prier pour les morts: pour son oncle
Hamza tué à la bataille de Uhud en 625, puis pour Ja’far ibn Abî Tâlib tombé à
Mu’ta en 629. Il souligne ainsi combien Fâtima fut dédiée aux larmes et aux
douleurs — non seulement par ses propres souffrances, mais par délégation, en
assumant également celles de son entourage. Il brosse en effet le tableau d’une
femme éprouvée par les douleurs (Dhât al-ahzân, selon le texte d’une
litanie chi’ite attribuée à Nasir-e Tûsî), victime et intercesserice, héroïne
effacée d’un drame qui se prolongera jusqu’à la fin des temps, où l’eschatologie
chi‘ite fait apparaître Fâtima venant demander à Dieu réparation contre les
meurtriers de ses enfants. Massignon fut donc très sensible à l’intensité de
souffrance qui habitait son expérience de «compatiente» et lui apparaissait
porteuse d’une efficacité transpersonnelle.
C’est très explicitement
que Massignon établit ici un rapport entre Fâtima et Marie. Il souligne la
similarité des épreuves subies (mort de Muhassin, puis, par prophétie, de
Husayn) comme celles des fonctions dans le culte populaire. Il ne s’agit pas
d’un simple rapprochement soulignant un parallélisme de situation, mais de
l’esquisse d’une figure commune, universelle de la Mater Dolorosa.
Massignon sonde ainsi la mémoire du chi’isme majoritaire où Fâtima est présente
depuis les origines parmi les «Quatorze Immaculés», mais surtout la mythologie
des courants de tendance gnostique (Nusayris; U mm al-Kitâb). De toutes
ces données, à vrai dire assez hétérogènes, il tente de construire une figure
emblématique: «Il sied pourtant d’avertir (les Chi’ites) de garder souci de
leur dignité et de leur honneur, qui est dans Fâtima, le type musulman de la
Femme Parfaite, Orante perpétuelle, Mère respectée d’un foyer monogame, Hôtesse
intrépide donnant asile aux convertis étrangers, préfigure arabe de la
Promotion finale de la Femme[139]»
Massignon s’est également
penché sur le rôle de ce compagnon du Prophète, à la suite notamment d’un
voyage à Madâ’in en 1927, où il fut frappé par le contraste entre l’arc de
Chosroès et la modestie de la tombe attribuée à ce personnage. Contre l’opinion
de Joseph Horovitz qui proposait de voir en Salmân une figure légendaire
élaborée par l’hagiographie chi’ite[140], il s’efforça de retracer la
biographie de ce non-arabe, ce Persan, en soulignant le rôle historique et
symbolique qu'il joua dès les premiers moments de la prédication muhammadienne.
Nous nous bornerons à reprendre ici les lignes pour nous principales d’un
article qui fit date, «Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l’Islam
iranien».[141]
Les données
traditionnelles regroupées par Massignon présentent de multiples variantes.
Toutes considèrent cependant que Salmân a été un Persan et la plupart
s’accordent sur son origine noble; issu d’une famille mazdéenne, Salmân se
serait converti au christianisme par aspiration religieuse et mena ensuite une
vie errante et ascétique. Ayant appris l’apparition d’un prophète en Arabie, il
décida de se rendre à Médine. Il y parvint, après de multiples péripéties au
cours desquelles il fut capturé et emmené comme esclave. Après avoir pu
rencontrer Muhammad, il se convertit à l’Islam et fut racheté. Son insertion
précise dans la communauté médinoise est difficile à évaluer plus précisément.
Un bref passage interpolé par Ibn Hishâm dans la Sîra de Ibn Ishâq
indique que, selon certains, c’est lui qui aurait eu l’idée d’entraver
l’attaque des Mecquois en 627 en creusant un fossé devant l’accès principal de
l’oasis de Médine. La Sîra ajoute que, les Ansâr médinois disputant aux
Muhâjirûn mecquois l’appartenance de Salmân à leur communauté, le Prophète
aurait dit: «Salmân est des nôtres, nous gens de la Maison[142]». Cette sentence, malgré sa
brièveté, fut d’une importance décisive pour la pensée chi’ite qui y vit la
désignation de Salmân comme l’un des principaux Compagnons sûrs du Prophète,
voire un «adopté» de la famille du Prophète. Massignon s’est efforcé
d’analyser le rôle de Salmân auprès du Prophète — dans l’explicitation de
certains traits de sa propre mission face aux autres religions notamment — de
même qu’il a tenté d’évaluer la portée de ses prises de position après la mort
de Muhammad et la nature de son attachement à la cause ‘alide.
Louis Massignon a
toutefois particulièrement insisté sur l’interprétation ultra-chi‘ite du rôle
de Salmân. A cet effet, il a largement eu recours aux récits ismaéliens,
nusayris ou à dés textes gnostiques comme le Umm al-Kitâb pour mettre en
valeur son caractère d’adopté, d’expatrié qui quitta sa famille par
amour de la vérité, et que son initiation à la gnose rendit spirituellement
parent du Prophète et des Imâms[143]. La
fécondation et/ou la filiation par la transmission du savoir et de la présence
divine est un autre thème où Massignon rapprochera les figures «salmâniennes»
de bien des aspects de la spiritualité chrétienne où la filiation chamelle ne
joue pas de rôle, mais où la transmission symbolique (par le biais des
différents sacrements) constitue le lien principal entre les croyants.
* *
*
Que conclure devant le
tableau de ces deux figures offertes à notre réflexion ou notre méditation par
Louis Massignon? On peut relever tout d’abord leur dimension universelle, ou en
tout cas leur communauté de sens avec des figures analogues dans le
christianisme catholique, et cela selon trois modes:
— D’abord, celui des origines. Fâtima est d’abord «la mère de son
père» (umm abî-ha). Non pas seulement, comme l’entendent les Chi‘ites,
parce qu’elle donnera naissance aux Imâms manifestant l’essence étemelle de
Muhammad — mais parce qu’elle est la figure de la Femme, de l’Ewigweibhche,
de l’étemel féminin dans la plénitude de l’adjectif «étemel»; parce que face à
Dieu, l’homme est d’abord féminin, et qu’ainsi, le féminin en Muhammad a
précédé le masculin (ici, j’interprète Massignon, non pas la pensée chi’ite!),
comme cela se reproduit également intérieurement chez chaque croyant.
— Ensuite, ces figures sont «participables» en tout temps au
présent. Nous retrouvons ici sa conception de la solidarité universelle liant
tout le genre humain, assumée par certains êtres d’exception, mais concernant
chaque individu spécifiquement. Et s’il appartient au simple croyant de prendre
exemple chez Hallâj, Fâtima ou Salmân, ce n’est pas parce que ceux-ci auraient
été des modèles de vertu, mais parce que leur attitude symbolise efficacement
celle de Dieu envers nous. La protestation de chaque femme outragée (par
exemple pendant la guerre d’Algérie, à laquelle Massignon s’est souvent
référé) est assumée par la figure de Fâtima, qui lui donne sens et noblesse.
— Enfin, ces figures ont partie liée avec les fins dernières. La
pensée de Massignon — tout comme celle de Léon Bloy — était toute tendue vers T
accomplissement eschatologique de l’histoire. Non pas par fascination
apocalyptique de la dévastation de la Cité humaine pécheresse (Massignon a
milité de toutes ses forces contre une semblable destruction, contre la bombe
atomique notamment) mais parce que le temps messianique donnera le sens caché
de toutes les souffrances et injustices, dévoilant enfin la mystérieuse unité
spirituelle qui traversait et soudait le genre humain. Son espérance d’une nouvelle
Jérusalem soutenait son action et sa pensée. La fraternité des croyants «adoptés
dans la foi» à l’instar de Salmân en est ici comme une prémice.
De ces quelques
considérations, que peut-on conclure, que peut-on garder pour les générations
futures qui se pencheront à leur tour sur le patrimoine chi'ite? Je dois avouer
que, malgré l’immense respect que suscite l’œuvre de Louis Massignon, je ne
considère pas que ces écrits, scientifiquement parlant, survivent aux ouvrages
plus récents. La bibliographie de Massignon était moins complète que celle
dont nous disposons actuellement sur l’histoire et la littérature chi'ites. Sa
méthode était parfois surprenante, car il avait souvent tendance à regrouper
(par exemple sur l’histoire de Fâtima) une documentation fragmentaire, hétéroclite
dans le temps et dans la doctrine, pour présenter une synthèse au fond assez
fragile. Enfin, il a mis en relief certains thèmes, comme le rôle préétemel et
cosmique de Fâtima, avec érudition, intelligence voire génie; mais je ne suis
pas sûr que les intéressés eux-mêmes — les Chi'ites croyants — y reconnaissent
leur propre piété, leur forme de sensibilité face à la fille du Prophète. Il
me semble que dans l’esprit du Musulman chi‘ite ordinaire, elle est certes
respectée avec ferveur, mais toujours par rapport à son père et à sa
descendance, de façon subordonnée en quelque sorte. Ce qui n’exclut pas bien
sûr des méditations de type massignonien au sein même du chi'isme — je pense en
particulier à l’œuvre de Ali Shariati[144].
Je suis par contre
persuadé que l’importance profonde et perdurante de l’œuvre de Massignon
concernant le chi'isme (et l’islam en général) se situe dans le champ de la
religion comparée, plus particulièrement de la pensée et de la spiritualité
chrétienne[145]. Massignon
a puissamment travaillé à faire naître, chez les catholiques notamment, une
réflexion sur l’Autre, sur la fonction spirituelle du non-chrétien; plus
encore, la façon dont il a stimulé le dialogue islamo-chrétien y a instauré une
estime, une sympathie voire un esprit fraternel dont on mesure encore mal le caractère
bénéfique. Ses méditations sur Fâtima ou sur Salmân, entraînées par l’appel à
la compassion et à la substitution qu’il prônait, appellent même à aller encore
plus loin que cette estime et cette sympathie, et la recherche d’un lieu de
l’âme humaine où l’hospitalité envers l’autre permet de découvrir une commune
configuration dans l’aspiration vers Dieu et le respect du mystère humain.
LA PLACE DU POÈTE
PERSAN ‘ATTÂR
DANS L’ŒUVRE DE LOUIS MASSIGNON
Jacques Keryfll
A la suite de la parution
de mon dernier ouvrage sur Louis Massi- gnon, intitulé Jardin donné, on
m’a demandé de parler de la place de ‘Attâr dans l’œuvre de Massignon. N’étant
pas un spécialiste de l’Iran, je ne serai ici que l’inhabile interprète du grand
orientaliste.
Plantons tout d’abord le
décor. C’est en 1906, au Caire, que Louis Massignon, jeune pensionnaire à
l’institut français d’archéologie dirigé par Gaston Maspéro, découvre le
mystique musulman al-Hallâj, grâce à une main équivoque, celle de Luis de
Cuadra, ce jeune artiste aristocrate espagnol devenu musulman, l’un de ces
désespérés de l’Occident pour lesquels l’islam apparaît comme l’ultime refuge.
C’est dans le Mémorial des saints de Farid al-din ‘Attâr, poète persan
du XIIe siècle, que Massignon lit cette sentence percutante de
Hallâj, mort crucifié, exécuté à Bagdad pour avoir témoigné de l’amour de
réciprocité entre Dieu et l’homme.
A l’époque, lorsqu’il
découvre cette sentence: «Deux séries de prosternations suffisent en amour,
mais l’ablution doit être faite dans le sang[146]», Louis Massignon est encore
un jeune agnostique qui aime passionnément la vie, la liberté, et qui entend
bien en profiter au maximum. Cette sentence va engendrer chez Massignon un
processus qui ne se terminera qu’avec sa mort. Cette sentence n’émeut guère
alors en lui que sa fantaisie littéraire. Il dira plus tard avoir été d’abord
charmé par les délicatesses toutes profanes des textes mystiques. Il s’agit
d’une admiration purement esthétique. Cependant, ajoute-t-il, certaines phrases
l’attirèrent, le retinrent par «un accent, par une force d’expression non plus
littéraire mais instigatrice, comme un harpon destiné à tirer l’âme à Dieu».
«Mil neuf cent sept,
écrira-t-il encore, année étrange, pleine de signes avant-coureurs de la grâce
divine. » Du Caire, il écrit à son père pour lui annoncer sa décision de faire
de la vie, de l’œuvre, de la mort de Hallâj son sujet de thèse. En fait, cette
étude se poursuivra toute sa vie. Il en viendra même peut-être, à s’identifier
à son modèle, à la prière duquel, dit-il, il devait sa conversion au Christ.
Parfois on ne sait plus s’il parle de lui ou de Hallâj. Mais ce n’est pourtant
pas de Hallâj que je dois vous entretenir aujourd’hui, mais de Farid al-din
‘Attâr et de la place qu’il tient dans l’œuvre de Massignon. *
Essayons d’abord de
comprendre l’attitude profonde de Massignon face à ce poète persan. À l’époque,
si Massignon qui n’a que vingt- quatre ans est déjà un chercheur qui met tout
son savoir, toute son érudition précoce, toute son ardeur passionnée au
service de sa recherche, c’est aussi et d’abord un poète au sens plein du mot,
qui va vibrer au langage des poètes dont ‘Attâr est l’un des éminents
représentants en langue persane. Dans mon ouvrage Jardin donné, j’ai
essayé de montrer à la suite de Gabriel Bounourre, que Louis Massignon était un
authentique poète qui, dans ce «préconscient spirituel» dont parle Jacques
Maritain, dans cette nuit spirituelle translucide, a trouvé son inspiration
poétique. Il était, comme dit Heidegger, «le feu et la source», il était déjà
cet homme de désir qui, bien qu’enfermé dans le cercle restreint de son savoir
rationnel, voyait pourtant au-delà, par l’œil du cœur. A l’affût de
l’invisible, présent dans le réel, pratiquant l’intériorisation, il a été et
est resté celui qui, comme le dit encore Gabriel Bounourre, «retrouve à l’état
de preuve rendue vivante par son amour, le mémorial que nous portons en nous,
le rappel du Paradis, les traces de la gloire de l’Alliance première». Pour
Massignon, la poésie devait témoigner du désir pressant de s’imprégner de
vérité pleine, non pas abstraite, mais vivante, et c’est pourquoi il avait
horreur de la poésie-littérature qui, par de faux brillants, ébouit la
conscience. Seuls l’intéressaient les textes qui libèrent les fins dernières du
langage, ceux qui font accéder au réel, dira-t-il.
Mais est-ce seulement
parce que Massignon a trouvé en ‘Attâr un authentique poète qu’il s’est
intéressé à lui, qu’il l’a étudié? Massignon a trouvé dans ‘Attâr l’une des
nombreuses chaînes par lesquelles il pouvait remonter à Hallâj qui avait
séduit son âme inquiète et tourmentée. Converti au Christ en mai 1908 à Bagdad,
Louis Massignon va se lancer dans une étude scientifique de Hallâj. Mais
insistons encore une fois sur ce point: pour Massignon, si vraiment il y a dans
ce monde quelque chose d’immortel, seul un certain effort d’imagination
artistique — «en avant», dira-t-il — peut nous permettre de le rejoindre et de
nous y joindre. Il insiste en précisant: «Sans ce travail de la méditation
artistique, de l’imagination créatrice, nous ne pouvons pas comprendre.»
Dans le cas particulier
qui fut pour Massignon la recherche historique de la vie de Hallâj, nous savons
qu’en islam, on n’attribue de validité
qu’au témoignage oral.
Les musulmans se représentent l’Histoire vraie de leur communauté, de Vumma,
comme un tissu où les chaînes parallèles et séparées des générations sont
traversées par des trames continues et perdurables dont les
témoins-transmetteurs constituent les nœuds. Ainsi pour Hallâj, reprend
Massignon, «sa réincorporation graduelle dans la conscience islamique s’est
faite selon ce mode de transmission à travers ces chaînes de témoins se passant
son souvenir comme un viatique d’espérance.» Dans cette perspective, il était
donc logique que Louis Massignon cherchât à remonter par cette succession de
témoins vers celui qui lui avait entrouvert le voile sur le Mystère, sur
l’Absolu.
Louis Massignon va donc
distinguer ici plusieurs lignes de transmission, tout d’abord celle de la
sentence juridique, ensuite celle des commentateurs du Coran qui acceptèrent
d’expliquer certains versets coraniques au moyen de mystique hallagienne. Il y
a enfin une troisième ligne qui est celle des soufis, et c’est ici qu’il place
‘Attâr. L’essai de ‘Attâr de situer la physionomie de Hallâj selon la
perspective de 1’« amour vainqueur» explique sans doute pour une grande part
l’attention portée par le jeune poète Massignon à son initiateur Farid al-din
‘Attâr et son éclosion à l’étude passionnée de la vie de Hallâj, de son œuvre
et de sa mort. Et c’est pourquoi dans sa thèse, il va revenir à une étude
systématique de l’œuvre de ‘Attâr, dans la mesure où celle-ci pouvait le
renseigner sur Hallâj. Je pense donc que c’est essentiellement dans cette
perspective qu’il s’est intéressé à lui et que, de plus, l’authenticité de
l’expression poétique de ‘Attâr le mettait «en contact d’un réel —■ ce réel
plus réel que la réalité — libérateur l’appelant vers autre chose.»
Mais où est-il question
de l’œuvre de ‘Attâr dans Massignon? Dans sa thèse La passion de Hallâj,
revue, corrigée et rééditée après sa mort en 1975 par son fils Daniel, on peut
trouver au volume IV, des index où il est fait 182 fois mention de ‘Attâr;
vingt-six pages lui sont exclusivement consacrées. Dans les Textes inédits
de la mystique musulmane publiés chez Vrin en 1929 (p. 115), Louis
Massignon présente deux textes de ‘Attâr en persan; le premier est tiré de Haylâj-Nâma
et l’autre de Jowhar al-Zat. Dans Parole donnée, le dernier
ouvrage écrit par Louis Massignon, édité juste après sa mort et réédité en
1983, on peut trouver encore un très beau texte sur ‘Attâr, que je citerai en
forme de conclusion à la fin de cet entretien. Enfin le texte des Opera
Minora II reprend intégralement celui de la thèse. Sans avoir pu faire une
recension systématique de tous les écrits de Massignon, je pense, sauf omission
de ma part, que c’est essentiellement dans ceux que je viens de mentionner
qu’il est question de ‘Attâr.
Revenons, si vous le
voulez bien, au texte principal. C’est dans sa thèse, au tome II, que l’on peut
trouver une analyse détaillée de l’œuvre de'Attâr concernant al-Hallâj, de la
page 380 à la page 406 de la nouvelle édition. Cette étude se situe dans un
contexte plus large que Louis Massignon intitule La légende hallagienne,
origine et floraison littéraire. Tout au début de ce chapitre, dans une
section traitant de l’oniro- critique, Louis Massignon écrit déjà: «‘Attâr nous
signale le rêve d’un anonyme auquel Hallâj apparut décapité avec un cierge
allumé qui lui avait été donné pour remplacer sa tête coupée». En
onirocritique, rêver de décapitation, c’est rêver affranchissement, guérison,
réconfort, paiement des dettes; rêver d’une tête coupée qu’on remplace, c’est
rêver d’un martyr au jihâd. Le cierge signifie la science (surtout celle qui
éclaire le cœur), la gloire, l’âme sage. (Passion II, page 357)
Louis Massignon va
diviser son étude en cinq parties: tout d’abord celle où il va étudier la
personnalité de ‘Attâr, suivie de l’analyse du Mémorial des saints (Tazkerat
al-Owliya), ce premier livre dans lequel Massignon avait découvert
al-Hallâj. Viennent ensuite les recueils poétiques du début: Bolbol-nâma,
Manteq al-Teyr, etc. En quatrième partie, il va analyser les grands
récitatifs lyriques ou épopées hallagiennes : Jowhar al-Zât, Oshtor-nâma,
etc. Il termine son étude par les quatrains dont trois traitent de Hallâj.
Essayons de revenir
rapidement sur chacune des parties de cette étude. Dans sa première partie,
Louis Massignon nous présente ‘Attâr comme pharmacien, médecin; il n’a pas été,
dit-il, un religieux conventuel retiré du monde, mais un artiste aux yeux
ravis par la beauté éparse de l’univers, et un mystique au cœur épris des plus
héroïques anéantissements de l’amour. Sa date de naissance et celle de sa mort
sont incertaines. Il serait né aux environs de 530 H et serait mort vers 617
H. ‘Attâr eut une fécondité littéraire et une facilité versificatrice inouïes.
Sa prose, selon les termes de Massignon, est une magnifique suite d’enluminures,
ses vers constituent fréquemment des récits assez courts, romancés, le tout
forme d’étonnants recueils ruisselants d’exclamations lyriques répétées, où il
chante inlassablement la mystique noyade de l’âme dans le Tout divin, prenant
al-Hallâj comme modèle et héros de cet anéantissement amoureux. ‘Attâr a eu
pour la célébrité de Hallâj une action décisive due aux qualités de son style
poétique, à son ample culture philosophique, à ses hautes relations sociales
et littéraires. C’est avant tout aux œuvres littéraires de ‘Attâr, nous dit
Massignon, que le thème hallagien doit d’être devenu l’un des leitmotiv
les plus célèbres de la poétique musulmane iranienne et partout où l’islam
s’est propagé avec l’amour de la poésie persane depuis le Turkestan et les
Balkans jusqu’à l’Inde et la Malaisie.
Passons au Mémorial
des saints. Selon Massignon encore, le dessein de ‘Attâr dans ce livre est
avant tout esthétique. Il veut nous faire partager l’admiration que les
sentences des grands mystiques lui avaient fait ressentir. Il serait trop long
que nous nous arrêtions sur ce chapitre.
En troisième lieu, Louis
Massignon relève les recueils poétiques du début: Bülbül-Nâmah,
Ushtür-Nâmah, Mantiq al-Tayr, Vaslet-Nâmah, Elâhi-Nâmah, Bêsar-Nâmah[147]. Le plus ancien
recueil dans lequel ‘Attâr fasse mention de Hallâj est le Bülbül-nâmah ou Livre
du Rossignol, dans lequel les oiseaux se plaignent du bruit que fait le
rossignol en s’adressant à la Rose et demandent à Salomon de le faire taire.
Voici la réponse du rossignol:
Le rossignol répondit: «Ô
prophète, notre breuvage n’a ni coupe ni calice;
— l’ivresse est
spirituelle qui me vient de ce vin dont la coupe ne contient pas à boire «ce
qui n’est pas (Dieu)». (...) Le vin dont j’ai bu ce matin de la main de
l'échanson de la Cour royale, — qu’une goutte en soit versée dans ta gorge,
raison et pensée te quitteront. De ce vin Mansûr [Hallâj] reçut une gorgée, il
dit «anâ al-Haqq» et le monde s’emplit de tumulte; — dès qu’il eut pris
en main la coupe de l’union, les muftis par fatwâ rendirent son sang
licite, deux cents d’entre eux signèrent cette fatwâ, ayant quitté toute
honte; en leur bazar, ils ont exposé cet enivré, — tenant entre ses mains sa
tête de héros.» (Passion II, p. 384-5)[148]
Dans le Bêsar-Nâma,
très court poème d’une quinzaine de pages, il est question de l’offrande à la
mort par amour. Il commence ainsi: «Je révèle le secret de la décapitation, je
recherche de par le monde les amoureux qui y sont égarés» (p. 389). Si ce poème
résume l’exemple de Hallâj et reprend en refrain son «Je suis la Vérité»,
Hallâj n’y est nulle part nommé. Voici le refrain: «Me voici, Dieu, me voici,
Dieu, moi Dieu, vide de rancune, d’orgueil et de convoitise» (man khudâyam,
man khudâyam, man khudâ).
Louis Massignon aborde en
quatrième partie les grandes épopées hal- lagiennes. Dans le Jowhar al-Zat,
‘Attâr reprend le récit du rêve où Hallâj apparaît décapité une coupe à la
main. C’est le symbole de l’union essentielle.
Signalons enfin le seul
livre ésotérique de ‘Attâr, Haylâj-nâma. «Haylâj» est un terme
astrologique médiéval couplé avec kadhkhudhâh (kadkhodap, il désigne les
deux planètes maîtresses du thème gémel- liaque, relatives à l’horoscope fixant
l’une la durée et l’autre le destin du nouveau-né. Ce livre où ‘Attâr nous
ouvre toute sa pensée sur Hallâj apparaît comme une expression de sa
divinisation totale et absolue. Enfin en cinquième partie, Louis Massignon cite
les quatrains dont trois sont consacrés à al-Hallâj.
En résumé et selon
l’analyse de Massignon lui-même, ‘Attâr a écrit à une époque où l’héroïsme hors
pair de Mansûr al-Hallâj était devenu classique en poésie iranienne. ‘Attâr,
qui est un contemplatif, essaye de le situer dans la perspective de l’amour
vainqueur au Jugement. Face à la Loi islamique qui l’a fait mourir, pour qui il
a voulu mourir et qu’il transcende, il est le saint martyrisé, substitué au
Prophète législateur qu’il parachève et qu’il dépasse, il est le héros de la
fin du monde.
Pour conclure, je
reprendrai les termes de Massignon:
«‘Attâr avec un sûr
instinct dramatique a centré son œuvre hallagienne sur la méditation du
supplice. (...) il s’est cru constamment inspiré par la spiritualité (rûhânîya)
de Hallâj. (...)» (Passion U, p. 409)
«Dans un style
incomparable et prolixe, il [‘Attâr] a développé en d’amples poèmes
allégoriques les thèmes fondamentaux de l’amour pur. En cette terre de
Khorassan où la tête de Hallâj supplicié, quittant après douze mois le musée
des têtes califales, avait été promenée, jaillit deux cent cinquante ans plus
tard pour l’imagination de ‘Attâr le thème de la «décapitation» comme symbole
de cette mort par amour, qui divinise.» (Passion II, p. 382)
Voici enfin un extrait de
Parole donnée'.
«'Attâr dans sa grande
épopée hallagienne, donne sa forme définitive à la sainteté musulmane de
Hallâj, consommée dans un sacrifice guerrier, militant et mâle. (...) ‘Attâr
montre avec quelle véhémence passionnée cet amant audacieux a «joué sa tête»
pour conquérir le joyau de la Beauté divine de haute lutte; ce combattant
héroïque que Dieu finit par tuer au combat singulier, à la guerre sainte,
s’enduit le visage avec le sang qui coule de ses membres mutilés pour ne pas
sembler pâlir. Et le cri suprême «Je suis la Vérité», qu’il a proféré, se
répand hors de lui avec son sang qui coule, ruisselle sur le monde où tous les
éléments libérés se déchaînent et entrent en tumulte, déchire le voile des
idées, ressuscite les morts et «carde l’univers» (cf. Coran, CI, 4) comme à la
venue du Jugement dernier. (...)» ‘Attâr est aussi, avec ‘AQ Hamadhâni[149], à
l’origine de la dévotion des poètes de l’Iran et des mystiques de l’Inde pour
Hallâj; du sultan Haydar Bayqarâ de Hérat qui fit peindre toute sa vie par le
célèbre Behzâd et du Sultan Husayn, Shah du Bengale, qui autorisa le culte
hallagien de « Satya Pir» (...) Cette lignée de témoignages passionnés,
prise dans le dilemme sainteté-damnation, d’un romantisme intense, a engendré
des légendes populaires, sur le témoignage du sang, sur la fécondité des
cendres de Hallâj, jetées au fleuve, sanctifiant les novices qui s’y
désaltèrent, faisant concevoir les vierges qui en boivent. (...) Déformation
chamelle de cette vérité: que le sang des témoins est une semence spirituelle
de confesseurs de la foi qui assure ainsi la résurgence perpétuelle du
Témoignage.» (pp. 92-93)
Louis Massignon,
Opera Minora IL Paris, P.U.F, 1963, pp. 140-166.
Louis Massignon, Passion de Hallâj IL
Paris, Gallimard, 1975, pp. 357 et 380406.
Louis Massignon, Recueils de textes inédits
concernant l’histoire de la mystique en pays d’Islam. Paris, Geuthner,
1929.
Louis Massignon, Parole donnée. Paris,
Seuil, 1983, pp. 92-93 [pp. 84 sq dans l’édition 10/18].
Jacques Keryell, Jardin donné. Louis
Massignon à la recherche de l’Absolu.
Paris, Éditions St Paul,
1987.
LOUIS MASSIGNON
ET L’AFGHANISTAN
Christian Destremau
Lorsqu’on veut étudier la
place que l’Afghanistan et la culture afghane jouent dans la vie et l’œuvre
considérable de Louis Massignon, on est tout d’abord confronté à une certaine
pénurie. Les indices sont peu nombreux et épars, mais cela ne veut aucunement
dire que son intérêt soit faible, bien au contraire. Disons que le contact de
l’orientaliste avec ce pays se condense, est fondé sur des intuitions plus que
sur une connaissance approfondie et systématique.
C’est en 1945, au cours
d’une des nombreuses missions qu’il effectue pour le compte du Quai d’Orsay,
que Massignon va séjourner en Afghanistan: il visite Herat, Qandahar, Kaboul,
Ghazni et Bamyan mais ne pourra se rendre à Balkh, lieu «hallagien» par
excellence. Il s’incline sur les tombes d’écrivains et de poètes afghans de
langue arabe et persane, qui ont, je cite son rapport de mission, «exprimé le
génie national de ce peuple courageux, énergique, dont la mysticité est toute
pénétrée de ce moralisme dont Hakim Sanai a exprimé la force».
Voilà bien ce qui attire
d’emblée Massignon en cette après-guerre qui le laisse désorienté devant la
puissance des moyens employés, devant l’aliénation de la science. Les Afghans
apparaissent à ses yeux comme un peuple courageux, indépendant, indomptable.
«Ce pays a su traverser la guerre sans rien aliéner de son indépendance vis à
vis des banquiers et des pétroliers», écrit-il en une formule lapidaire dont il
est coutumier.
Il s’agit aussi, sur le
plan religieux, d’un peuple qui semble juxtaposer une grande orthodoxie et un
sens mystique profond. Et c’est assez vrai, je crois, que l’Afghanistan, dans
sa majorité sunnite, a su mêler une orthodoxie nette et sans compromission
d’une part et une forme de spiritualité sourie d’autre part. Le culte des
morts y est vivace et l’on sait combien le rappel des morts a été important
pour Massignon, lui qui n’a cessé de sillonner l’Orient pour se recueillir
auprès des tombes souvent fort humbles et dénuées de tel ou tel souri, et en
premier lieu son bien- aimé Hallaj.
On peut estimer que
l’islam afghan, même s’il l’a très peu connu, était bien pour Massignon une
sorte d’islam idéal. Il n’en méconnaît d’ailleurs pas certains aspects
rétrogrades, puisqu’il constate à Qandahar, évoquant devant le Qazi l’éducation
des filles, un non possumus absolu. Il y découvre un sens de l’honneur
et de l’hospitalité, thèmes si importants dans sa pensée, d’autant d’ailleurs
qu’il n’aura guère le temps d’en goûter l’ambivalence. Soulignons néanmoins
que Massignon connaît peu la culture pashtoune, et se montre inquiet face au
projet du roi Zaher Shah d’imposer le pashto comme langue nationale.
L’orientaliste a tendance à considérer le pashto comme un simple dialecte: il
ne connaît pas la poésie pashto, et notamment Khushal Khattak.
Sur le plan des relations
culturelles, Massignon constate le rôle que peut jouer la culture française qui
dispose d’un instrument de choix avec le lycée Esteqlal de Kaboul. Il connaît
le rôle important joué par la Délégation archéologique dirigée par Joseph
Hackin, disparu en 1941. Le français a une place de choix dans l’éducation des
élites: c’est d’ailleurs un peu un poste avancé de la francophonie, car au-delà
de la passe de Khyber, l’anglais règne en maître. Massignon voit d’ailleurs
sans déplaisir les tribus pashtounes et pathanes asticoter les britanniques le
long de la ligne Durand qui sépare les Indes de l’Afghanistan. Les missions de
l’orientaliste, financées par le Ministère des Affaires étrangères, n’étaient
certes pas dénuées de visées politiques!
L’Afghanistan reste
cependant avant tout pour lui le symbole même de l’indépendance et c’est ce qui
le fascine. C’est qu’en effet Massignon en cet après-guerre songe de plus en
plus au rôle que peut jouer le tiers monde, s’il s’unifie dans un «bloc des
neutres» dont les pays musulmans seraient le fer de lance, mais qui irait bien
au-delà puisqu’il serait absurde d’en exclure un pays comme l’Inde. Dans un
rapport de mission de 1947 il parle d’un «bloc culturel des neutralités
(formule pour le moins alambiquée), que dans le prochain conflit mondial, non
seulement les Etats arabes, mais leurs frères musulmans comme la Turquie,
voudraient constituer avec nous de Kaboul à Rabat».
Très tôt Massignon a
suivi la destinée de l’Afghanistan: on le voit dans ses articles de la Revue
du Monde- Musulman, à laquelle il collabore à partir de 1907. Il
enregistre la pénétration du mouvement wahhabite dans le nord-est du pays,
dont on trouve encore des traces aujourd’hui, observe les relations entre
l’Afghanistan et le pouvoir bolchevique, ainsi que le rapprochement, après la
Première Guerre mondiale entre la Turquie et l’Afghanistan. Ceci dit, ses principaux
centres d’intérêt sont ailleurs et Massignon ne pouvait sans doute connaître
cette région aussi bien que l’Afrique du Nord ou la Mésopotamie. Ainsi
l’Afghanistan, c’est avant tout chez lui, quelques intuitions, et des figures
clefs.
La première de ces
figures qui ait intéressé l’orientaliste, est Jama- luddin Afghani. Je pense
qu’il le connaît surtout indirectement, par l’intermédiaire de Mohammad Abduh
et Rachid Rida qui poursuivent au Caire la pensée du Sayyed et dont Massignon
connaît bien les publications puisqu’il suit de très près la presse arabe. Dès
1910, dans un article de la Revue du Monde Musulman, il évoque «la
révélation d’un initiateur, l’apparition d’un nouveau thème mélodique de
l’islam dans la bouche d’un héros très nietzschéen — le Sayyed Jamaluddin —
dont la figure de précurseur dépasse de toute sa hauteur ses deux partenaires
vaincus, le cadavre déjà très refroidi du vieux shah Nasruddin [Nâserod- din
Shâh] et le moribond encore récalcitrant qu’est l’ex-Khalife Abdul Hamid ».
Massignon s’intéresse à cette figure de penseur qui veut moderniser l’islam
sans rien renier de sa tradition et qui a pour souci constant la recherche de
l’unité au sein d’une communauté sous un pouvoir temporel incarné par le
calife. Afghani conteste la solidarité fondée sur la nation qui doit selon lui
être remplacée par une solidarité religieuse; il y a bien aussi chez
Massignon, à cette époque, un souci de montrer que l’Islam peut recouvrer sa
splendeur d’antan, avec l’aide bienveillante de la France. En revanche,
Massignon ne pouvait évidemment accepter le jugement porté sur le
christianisme par Afghani (ce dernier, en élève de Renan, ne faisant
d’ailleurs que reprendre les travaux d’universitaires européens). D’autre part,
il y a chez Afghani un rejet du soufisme qui le sépare encore plus nettement de
Massignon.
Le lien essentiel, le
trait d’union, c’est encore une fois Haliaj et sa descendance. Je n’ai pu quant
à moi déterminer quelle était l’influence véritable de Haliaj en Afghanistan. En
tout cas, il y est reconnu comme un grand souri, un «amant de Dieu». Il serait
notamment d’un grand intérêt de déterminer s’il existe un culte de Haliaj, chez
les souris et aussi dans ces sortes de confréries, assez semblables aux futuwwas,
les kokas à Kaboul, les poylach à Qandahar, qui ont parfois
subsisté à travers la guerre.
La présence de Haliaj en
Afghanistan se manifeste grâce à un maillon essentiel: Ansari, le pir de
Hérat. Une des étapes majeures du séjour de 1945 est d’ailleurs la visite sur
la tombe d’Ansari, près de la grande ville du Khorassan, au Gazorgah. A côté de
Hakim Sana’i de Ghazna, plus tard de Jami, sans oublier Behzad et ses
miniatures représentant le supplice de Hallaj, c’est la figure d’Ansari qui
émerge, comme premier continuateur de Hallaj. La vivacité du culte qui lui est
accordé est en quelque sorte, aux yeux de Massignon, un hommage indirect à
Hallaj.
En 1957 l’orientaliste
évoquera le souvenir de son «cher Ansari » dans une lettre à Serge de
Beaurecueil. En 1962, quelques semaines avant sa mort, c’est de nouveau vers
l’Afghanistan qu’il se tourne, désireux d’assister aux célébrations du 9eme
centenaire de la mort du mystique. Il ne pourra accomplir ce vœu, car, comme
il l’écrit à Serge de Beaurecueil, «ma carcasse renâcle».
Nous retrouvons donc
Ansari dans des moments décisifs de la vie de Massignon. Ansari, pir de
Hérat, est sunnite hanbalite, en apparence de stricte obédience. Il est ainsi
très important, aux yeux de Massignon, de parvenir à démontrer qu’il est un
disciple de Hallaj.
On doit constater que les
liens sont assez ténus: ainsi le père d’Ansari aurait-il fait la connaissance à
Balkh d’un disciple direct de Hallaj, le centenaire Abdelmalik Iskaf; mais le
père d’Ansari a abandonné sa famille et la ville d’Hérat alors que ce dernier
n’a que dix ans et on ne voit pas que cette rencontre de Balkh ait pu
l’influencer fortement au point d’en faire un disciple du «martyr mystique».
Restent alors les textes:
c’est dans son ouvrage intitulé Générations des Soufis, qu’Ansari aborde
le «cas» Hallaj. Voici ce qu’il en dit d’après Ibn Fatik, dans la traduction
que rapporte Massignon dans le tome II de la Passion de Hallaj,
sous-titré «Survie de Hallaj»:
«Que Hallaj ait été
supplicié cela montre qu’il y avait eu de sa part, imperfection; sa mort fut
un châtiment, non un miracle de grâce, tout miracle étant source de vie». Plus
loin, Ansari écrit une phrase qui semble bien indiquer qu’il se situe dans la
lignée de Hallaj: «Moi-même, j’emploie les mêmes paroles que lui, mais à la
dérobée, afin qu’aucun profane n’y atteigne. En ces paroles miennes, il y a
alors une lumière, et celui qui m’écoutant, accède jusqu’à elle s’imagine
qu’elle m’appartient en propre? non pas. Car cette lumière, c’est la Parole
(divine) qui fait circuler en moi la vie1»
Comparons maintenant
cette traduction avec celle de Serge de Beau- recueil, élève de Massignon, mais
meilleur connaisseur du persan que son maître:
«A son sujet les Cheikhs
sont en désaccord, la plupart le rejettent. Personnellement, ni je l’agrée, ni
je le rejette. Faites de même, suspendez votre [150] jugement à son sujet. Je
préfère cependant ceux qui l’agréent à ceux qui le rejettent. Son supplice fut
pour Hallaj une déficience et un châtiment, non une grâce, car le Soufisme est
source de vie. S’il avait été parfait et s’était efforcé de traiter les hommes
comme il convient, cela ne lui serait pas arrivé. De sa part, il y a eu faute
sur ce point: on ne doit dire certaines choses qu’à ceux qui sont capables de
les entendre, de façon que le secret de Dieu ne soit pas galvaudé (...) Il est
en effet des choses qu’il faut taire pour un temps, sans les condamner pour
autant. Moi-même, je dis des choses bien plus fortes que ce qu’il a dit; il y a
pourtant là des gens du commun et ils ne me désavouent pas[151]. »
Entre «j’ai dit les mêmes
choses que lui» [trad. Massignon] et «j’ai dit des choses bien plus fortes»
[trad. Beaurecueil], il y a tout de même une marge importante. Ce n’est pas
vraiment là un rapport de disciple à maître. De plus, mais là les traductions
s’accordent à peu près, Ansari reproche à Hallaj son manque de discrétion,
voire de sens politique, ainsi que la divulgation de certains secrets qu’il
aurait été plus judicieux de dissimuler, pendant un temps du moins. Or, la Passion
de Hallaj ne peut se comprendre autrement: c’est bien parce qu’il proclame haut
et fort sa foi que Hallaj est condamné; et aux yeux de Massignon, c’est bien
dans cette Passion, dans ce sacrifice sur le «théâtre surexhaussé» de Bagdad,
que s’accomplit pleinement l’œuvre terrestre du mystique.
On peut également
s’interroger quant à la distinction stricte que fait Massignon entre wahdat
al-wujûd et wahdat al-shuhûd. Serge de Beau- recueil établit qu’en
réalité Ansari est plutôt un précurseur d’Ibn ‘Arabi, un «moniste», ce qui
semble l’éloigner de Hallaj. C’est ainsi qu’il écrit dans Cris du Cœur'.
«Au début, Tu étais, à la fin, Tu seras. Tu es tout et c’est tout!». Et
ailleurs: «Le soleil est là-bas, et le rayon est ici. Qui donc a vu rayon
séparé du soleil? Le soufi est tout entier là-bas et sa trace est ici. Finies
les discussions des Docteurs de la Loi! La trace n’est point séparée du Tout».
Ou encore: «Rien ne vient pour Toi de personne; rien ne vient de Toi pour
personne, tout vient de Toi pour toi, Tu es tout et c’est tout». Est-ce à ces
paroles qu’Ansari faisait allusion quand il affirmait prononcer des paroles
bien plus fortes que Hallaj ?
Au fond Massignon se
préoccupait-il tant de savoir si Ansari était ou non un disciple de Hallaj et
un continuateur strict de sa pensée? Ansari est un saint, un guide et cela sans
doute lui suffisait. Le pir de Hérat a traversé les siècles. L’épreuve
du temps est décisive pour Massignon, et elle est peut-être la seule qui
compte. Or, en Afghanistan, pays dénué de tout, la mémoire est une des seules
richesses que Dieu ait données aux hommes.
Je ne voudrais pas
terminer sans évoquer une anecdote qui m’a été rapportée et qui concerne la
guerre d’Afghanistan. La pierre tombale d’Ansari avait été dérobée, par des
miliciens proches du régime communiste; elle fut recouvrée à la suite d’une
embuscade tendue par le chef de la province, embuscade qui fit d’ailleurs
plusieurs morts. Les soufis se réunissent de nouveau, chaque semaine, le jeudi
soir, autour du Pir-e- Harat, dans cette ville qui reste à peu près
préservée, jusqu’il y a peu, des déchirements que connaît le pays. La chaîne, Visnad,
n’est donc pas brisée. Cette anecdote aurait plu à Massignon. Car celui qui
était devenu un non-violent, était convaincu que l’on devait se battre pour une
simple pierre tombale.
Échos massignoniens en
Iran
IMPORTANCE DE LA
CONNAISSANCE
DE MASSIGNON POUR LES IRANIENS
Nasrollah Pourjavady
Pour moi, Massignon est
avant tout le spécialiste d’un champ d’études que je partage avec lui: les
débuts de l’histoire du soufisme. Bien que son activité ait eu de nombreux
aspects comme l’ont rappelé quelques-uns des conférenciers, il était avant tout
un orientaliste et un spécialiste du soufisme, en particulier du soufisme des
premiers temps et des courants de pensée qui ont été à la base de la
spiritualité de Hallâj. Or, bien qu’il ait voyagé en Iran et qu’il ait eu
l’occasion de fréquenter certains cercles d’iraniens, il n’est pas — ou peu —
connu en Iran comme spécialiste du soufisme.
Je souhaiterais ici
éclaircir les raisons de cette méconnaissance de Massignon en Iran et démontrer
combien il serait intéressant pour les Iraniens de mieux le connaître. Jusqu’il
y a dix ou quinze ans, il existait peu d’ouvrages de Massignon traduits en
persan. La traduction par Ravân Farhâdi — qui fut un élève du grand
orientaliste — d’un petit livre sur Hallâj était la meilleure du genre. Ce
petit texte s’intitule «La courbe de vie de Mansur Hallâj», et le traducteur signale
dans son introduction que Massignon l’avait publié en 1945 dans la revue Dieu
vivant et l’avait mis à sa disposition en 1950 afin qu’il le traduise en
persan. Jusqu’alors, souligne Ravân Farhâdi, aucune des œuvres de Massignon
n’avait été traduite en persan et Massignon s’en plaignait. Cette traduction,
qui a été supervisée par Massignon lui-même, est très bonne[152].
Pourtant, les Iraniens
ont commencé à entendre parler de Massignon bien avant cette publication. Il
nous faut remonter, en fait, à une période où Massignon ne connaissait pas
encore bien l’Iran. En 1923, Seyyed Hasan Taqizâda envoya une lettre à ‘Allâma
Mohammad Qazvini à Paris en le priant de lui procurer un livre publié par un
jeune orientaliste français appelé Massignon. En réponse, Qazvini lui écrivit
qu’il avait vu le livre et l’avait trouvé plein d’erreurs, que Massignon avait
auparavant publié un autre livre sur Hallâj également plein de fautes, mais que
ce deuxième livre était encore pire et ne méritait pas d’être consulté. Et il ne
le lui envoya pas !
Qazvini avait
personnellement rencontré Massignon et apparemment ce dernier n’avait pas fait
bonne impression sur lui, puisqu’il écrit dans la même lettre:
«Je connais
personnellement l’auteur de ce livre (i.e. Tawâsîn). C’est un jeune
homme qui recherche à l’excès la notoriété et qui veut avoir accompli une
œuvre qui laisse le monde stupéfait et l’ensemble des savants musulmans et des
orientalistes occidentaux bouche bée d’étonnement face à cet océan surabondant
que la nature a fait apparaître tout à coup après des centaines de siècles
depuis le début des temps, océan dont chaque vague répand gratuitement sur les
créatures misérables des tonnes de perles royales et de joyaux précieux[153].»
En ce qui concerne les
travaux de Massignon, Qazvini juge acceptables ceux qui contiennent des textes
anciens de Hallâj, comme les Tawâsîn, bien que ceux-là aussi soient
«pleins d’erreurs manifestes». Mais lorsqu’il se penche sur les livres où
Massignon exprime ses propres théories, il les trouve sans intérêt et interdit
à Taqizâda de les acheter. Il écrit à ce dernier au sujet de deux livres que
Massignon a publiés après la Première Guerre mondiale:
«(Ces deux livres) ne
contiennent rien d’autre que des questions futiles et vaines, des
développements sans fondement appuyés sur des suppositions malveillantes, des
hypothèses farfelues, des chimères fumeuses, des illusions de drogué et autres
manies propres à ces orientalistes qui, après un ou deux ans d’études
élémentaires, s’imaginent avoir embrassé l’ensemble des sciences orientales et
toute la tradition de l’Orient.»[154]
Le jugement de Qazvini
est réellement injuste. Mais ceux qui le connaissent ne s’en étonneront pas
outre mesure. Qazvini est un philologue. J’ai rencontré d’autres savants
iraniens qui étaient tout aussi critiques vis-à-vis des orientalistes, mais.
uniquement d’un point de vue philologique. Ils n’essaient pas d’apprécier le
point de vue des orientalistes et l’approche historico-critique appliquée par
ces derniers aux études islamiques leur paraît réductrice, alors qu’eux-mêmes
se cantonnent à une approche purement philologique du sujet. Ils apprécient
ceux qui, par exemple, ont édité des textes persans comme E.G. Browne ou R.
Nicholson. Or Massignon n’a édité, en fait de textes persans, que quelques
fragments de Ruzbehân Baqli Shirâzi qu’il a inclus dans son édition des Tawasîn.
De plus, bien qu’il ait composé beaucoup d’autres travaux, Massignon leur
semble ne s’être intéressé qu’à Hallâj. Or Hal- lâj est largement méconnu par
les Iraniens. Un recueil de vers persans attribués à Hallâj (Divân-e Mansur
Hallâj) a été publié plusieurs fois à Téhéran; il est probablement l’œuvre
de Kamâl al-din Hoseyn Khârezmi (m. 840/1436-7). Cela reflète bien le genre de
connaissance que la plupart des Iraniens ont de Hallâj.
L’approche
historico-critique de la pensée musulmane en général et du soufisme en
particulier n'a été appréciée ni en Iran, ni dans les autres pays islamiques.
Il y a là un problème d’attitude culturelle qui s’enracine dans la mentalité
des peuples musulmans vivant dans des sociétés traditionnelles. Ainsi, pour
beaucoup d’iraniens, Mollâ Sadrâ est plus important qu’Avicenne, simplement
parce qu’il est venu après lui et a écrit davantage! Ibn ‘Arabi n’est étudié
qu’à travers les commentaires de ses œuvres par ses disciples. Lorsque Hamid
al-din Nâguri compose une imitation des Savâneh d’Ahmad Ghazâli, il note
dans une introduction figurant dans l’un des manuscrits de son œuvre que
l’imitation est préférable à l’originalité. Cela montre bien que l’idée
d’originalité n’a pas du tout la même connotation dans une société
traditionnelle et en Occident. A la rigueur, ce que ‘Attâr ou d’autres
hagiographes ont dit de Hallâj est plus important, aux yeux de beaucoup, que ce
que Hallâj a dit lui-même, et ils n’éprouvent aucun besoin de remonter dans le
temps pour voir qui a été le premier à énoncer une idée nouvelle.
S’il existait une bonne
traduction persane ou arabe de La passion de Hallâj, d’une part, cela
changerait l’attitude par rapport à Massignon, et d’autre part, cela
améliorerait beaucoup la connaissance de l’histoire du soufisme et les méthodes
de recherche employées. J’utilise moi-même son livre comme un manuel, et à
chaque fois que j’entame une recherche sur un point de mystique ou de kalâm
au Ille ou IVe siècle, je commence par consulter l’index pour trouver qui a
abordé ce problème, et cela répond à beaucoup de mes interrogations.
Un autre point important
est le problème de la méthodologie. Comment étudier un sujet lorsque vous n’en
êtes pas totalement détaché? Par exemple, je ne peux pas être un «orientaliste»
parce que j’appartiens moi-même à cette culture que j’étudie. Il m’est
impossible de parler du soufisme comme de 1’«extérieur». Par contre, je puis
être un «occiden- taliste». Lorsque je travaille sur la philosophie
occidentale, par exemple sur Descartes, Hume ou Locke, je garde une distance
par rapport à mon sujet, distance qui garantit une sorte d’objectivité ou mieux
de neutralité, d’absence d’idées préconçues et de parti pris.
Par ailleurs, il est vrai
que votre sujet d’étude peut vous transformer profondément intérieurement. A
chaque fois que j’étudie un sujet qui me tient à cœur, qui est vital pour moi,
je constate à la fin de ma recherche que j’ai changé sous son influence. Bien
sûr, d’une certaine manière, j’essaye d’être objectif en appliquant.la méthode
phénoménologique, mais je crois que le chercheur finit toujours par être
remodelé par son objet de recherche. Massignon était, certes, un orientaliste,
mais son sujet l’avait transformé intérieurement. Il lui a consacré toute sa
vie, et plus il approfondissait son étude de Hallâj, plus son expérience religieuse
et même mystique s’enrichissait. Il n’était pas aussi détaché que d’autres
orientalistes. Il était engagé dans une quête spirituelle et avait trouvé une
partie de la réponse dans la connaissance intime de Hallâj. En nous intéressant
à son œuvre, nous nous trouvons en sympathie avec lui et nous partageons un peu
l’aventure spirituelle qu’il a vécue à travers cette découverte de Hallâj.
On m’avait suggéré de
parler ici de la relation que Massignon entretenait avec le soufisme de la
poésie persane. Massignon s’est surtout intéressé au soufisme de la période
classique en langue arabe. Dans mes travaux, j’ai essayé de prouver que l’arabe
était seulement l’un des moyens d’expression du soufisme et qu’il en existait
un second, très important, développé en Perse. Le soufisme iranien du Khorassan
à partir du Ve siècle utilise la poésie amoureuse persane (profane dans un
premier temps) pour exprimer ses expériences et ses idées. Il emploie des mots
comme mey (vin), kharâbât (ruines, taverne, lieu mal fréquenté),
sâqi (échanson), etc., et la relation entre Dieu et l’homme est figurée
par la relation amoureuse entre l’Aimé et l’amant avec toute sa complexité
sentimentale. Ce type d’expression et de terminologie est pleinement développé
au Ville siècle et Hâfez en est l’un des exemples les plus achevés. C’est ce
type de langage mystique qui a influencé la poésie ourdoue, turque et même
arabe.
Ce soufisme véhiculé par
la poésie est une particularité du monde iranien, car en littérature arabe,
après Ibn al-Fârid et Ibn ‘Arabî, il n'y a quasiment plus de grands poètes
mystiques, tandis qu’en Iran, la poésie sourie fleurit jusqu’à nos jours. La
métaphysique de ce type de soufisme se trouve exposée dans les Savâneh
d’Ahmad Ghazâli. Massignon est le premier à avoir présenté Ahmad Ghazâli; il a
traduit ce qu’il pensait être des extraits des Savâneh et les a publiés
dans Opera Minora. Mais en vérifiant, je me suis rendu compte qu’il ne
s’agissait pas des Savâneh, mais des Lavâyeh de Hamid al-din
Nâguri[155]. Massignon
croyait en effet que le texte des Savâneh avait été écrit en arabe et
que les Lavâyeh en étaient la traduction persane. Heureusement, l’auteur
des Lavâyeh est resté très fidèle à la pensée d’Ahmad Ghazâli.
Bien que Massignon n’ait
donc pas connu directement l’œuvre d’Ahmad Ghazâli que ce soit en persan ou en
arabe[156], il
connaissait cependant d’une façon générale le lien entre la pensée d’Ahmad
Ghazâli et celle de Hallâj. Par exemple, il signale la continuation par les
soufis iraniens, dont Ahmad Ghazâli, de la théorie de l’amour essentiel que
confessait Hallâj. Il semble penser que cette notion vient de la tradition
sourie, bien qu’il remarque que cette croyance est aussi celle des philosophes.
Le premier philosophe à avoir exprimé cette idée est un contemporain de Hallâj,
Abû Nasr al-Farabî et cette conception remonte en fait à Plotin. Pour
Massignon, cette idée est transmise directement par Ghazâli à ‘Eyn al-Qozât
Hamadâni (m. 525/1131), puis au prince timouride Hoseyn Bayqara (m. 912/1506).
Pour autant que je sache, ‘Eyn al-Qozât n’a traité ce thème dans aucune des
œuvres qu’on lui connaisse. Par contre, le premier écrivain à avoir
soigneusement étudié les Savâneh et à avoir reconsidéré l’idée de
l’Amour essentiel est Fakhr al-Din ‘Erâqi. Peut- être Massignon ne s’est-il pas
penché sur cet auteur parce qu’il ne voyait en lui qu’un disciple de Sadr
al-din Qonavi. En réalité, la pensée de ‘Erâqi est au moins autant tributaire
de la tradition sourie du Khorassan que de la doctrine de «l’Unicité de
l’Etre». C’est parmi les poètes persans (‘Attâr, Hâfez, ...) que les idées de
Ghazâli sur l’amour furent le mieux accueillies, et cet aspect du développement
de l’idée de l’Amour essentiel a été totalement négligé par Massignon. D’après
moi, Ahmad Ghazâli est le fondateur d’une pensée néo-hallagienne au Khorassan,
pensée dont les représentants sont précisément les poètes[157].
D’autre part, l’influence
de Hallâj sur Ahmad Ghazâli s’étend également à certains symboles littéraires.
Par exemple, l’allégorie du papillon et du feu qu’Ahmad Ghazâli utilise dans
les Savâneh est présente dans les Tawâsîn de Hallâj[158]. Cette
influence se manifeste aussi dans la place que Ghazâli accorde à l’amour
d’Iblis pour Dieu.
Bien que Ghazâli cite
assez souvent Hallâj dans son œuvre et qu’il lui donne parfois raison, il
estime cependant que Hallâj n’a pas atteint à la vérité de l’Union qui, selon
lui, n’est autre chose que «l’anéantissement dans l’Unicité». Pour connaître
précisément quelle est la place que Ghazâli accorde à Hallâj dans les étapes de
la perfection de l’amour, il faut prendre en considération les trois étapes
décrites au chapitre 65 des Savâneh. Dans la première, la forme de
l’aimé devient l’image même de l’esprit de l’amant. Dans la seconde, le visage
de l’aimé devient le miroir où se reflète l’amant; Ghazâli l’appelle «l’union
avec l’aimé». Dans ces deux étapes, une sorte de dualisme demeure, puisque
amant et aimé existent encore individuellement. Dans la troisième étape,
l’union contient en elle-même le fait de retrouver, yâft, et la
connaissance s’anéantit dans l’union tandis qu’amant et aimé disparaissent dans
l’Amour. D’après Ghazâli, les sentences de Hallâj Anâ ‘l-Haqq et Anâ
man ahwâ trahissent la dualité entre amant et aimé et situent donc leur
auteur à la première étape[159].
Un autre aspect de la
pensée de Massignon peut intéresser les Iraniens: le concept de «religion
abrahamique», dont le grand orientaliste a été le premier à parler et qui est
employé en Iran depuis quelques années après avoir été probablement introduit
par ‘Ali Shariati. Cette idée consiste à dire que le judaïsme, le christianisme
et l’islam plongent leurs racines dans une seule tradition religieuse dite
«abrahamique». Je pense que cette idée est très importante pour nous, pour tous
les pays musulmans et également pour les chrétiens. Massignon est l’un des
pionniers du dialogue islamo-chrétien et il le vivait réellement très profondément.
Depuis quelques années, plusieurs rencontres entre chrétiens et musulmans ont
été organisées en Iran et trois symposiums ont réuni des représentants de la
chrétienté orthodoxe et de l’islam shi’ite. Des musulmans iraniens se sont
rendus au Vatican. Massignon a réellement joué un rôle dans l’ouverture de ce
dialogue, et je pense que la connaissance et l’approfondissement de sa pensée
sur ce point peut nous ouvrir le chemin d’une meilleure compréhension mutuelle
entre musulmans, chrétiens et juifs.
Yann Richard
N’est-il pas incongru,
dans un recueil consacré à Louis Massignon, de présenter un idéologue
révolutionnaire iranien qui semble n’avoir aucun point commun avec
l’islamologue mystique et profondément marqué par le christianisme? Shari‘ati
n’est-il pas connu pour avoir été l’un des principaux inspirateurs de la
révolution islamique? Il était, d’après l’opinion commune1, un
penseur marxisant peu intéressé par la spiritualité; son islam paraît même
comme instrumentalisé pour les besoins d’une cause sociale. Sa rencontre avec
Massignon à partir de 1960 à Paris, sans doute fortuite, n’a, semble-t-il,
laissé aucune trace sur l’orientaliste qui n’a pas eu l’occasion de l’évoquer,
puisqu’il est mort peu après[160] [161]. Un lien
entre eux apparaît cependant depuis qu’on commence à étudier Shari‘ati pour
lui-même, en dehors du contexte révolutionnaire[162]. Je propose ici de résumer
les grandes lignes de la rencontre entre l’islamologue chrétien et ce jeune
musulman avant de revenir sur quelques questions encore non élucidées.
Né en 1933 d’une lignée
cléricale dans une petite ville du Khorassan, Shari‘ati fut mêlé très jeune au débat
idéologique entre l'islam et les doctrines athées et s’engagea dans le
mouvement nationaliste en faveur de Mosaddeq (1950-53) avec la logique de ceux
qui, comme le théologien enturbanné Mahmud Tâleqâni ou l’ingénieur en cravate
Mahdi Bâzargân ne voyaient aucune contradiction entre la défense de l’islam et
celle de la patrie. Un des premiers étudiants de la nouvelle université de
Mashhad, il y étudia les lettres et le français, puis, bénéficiant d’une bourse
iranienne, fit des études à Paris entre 1959 et 1964: il fréquenta différents
intellectuels et universitaires français comme Gurvitch, Jacques Berque et
certains militants de l’indépendance algérienne, comme Frantz Fanon; il
rencontra également Louis Massignon (mort en 1962) pour qui il travailla pendant
quelques mois sur la vie de Fatima (la fille du Prophète). Rentré en Iran, il
devint à son tour un penseur de l’indépendance et de la révolution, en
utilisant des thèmes islamiques et notamment chi’ites comme le martyre de
l’imam Hoseyn et sa révolte contre l’iniquité, l’attente eschatologique de
l’Imam-guide, la vénération pour l’imam ‘Ali, son épouse Fâtima et la Famille
du Prophète... Après une période d’arrestation d’environ deux ans et des
pressions politiques très fortes, Shari‘ati choisit finalement l’exil et
succomba à une crise cardiaque peu après son arrivée en Angleterre en juin
1977.
Dans la révolution
iranienne de 1978-79, les écrits de Shari‘ati, librement publiés depuis sa
mort deviennent une source d’inspiration pour l’activisme politique et le
militantisme parmi les jeunes. Ils refusent le modèle occidental, ils refusent
la dictature aliénante et soumise à l’Occident du Shah, ils refusent aussi
l’interprétation traditionnelle de l’islam donnée par les ulémas officiels,
trop souvent complaisants avec le pouvoir politique. Certains écrits de
Shari’ati ont même été interdits parce que trop critiques pour le clergé, ou
jugés trop peu conformes au dogme de l’islam. Très curieusement, l’engouement
de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui pour ce penseur déjà lointain, reste
très vif, comme j’ai pu en avoir récemment quelques témoignages.
L’œuvre de Shari‘ati, qui
occupe trente-cinq volumes, est principalement composée de textes militants,
une réinterprétation révolutionnaire de l’islam chi’ite hostile aussi bien à
l’alternative marxiste qu’à l’influence de l’Occident, élaborée lors de
causeries ou conférences dans des milieux intellectuels. On y trouve également
des textes sur l’islam et l’histoire des religions, et des écrits inclassables,
entre poésie et méditation philosophico-religieuse, qu’il a appelés ses écrits
«de désert» (kavi- riyâf). Il dit lui-même:
«J’ai trois manières de
m’exprimer: en faisant des discours, en enseignant et en écrivant. Ce que seul
le public aime, ce sont mes discours. Ce que les gens et moi-même aimons en
commun, c’est mon enseignement. Ce qui me satisfait moi-même, et je sens que
c’est non seulement mon œuvre mais ma vie, c’est d’écrire! Mes écrits sont
également de trois sortes, les écrits à caractère social (ejtemâ‘iyât),
ceux à caractère islamique (eslâmiyât), et mes “écrits du désert”. Seul
le public aime la première catégorie; quant aux écrits sur l’islam, je les aime
aussi comme le public, mais ce qui me satisfait vraiment, qui n’est pas
seulement mon travail, mon écriture, mais ma vie, ce sont les écrits “de
désert”[163].»
Le récit — traduit par
Michel Cuypers — où Shari‘ati évoque Massi- gnon est précisément tiré de Kavir,
«Désert», le seul des écrits «de désert» qu’il publia lui-même en 1969 à
Mashhad[164]. Après sa
mort, dans les Œuvres complètes, deux volumes curieusement intitulés Causeries
de la solitude semblent reprendre et continuer, mais sans rédaction suivie,
le même style poétique, entre confidence, méditation prophétique et rêve
éveillé. Ce titre donné par Shari‘ati serait repris de l’ouvrage d’un certain
professeur Chandel dont il prétend, dans de longs passages, traduire
fidèlement le texte. Ces Causeries, que l’auteur faisait avec lui- même,
étaient en réalité des feuilles de classeur écrites en Iran vers la fin des
années 1960. Shari’ati gardait ces cahiers avec lui, et les avait notamment
emportés en Angleterre où il mourut. Il semble qu’il ne destinait pas ces
notes à une quelconque publication.
Première remarque: voici des textes
de réflexion intime introvertie, poétique, à la première personne, d’un auteur
connu par ailleurs comme un homme d’action, un orateur passionné devant des
auditoires d’étudiants pré-révolutionnaires; lui-même souvent arrêté par la
police et surveillé en permence tant par le régime impérial qui était attaqué
que par le clergé chi’ite qui voyait son autorité spirituelle défiée, au nom de
l’islam, par un jeune agité imbu d’idées modernes. On peut s’interroger sur la
représentativité de ces textes: d’une part ils ne reflètent peut-être que le
défoulement d’un homme pourchassé par ses ennemis; de l’autre ils contiennent
sans doute des codes de protection contre les lecteurs hostiles.
Deuxième remarque: Shari‘ati
commence par une citation de la Bible traduite librement: «Tu connais le cœur
de l’étranger puisque toi aussi tu as été étranger au pays d’Égypte[165]».
Curieusement, la formulation choisie par Shari‘ati n’est pas celle de la traduction
persane courante[166] [167], il l’avait
donc repérée dans une version française et traduite lui-même, mais il la cite
comme étant tirée de 1’Ecclesiaste^. Shari‘ati semble tellement aimer
cette citation qu’il la paraphrase aussi, écrivant en parlant à Dieu «Je suis
comme toi dans ce paradis, je suis seul dans cette multitude de créatures. Toi
tu connais mon cœur esseulé d’étranger car toi aussi tu as été seul dans la
contrée de l’Être[168].» Le livre,
tel qu’il est publié dans les Œuvres complètes (vol. XIII), commence en effet
par une longue méditation à la première personne sur la Création du monde.
L’auteur s’identifie à Adam à la fois selon la dramaturgie musulmane (les
anges invités à se prosterner etc.) et selon la doctrine du péché et de la
chute commune à la tradition abrahamique. Mais il se réfère également
explicitement au Livre de la Genèse et à une ambiance liturgique catholique
(musique d’orgue, mélodies grégoriennes)[169] [170]. De plus, à plusieurs
reprises, Dieu s’adresse à Shari‘ati/Adam comme un père en lui disant «mon
enfant», «mon fils»11.
Troisième remarque: après la chute
vient l’esseulement, le désert. Ici, l’éloge du dépouillement, de la solitude.
Le désert, c’est la liberté, c’est un océan, c’est aussi le contraire du
paradis où coule l’eau fraîche, où les ombrages sont partout. Dans le désert,
sous le ciel étoilé du désert, on est en réalité obnubilé par l’idée du
paradis. La première initiation spirituelle reçue par Shari‘ati lui est venue
d’un maître traditionnel expert dans le creusement des galeries d’irrigation
souterraines (kâriz, qanâfy. l’eau de vie sortie des entrailles de la
terre. Cet initiateur n’était- il pas comme Khezr/Khadir pour Musâ (dans le
récit coranique), comme Shams-e Tabrizi pour Jalâloddin Rumi (le poète persan
du XHIe siècle), comme Gabriel pour Mahomet, comme la forme mystérieuse de
l’Esprit Saint pour Marie, comme le chant de l’oiseau pour le dernier survivant
des Sept dormants d’Ephèse, enfin «comme le nom de Massignon qui fut pour moi
celui qui m’a appris à venir à moi et à sortir de moi[171]...» Cette lente montée
philosophique se continue, juste avant la présentation de Massignon, par une
méditation sur le livre d’Erich Fromm (Honar-e ‘eshq varzidari), qui est
déjà une méditation sur l’amour tant spirituel que charnel, agapè et eros,
dust dâshtan et ‘eshqu.
Quatrième remarque: dès les premières
pages de Hobut, Shari‘ati s’identifie à un personnage mythique (Adam),
et mêle sa propre aventure spirituelle à celle des grandes figures qu’il
évoque. La frontière entre la réalité vécue et la réalité sublimée et fantasmée
est indiscernable. Le désert dont il parle est celui où il a passé une partie
de son enfance (à Mazinân), mais c’est aussi une contrée spirituelle. Le
personnage de Chandel (voir infra) surgit sans raison au milieu du
récit. Puis des figures énigmatiques, Rosace de la Chapelle, Solange Bodin
(voir infra), Claude Bernard (un libraire anarchiste, homonyme du grand
savant) etc. Parmi ces figures floues, récurrentes, apparaissent également des
noms célèbres, comme Jacques Berque, Jean-Paul Sartre, Jean Cocteau, Frantz
Fanon... Berque, pour sa part, avait nettement dit n’avoir aucun souvenir de
cet étudiant trop timide sans doute, qui s’était prévalu ensuite de sa
fréquentation assidue[172] [173]. Le seul
universitaire français qui se rappelle Shari‘ati est Gilbert Lazard, qui
dirigea sa thèse de philologie persane et n’en garde pas le souvenir d’un
étudiant brillant. Cela ne met pas en doute le fait qu’il ait pu fréquenter
Massignon, mais explique sans doute que le portrait qu’il en trace soit si peu
concret. L’émotion, après la mort de l’orientaliste, a transformé le portrait
en figure mythique.
Le problème de
l’identification de Solange Bodin n’est pourtant pas réglé: répondant à la
question sur l’influence de Massignon, Shari‘ati évoque cette femme qui lui
apprit beaucoup (moralement) en allant visiter des étudiants aveugles auxquels
elle faisait répéter leurs cours[174]. Cette S. Bodin, d’après
Michel Cuypers, ne serait qu’une autre figure dédoublée de Massignon (mais
cette action généreuse n’est pas rapportée de Massignon dans les sources
disponibles sur lui). Cette interprétation, qui n’est pas celle de Vakily[175], n’est pas
impossible, malgré le retour, plus loin dans le texte, du nom de S. Bodin sans
lien avec Massignon (p. 387), mais elle suggère une obsession, chez Shari'ati,
du miroir, de la dissimulation, de la double-face. Issu d’une tradition chi’ite
où la réserve mentale (ketmân) est élevée au rang d’une règle morale,
oppressé par des conditions sociales et intellectuelles qui l’empêchaient de
s’exprimer, poursuivi à la fois par le pouvoir politique et harrassé par le
clergé, Shari'ati n’a pendant longtemps pu être publié que sous la forme de
polycopiés ou même de feuillets recopiés à la main au carbone; deux ans après
sa mort, on vendait encore à Téhéran des opuscules de lui sous des pseudonymes
fantaisistes: ‘Ali Khorâsâni, Mazinâni, Sabzavâri, etc. et c’est seulement en
se servant de sa double identité qu’il aurait pu, dit-on, échapper à
l’interdiction de sortie du territoire iranien en 1977.
La confusion entre
Massignon et Solange Bodin semble bien réelle, avec une tonalité tragique,
lorsqu’il parle, pour évoquer la mort de Massignon, de la noyade d’une femme
dans la Manche, près de Trouville. Une Solange que Shari‘ati a connue,
belle-sœur de M. Bodin chez qui le jeune boursier a habité au début de son
séjour parisien, serait effectivement morte noyée quelques semaines après son
arrivée dans cette famille[176]. La place
immense de cette Solange dans les «écrits de désert» et son remplacement
occasionnel par cette dame Chapelle ou De la Chapelle ou Rosace de la
Chapelle... montre à chaque fois un lien d’initiation, vers l’amour, vers le
féminin et la spiritualité du christianisme et une utilisation systématique de
la métonymie qui empêche le lecteur de jamais séjourner dans l’anecdote ou le
détail. La mort de Louis Massignon âgé et malade n’est pas intéressante, ce
qui touche Shari'ati est la mort d’un être adoré, figure de l’amour,
initiateur d'agapè. On pourrait dire aussi que Massignon est devenu une
figure mythique et féminisée, comparable à la figure de Marie ou de Fatima,
femmes que Massignon a lui-même présentées comme se répondant spirituellement
dans les deux religions[177].
Cinquième remarque: Shari‘ati ne
parle apparemment pas de ce à quoi nous pensons immédiatement en évoquant
Massignon, sa foi chrétienne. Il est impensable qu’il n’en ait pas eu
connaissance. Si Solange Bodin est «Massignon bis», alors il dit explicitement
d’abord qu’elle [il] obéissait, selon l’expression de Pascal, «à des raisons
que la raison ne connaît pas», manière de reconnaître une motivation mystique
marquée par la foi chrétienne[178]. Et à la
page suivante il ajoute «C’était un[e| catholique fervent[e], l’être chrétien
était son eau et sa terre [= elle/il en était pétri/e] ». Il était en effet
éminemment dangereux pour un jeune penseur qui prétendait parler de manière
neuve de l’islam, de se réclamer de l’autorité d’un maître chrétien
islamologue, de s’inspirer pour réformer l’islam de l’enseignement d’un
chrétien. D’où, naturellement à mon avis, la dissimulation de la religion de
Massignon, qui n’a été avouée que derrière la façade de Solange Bodin, ce
personnage partiellement inventé, ou en tout cas réinterprété. Même si
Massignon ne posait pas de problème spécifique aux Iraniens, ni pour son rôle
politico- diplomatique ni pour ses publications sur un mystique dérangeur, un
«orientaliste» pouvait affaiblir la légitimité islamique de Shari‘ati: cela n’a
pas empêché Ali Shari‘ati de lui rendre hommage de la manière qu’on a vue; mais
on peut comprendre que Purân Shari‘at-Razavi, sa femme, ait passé presque
totalement sous silence l’influence de Massignon dans la biographie de 300
pages qu’elle a publiée sur son mari en 1995.
Comme le fait remarquer
très justement Michel Cuypers, les jugements les plus abrupts, hostiles à
l’Église en particulier et au christianisme en général, se trouvent chez
Shari‘ati. Il l’évoque souvent pour dénoncer le pouvoir clérical opposé à la
liberté et aux droits de l’homme. Ainsi, il décrit Sartre comme «un esprit
sacrifié par l’Église et le capital, dégoûté du monde et de la religion qui,
là-bas [= en Occident] sont les deux faces d’une même monnaie»[179]. Ailleurs,
évoquant des aspects positifs du christianisme, il semble s’efforcer
d’équilibrer son propos par un éloge du bouddhisme ou de l’islam. En somme, on
peut dire que non seulement il n’y a aucun signe direct ou indirect d’attirance
de Shari‘ati pour le christianisme, mais qu’il cherche à prendre ses distances
d’une religion qui pourrait le délégitimer auprès de son auditoire musulman.
Une manière de tourner l’affaiblissement qu’une évocation trop positive du
christianisme pouvait entraîner sur lui est l’utilisation d’artifices, de
prête-noms, de pseudonymes qui se révèlent parfois comme des refuges d’une
identité plus intime.
On trouve ainsi, entre
autres, dans les Causeries de la solitude, et à plusieurs reprises, une
forte méditation — attribuée à Chandel — sur l’incarnation de Jésus et sur la
maternité de Marie. Intrigué par ce discours, j’ai cherché à connaître ce
penseur qui inspira tant Shari‘ati et dont il se dit également le disciple, bien
loin du militantisme et de la politique. Après de laborieuses recherches, j’ai
fini par me rendre à l’évidence, à la suite d’ailleurs de plusieurs
publications ou travaux récents sur Shari‘ati: Shandel/ Schandel/ Chandell etc.
ne pouvait avoir existé que dans l’imagination de Shari‘ati Mazinâni ‘Ali,
«Sham‘» (en arabe et en persan, «bougie», c’est-à-dire la «chandelle». Sham‘
est d’ailleurs le nom de plume de Shari’ati dans la presse du Front national
iranien en France dans les années I960[180]). Si le maître de Shari‘ati
est Chandel son propre moi mythifié, alors le Massignon décrit comme une
«idole» est également une sorte de projection par Shari‘ati de son identité
idéale.
On trouvera, en annexe,
la traduction de quelques textes «chrétiens» de Shari‘ati, tirés des Causeries.
Plus explicites encore que les pages sur Massignon traduites par Cuypers, elles
susciteront certainement l’étonnement, peut-être la consternation des
musulmans. Curieusement, les Iraniens qui se sentent proches de Shari‘ati et
connaissent bien son œuvre sont passés à côté de ces textes publiés pour la
première fois à Téhéran en 1983, quatre ans après la révolution: époque où
Shari‘ati était encore craint par les autorités du fait des résonnances
anti-cléricales qu’y trouvaient les jeunes, et où l’inspiration méditative,
introspective et ésotérique de ce penseur mort et enterré ne pouvait plus
mettre en éveil l’attention des censeurs ni du public. Un proche de Shari‘ati
m’a dit: oui, je ne sais pas qui est ce Chandel, mais ces textes ne sont pas
importants.
Ces textes
incompréhensibles, qui pourrait les attribuer à l’homme dont le discours
passionné, au début des années 1970, a embrasé, au nom de l’islam, et d’un
militantisme politique révolutionnaire, une génération d’iraniens? Qu’on ne s’y
trompe pas. Shari‘ati a manifesté avec force son adhésion à l’islam et rien ne
saurait la mettre en doute. La biographie écrite par sa femme ne fait aucune
allusion à un attachement à une autre religion que l’islam et minimise
également l’influence sur lui de Massignon. Les textes cités pourraient n’être
que des essais de dialogue intérieur où Shari’ati aurait simplement exprimé une
voix chrétienne pour présenter dans sa logique interne le point de vue
chrétien. Ils seraient la transposition d’idées entendues sur le christianisme
qui auraient intéressé Shari‘ati, comme celles sur l’amour du livre d’Erich
Fromm paraphrasé dans Kavir. Aurait-il trouvé la source de ces idées
dans des paroles ou des écrits de Massignon? Shari‘ati avait-il d’autres amis
chrétiens?
En Massignon, comme l’a
montré Michel Cuypers, Shari‘ati a trouvé un point d’application proche des
théories de Fromm sur l’amour spirituel, Vagapè opposé à l’éros:
Deux hommes qu’aucune
nécessité ne lie, si ce n’est cette pâte intime et pure et dépouillée qui
constitue le ‘moi humain originel’ de chacun; un lien tissé non par l’intérêt
ni la nécessité, non par la nature ni par la création, mais par la solitude de
deux solitaires apparentés... que dire? Enfin, c’est cela que je ressens au
sujet de Massignon, jusque dans la moelle de mes os et dans les profondeurs de
mon être. Ce que je ressentais dans sa vie, de jour en jour, la main dans sa
main, je m’en rapproche, je vais vers ce ‘je ne sais où’ dont nous portons sans
cesse la nostalgie, et dans son regard, je vois ce ‘je ne sais quoi’ que nous
espérons toujours ardemment retrouver. Voilà cinq ans que je porte tous les
jours davantage son deuil, et chaque jour qui passe me rapproche du jour de cet
‘événement’. C’est lui qui m'a appris qu’aimer d’amitié dépasse
l’amour-passiori[181].
Massignon est l’occasion
d’une fixation qui cherche un sens universel — nostalgie spirituelle — même si
les textes marqués dissimulés par des pseudonymes emboités ou montés en miroir
attestent bien une réflexion intime et profonde de Shari‘ati lui-même, non un
emprunt seulement. Ils posent le problème du sentiment mystique sous-tendant
le militantisme, étudié par Abdollah Vakily dans son mémoire de l’Université
McGill[182].
On pourrait comparer, ici
aussi, son attitude de militant politique mystique à l’attitude, plus
sophistiquée sans doute, de Massignon, qui joignait facilement l’extase à
l’action politique. Si les textes que j’ai cités sont bien de Shari‘ati
lui-même — non simplement traduits d’un autre pour une démonstration quelconque
— ils expriment l’ouverture à une expérience religieuse tout-à-fait différente
de celle dans laquelle leur auteur a vécu, et cette ouverture me semble
a-typique pour un musulman d’aujourd’hui. Ne retrouve-t-on pas ici la démarche
de Massignon, unique également dans le christianisme, de prier avec la prière
des autres, étranger au désir de détourner la prière de l’autre pour l’attirer
vers une conversion. Chez Shari‘ati, on ne peut en aucun cas parler de désir de
séduire les chrétiens par une prière à Marie. Il s’agit d’une démarche
intérieure devant laquelle ceux qui lisent aujourd’hui ces textes restent
indifférents ou perplexes.
Quand Shari‘ati se
reconnaît dans la figure de Marie, c’est-à-dire se voit comme un intermédiaire
de l’incarnation du Verbe, on voit poindre une tendance que l’identification à
Adam, au début des Causeries de la solitude, ou à ‘Eynolqozât en
d’autres passages, vient amplifier. Ailleurs encore, il se compare au Prophète
de l’islam. C’est une vocation prophétique que Sharfati, par prudence sans
doute, a tenté de dissimuler. C’est le message qu’il délivre à plusieurs
reprises et qui constitue un thème récurrent des écrits de désert, celui de la
solitude. D’une part, comme les soufis ou les moines qui se séparent du monde
ou de la société distrayante, il cherche la solitude, le désert, s’identifiant
à Dieu. D’autre part, il cherche l’amour, remède à la solitude. Et dans Kavir,
il dit clairement à plusieurs reprises ce qu’il attribuera plus tard à Chandel,
que Dieu n’aime pas la solitude et cherche à la vaincre en créant une créature
pour l’aimer.
«Je suis comme toi dans
ce paradis, je suis seul dans cette multitude de créatures. «Toi tu connais mon
cœur esseulé d’étranger car toi aussi tu as été seul dans la contrée de
l’Être.» Crée.donc une créature pour qu’en elle je trouve l’apaisement. La
souffrance, c’est de n’avoir personne[183].»
Plus loin, il écrit:
«Ce que Dieu voulait et
veut, c’est connaître quelqu’un. H ne voulait pas rester seul à respirer dans
le désert du néant, rester inconnu derrière le rideau du mystère, pour
l’éternité. [...] Celui qui est d’une richesse surabondante a besoin de
trouver un nécessiteux pour donner[184]...»
Telle est, selon le texte
attribué à Chandel, la supériorité du Dieu chrétien, non plus seul dans son
ciel lointain, mais proche des hommes par l’incarnation. Shari‘ati a sans doute
perçu ce message en fréquentant Massignon, même s’il a eu d’autres rencontres
et d’autres lectures, même s’il déborde le christianisme pour donner à sa quête
spirituelle la qualité d’une nostalgie existentielle de l’amour. Le caractère
particulier de Massignon, chrétien entièrement tourné vers l’islam,
orientaliste français engagé malgré son grand âge dans le militantisme pour
l’indépendance algérienne, savant inspiré... a certainement fasciné SharTati
comme l’a fasciné la figure du martyr mystique iranien du XIIème
siècle, ‘Eynolqozât, qu’étudièrent aussi des écorchés vifs, convertis ou
révoltés, à la manière de ce dérangeur de Hamadân que les ulémas finirent par
faire exécuter (crucifier ou brûler vif...)[185].
* *
*
Annexe:
textes chrétiens de Shari‘ati
Je donne ici quelques
citations significatives glanées dans des textes parfois très décousus.
«C’est Marie qui a fait
descendre de son trône ce Yahvé sec et hautain, indifférent dans sa
toute-puissance, qui trônait avec ses anges et qui piétinait la création comme
un village en ruine et lui jetait à peine de temps à autre un regard de pitié;
c’est elle qui le fit venir sur la Terre, le rendit tendre et apprivoisé sur la
terre. Lui qui n’était accessible au regard de personne s’est incarné dans le
visage immaculé et bon de son Jésus. Oui! est- ce que Jésus ne serait donc pas
Dieu? C’est Marie qui fit venir Dieu sur la Terre et l’a façonné sous les
traits d’un homme et c’est César qui le mit en croix et le cloua aux quatre
membres... Mais c’est encore l’œuvre de Marie: c’est elle qui fit descendre
Dieu sur Terre et le fit monter de la terre sur le ciel du gibet et cette fois
Dieu a fait Vascension [français dans le t.] de son gibet dans le ciel
de sa solitude... Mais dans cette descente et dans cette ascension dans son
essence des transformations très importantes se sont produites dont la Théologie
[français dans le t., «hekmat-e elâhi»] nous parle et qu’elle commente.»[186]
D’autres passages,
parfois fervents, manifestent une connaissance intérieure du christianisme.
Shari‘ati parle avec émotion du dogme de l’incarnation, de la trinité, du salut
par la mort du Christ, de la valeur fondatrice de la charité... Dans une annexe
à Kavir, intitulée «Chers amis», Shari’ati se dit, à la manière du père
de Mowlavi (Bahâ’-e Valad), poursuivi par une idée qui le fait suffoquer[187]. C’est
l’idée qu’un écrivain est rendu fécond (âbe start) par les mots...
«Et Marie, comment
est-elle devenue enceinte du Christ? Dans ce monde, le vent mystérieux souffle
en permanence, comme le vent du printemps et comme l’esprit à'esfand
[fin de l’hiver en Iran] qui rend «enceinte» la terre sombre de l’hiver et la
fait germer dans le désert brûlé et silencieux du paradis. L’Esprit saint qui a
fécondé la Vierge Marie de la grandeur et du miracle du Christ, c’est ce
souffle. L’espace en est plein, il faut qu’il descende dans un gouffre fertile
et se traîne au bord d’un ruisseau, d’une source, ou au moins d’une humidité,
et (elle) ouvre ses bras à tout son être et s’offre à lui jusqu’à
enfanter le Christ, jusqu’à être Marie, jusqu’à être Dieu! jusqu’à être
confondue avec Dieu. Et c’est une grandeur étonnante: la Trinité du
christianisme est une telle confusion et si belle: le Christ et Marie et Dieu,
le Fils, le Père et l’Esprit-Saint, tout trois un et quel grand Un, Dieu, tout
trois! »
[Shari’ati évoque
l’assimilation de ‘Ali à Dieu par certaines sectes chi’ites extrémistes et la
compare à l’incarnation. Dans l’islam, seul Mowlavi a compris le sens de cette
maternité de Marie. Tout le sens de Kavir est ici explicité: la chute,
le désert, le retour vers le paradis.]
Un autre passage des Causeries
de la solitude utilise un redoublement de la dissimulation pour décrire ce
qui pourrait-être une expérience personnelle que Shari‘ati aurait voulu, pour
des raisons de prudence aisément compréhensibles, dissimuler à ses proches et
qui n’était pas destinée à la publication[188]:
Un général romain
célèbre, Alios [= ‘Ali Shari‘ati...?], eut foi en Jésus et en Marie. On dit
qu’un jour, un mercredi soir du mois de mars du premier siècle chrétien, il
était à son poste dans Un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, il
eut un songe: soudain il vit Marie qui lui apparut et l’appelait à la foi en
Christ en lui demandant de délivrer le christianisme des serres de César afin
que le gouvernement des cœurs pleins d’amour l’emporte sur les têtes pleines
d’armes et que l’amour prenne la place du glaive. L’officier romain fut pris
d’une attirance pour cet appel mais ne savait y
répondre car nul ne
connaît le chemin secret de l’amour et de la foi... Il essaie de résister, mais
en vain, la foi l’a saisi. Chaque soir, secrètement, il sort du palais et se
rend à une chappelle [sic! en fr. dans le texte[189]] et s’agenouille devant une
icône de Marie qui porte son Jésus sur sa poitrine ou de Marie dont le Jésus a
été cloué de quatre clous et monté sur le gibet et il murmure une prière et il
lit des versets de l’Évangile... des versets qui si on les entendait, et de sa
bouche, constitueraient un délit impardonnable ! Il ne peut rien faire pour
éviter de revenir toujours devant cette icône. Sa prière:
«O! Sainte Marie, O Mère
du Christ! s’ils te chassent de Rome, s’ils m'exilent de Rome, que ferai-je?
Sans toi, dans cette ville de plusieurs millions d’êtres sauvages, sans toi
dans cette terre de sang, de vengeance et de sabre, O Mère du Christ, qui
ruisselles comme un ruisseau de lait chaud matutinal dans mon cœur enténébré, O
toi comme une aube dans les ténèbres de mon cœur, dans mes nuits obscures tu es
un lever de soleil permanent! O sainte Marie, O mère du Christ! sans toi Rome
est insupportable, ô visage de beauté et de pureté de l’Orient, ô aimée de
Dieu, épouse de Dieu, ô mère du Christ! sans toi Rome est insupportable, ô
esprit clément et splendide de l’Orient! souffle dans le corps assoiffé et
vide de Rome, incarne-toi en lui afin que mon pays vive. O Marie, ô sainte
Marie, mère de Jésus! épouse parfaite du Seigneur! dans Rome la vie est froide,
aimer est difficile, que sais-tu? ô toi la plus belle et la meilleure fille de
Jérusalem! des efforts que j’ai faits pour ne pas vouloir le Christ, pour ne
pas t’aimer, pour que la foi en vous n’envahisse pas mon cœur.[190] Mais ce n’est pas moi qui
commande à mon cœur, c’est toi qui es plus forte que l’empereur qui règne sur
son pays, sur les hommes de son pays et qui as mis la main sur lui [= mon cœur?].
Si tu savais quelles
pensées j’ai eues, quels serments j’ai faits, quels poings j’ai frappés, dans
la solitude, de colère, contre les murs de ma maison, pour que tu ne saches pas
qu ’un officier de Rome a eu son cœur pris au piège de l’amour pour le Christ
et pour Marie et malgré tout cela maintenant si tu trouves le feu de la fièvre
amoureuse [mehr: Mithra'l} dans la forme de chacun de mes mots, tu
brûlerais, heureusement que tu ne sais pas! heureusement que je ne relâche pas
mon attention un instant car il faut que je te laisse inattentive à ce qui se
passe à l’intérieur de moi pour que tu ne saches pas qu ’un officier romain est
devenu aussi impatient de toi qu’un moine de Palestine! que dis-je? un moine
palestinien? un gnos- tique oriental? j’ai encore essayé de ne pas te faire
savoir ce qui se passait à l’intérieur de moi afin que tu restes confiante,
toi esprit beau de Jérusalem, comme l’image de l’icône. Quelle immense chance
j’ai, tu as aussi, mère de mon Jésus, ô la plus belle des filles de Jérusalem
car mon monde est tout entier dans la dissimulation, tous mes efforts consistent
à ne pas dire, quelle grande chance j’ai, tu as, ô mère de mon Christ! ô le
plus tendre des esprits de l’Orient car «tu es l’icône de toi-même», non de ton
«être à toi» (khishtan-e khish) car tu es une icône sur un tableau, non,
la mère de Jésus dans un cœur, car tu es celle qui es en moi, non celle qui es
sur le tableau! et c’est pourquoi tu n’entends pas mes paroles, que tu ne
ressens pas l’esprit de mes paroles et la douleur de mes mots et quelle chance
j’ai, tu as, ô épouse bonne et droite de Dieu, ô toi qui as le Saint- Esprit
dans les bras et Jésus dans ton giron, ô toi dont mon Christ boit le lait de
ton âme et grandit et devient fécond et devient le Christ, l’esprit de Dieu,
toi tu élèves le Verbe de Dieu dans tes bras, tu as enfanté le Verbe de Dieu,
tu lui as donné le lait, tu le caresses, tu l’embrasses, tu humes son parfum,
tu le fais vivre, tu le fais grandir, tu l’élèves, dans tes mains qui sont la
bonté incarnée, la caresse incarnée, dans ton giron qui est le refuge des têtes
blessées, dans tes bras qui sont la niche de prière du cœur souffrant, tu le
couches et l’éveilles... quelle chance j’ai moi, tu as toi, les mots sont trop
faibles, la langue est étrangère, dire est un viol de l’intimité (nâ-
mahram), car le calame est un bois sec, l’encre sèche, la langue ne sait se
plier, les phrases ne contiennent pas assez, les sons restent cois et les mots
se cassent, l’air prend feu et l’espace se disperse... Quelle chance j'ai moi,
et tu as toi, d’être l’icône de Marie, et moi d’être le prisonnier de César!
Quelle chance j’ai moi, quelle chance tu as toi, que je sois dans la peine nuit
et jour, dans l’effort, dans la prière pour que sur cet incendie je répande des
cendres, de l’eau, que je l’éteigne, et toi aussi dans cette tâche, quelle aide
tu apportes, quelle contribution! »
— Michel Cuypers, «Une
rencontre mystique: ‘Ali Sharî‘atî — Louis Massi- gnon: un texte de ‘Ali
Shari'ati, présenté et traduit par M. C.».- M1DE0,- 21 (1993), pp.
291-330 (réédité simplifié, sans la traduction in: Louis Massi- gnon et ses
contemporains.- Jacques KERYELL, ed. Paris, Carthala, 1997, pp. 309-328).
— Ali Rahnema.- An
Islamic utopian. A political biography of AH Shari'ati.- London, LB.
Tauris, 1998
— ‘Ali SharTati, «Hobut»
dar «Kavir».- Tehran, Câpaxsh, 5ème éd., 1371 (= Œuvres complètes, XIII).-
IX-643 p. [La «chute» dans le «désert»]
— ‘Ali SharTati, Goftogu-hâ-ye
tanhâ’i.- 2 vol.- Tehrân, Munâ/Âgâh, 1362 (= Œuvres complètes, XXXIII).- 2
vol., III-688 p. + pp. 689 à 1360. [Les causeries de la solitude]
— Dr Purân Shari‘at-Razavi.- Tarh-i
az yek zendagi (dar bâra-ye zendagi-e Dr ‘Ali Sari'ati).- Tehrân, Câpaxsh,
1374. [courbe d’une vie, sur la biographie de Shari ‘atij.
— Abdollah Vakily .-
Ali Shariati and the mystical tradition of Islam.- A Thesis presented...
McGill University [Institute of Islamic Studies], Montreal... Master of Arts,
1991.- 195 p., unpublished.
INDEX
‘Abduh, Mohammad: 99
Abrahmique, religion —: 110
Abu Hâmid (voir Ghazâli,
Mohammad)
Abu Ya’qub Sijistâni: 65
Abu Yazid Bastâmi (ou Bestâmi/
Bistâmi): 38; 54; 57
Afghani, Jamaluddin (ou Jamâlod- din
Asadâbâdi, réformateur musulman 1838-1897): 99
Afghanistan: 20; 97-102
Agha Khan III (Sultan Muhammad
Shâh, 1877-1957): 72
Ahl-e
Haqq:
67; 69; 71; 73
Ahwaz: 17; 20
Algérie, guerre d’—: 85; 112; 121
Anquetil Duperron,
Abraham H.
(Abraham Hyacinthe): 44
Ansâri, ‘Abdollâh: 99-102 arabe,
langue —: 43-48; 108
Arasteh, Reza: 14
Arnaldez, Roger: 48
aryens et sémites: 65
Association France-Iran
-. 15
Attâr, Farid od-Din: 77; 89-95
Aubin, Jean: 15
Avicenne (Millénaire
d’)'. 15; 21; 23
Aziz, Abualy: 72
Bâbâ Kuhi (voir Ibn Bâkuyé)
Badakhshan (région du
Tadjikestan): 14; 65; 67
Bakou (Congrès
orientaliste, 1930): 17
Balkh: 97
Bastami (voir Abu Yazid
Bastâmi)
Bayza (lieu natal de
Hallâj): 17
Beaurecueil, Serge Laugier de: 100;
101
Benveniste, Émile:7; 8; 9; 10; 14;
15
Berque, Jacques: 112; 115
Bloy, Léon: 45, 78; 79; 85
Bodard, Albert (ministre de
France en Iran, 1937-40): 18
Bode, Ardashir: 14
Bouddhisme: 117
Bounourre, Gabriel: 90
Browne, E.G.: 107
Brunschwick, Robert:9
Chandel, professeur —: 113; 118;
121
Christianisme (voir aussi
“melkite, Église “Marie, mère de Jésus”): 39; 85; 86; 110; 114
Collège de France -. 19
Contenau: 14
Corbin, Henry: 21; 25; 26; 31-42
Cuadra, Luis de: 89
Cuypers, Michel: 113; 115; 117;
118; 119
Dandamaev: 14
Darmesteter, James:8
Dauvillier, Jean: 13
Demombynes, Gaudefroy: 19
Département d’Iranologie : 15
Digard, Jean-Pierre: 10
druzes: 61; 63; 69; 73
Dumézil, Georges: 13
Ecole
pratique des Hautes études-,
19
Eghbal, ‘Abbas (voir Eqbâl, ‘Abbâs)
Eqbâl, ‘Abbâs: 20
‘Erâqi, Fakhr od-Din: 109
‘Eyn ol-Qozât Hamadâni: 59; 109;
120
falsafa (philosophie
hellénisante): 33; 46; 62
Faouzia: 18
Fârâbi, Abu Nasr: 109
Farhâdi, Rawân: 105
Fârs: 17
Fatima: 34; 80-83; 85;
112
Fàtimides: 68
fotovvat/futuwwa (“chevalerie
spirituelle”): 25; 67
Fouchéchour, Charles-Henri de: 10
Fromm, Erich: 115; 119
Ghavam-Nejad, Mehdi: 10
Ghazali, Ahmad: 19; 52; 55; 107;
110
Ghazâli, Mohammad (Abu Hâmid,
“Imâm”): 19; 32; 51-59
Ghirshman, Roman: 14
Ghulât (shi’ites
extrémistes): 61-75
Gilson, Etienne: 31
Gobineau, Arthur: 65
Goldziher, Ignaz: 53; 54
Golfe persique: 17
Grousset, René: 14
Hackin, Joseph: 98
Haydar Amoli: 35
Hekmat, ‘Ali-Asqar: 23; 24
Helleu, Mme: 15
Herat: 97; 102
Horovitz, Joseph: 83
Hourcade, Bernard: 10; 11
Hunayn b. Ishâq: 47
Ibn ‘Abbâs: 51
Ibn ‘Arabi: 35; 36; 40; 42; 101;
107; 108
Ibn Bakuyé: 17
Ibn Khafif: 17
Ibn Rushd (Averroës): 33; 52
Ibn Sab’in: 33
Ibn Tufayl: 52
Ibrâhim b. Adham: 64
Ikhwân al-Safâ: 63
incarnation (holul): 39; 53; 61
Institut d’études
iraniennes:"!-\\\
19; 22
Ismaélisme,
Ismaéliens (voir aussi “Agha Khân”, “druzes”, “qar- mates”, “Ikhwân
al-Safâ”, “Fâti- mides”): 46; 61; 62; 68; 84
Ivanow, Wladimir: 66
Jambet, Christian: 78
Jâmi: 99
judaïsme: 78; 110
Kaysâniyya: 62
Kermânshâh: 18
Kéryell, Jacques: 13
Khattâbiya: 62-69
Khayrkhâh-e Harâti: 69
Khorassan: 17; 20; 108; 109
Khormuzta: 66; 69
Khorramiyya: 64
Khorramshahr (ou Mohammerah):
17; 20
Khurâsâni, Fidâ’i: 72
Khuzistan: 20
Kotobi, Françoise: 10
Kurdes: 18
Lammens, Henri: 81
Laoust, Henri: 15
latinisation de l’alphabet: 18
Lazard, Gilbert: 15; 115
Lemaître, Solange: 18
Malâmati: 34
Malek (bibliothèque à
Téhéran): 20
Manichéisme: 63; 65; 66; 71
Marçais, William: 19
Maricq, André:8
Marie, mère de Jésus: 83; 114-124
Maritain, Jacques et Raïssa: 78; 90
Mashhad: 20; 21
Maspéro, Gaston: 89
Massé, Henri:9; 14; 15
Massignon, Daniel: 21
Maugras, Gaston (ministre de
France à Téhéran): 18
Mazdakisme: 63; 64
Mazdéisme: 63; 65
Mechhed ( voir Mashhad)
Melkite, Eglise —: 48
Menasce, P. Jean de:7; 8; 13-16;
Minorsky, Vladimir: 14
Mô‘in, Md: 21
Molé, Marijan:8; 15
Mollâ Sadrâ Shirâzi: 31; 58; 107
Monteil, Vincent: 16
Mosaddeq, Md: 23; 24; 111
Moubarac, abbé Youakinr 43
mubâhala (ordalie des
chrétiens de
Najrân): 62; 67; 81-82
mundus imaginalis (ou ‘âlam al-
mithâl): 35
Murtadâ al-Zabidi: 51; 57
Naficy, Said: 14; 21
Nâguri, Hamid od-Din: 107; 109
Nanda Anshan, Ruth: 14
Narsaï (docteur nestorien):13;
Nâser od-Din Shâh: 99
Nicholson, Ronald: 107
Nikitine, Basile: 18
Nishapur: 17; 20
Nuri, Abo’l-Hasan: 56
Nusayri: 67; 69; 70; 73;
83
Oberlin, Pr: 21
Olender, Maurice: 44
Pahlavi, Mohammad-Rezâ Shâh:
18; 20; 21; 24
pashto: 98
Pellat, Charles:9
Pelliot: 14
Perron, Ernest: 24
persan (langue persane
et enseignement du persan) :7-ll; 19; 26-27; 46
Plotin: 35; 109
Porter, Yves: 10
Qarmates: 34; 61; 63-65;
68
Qazvini, ‘allâma Mohammad: 20;
105; 106
Qezelbâsh: 69; 70; 73
Qonavi, Sadr od-Din: 109
Qotb od-Din Shirâzi: 31
Qummi, ‘Ali b. Ibrâhim: 79
Rad, Dr Sami: 21
Rasht: 17
Renan, Ernest: 32; 44; 65; 99
Richard, Yann: 10
Rida, Rachid: 99
Rumi, Jalâl od-din (ou Mowlavi):
114; 122
Ruzbehân Baqli Shirâzi: 17; 39
Sadighi, Gholam-Hossein (voir
Qolâm-Hoseyn Sadiqi)
Sadiqi, Qolâm-Hoseyn: 21;
23; 24; 25Sadr od-Din Shirâzi (voir Mollâ Sadrâ)
Salmân Pâk: 34; 65; 66-69;
83-85
Sami‘i, Hoseyn (Adib
os-Saltana):
18
Sami, ‘Ali: 14
Sanâ’i, Hakim: 97; 99
sanskrit'. 44
Semnâni: 39
Sepahsâlâr (madrasa et
bibliothèque à Téhéran): 20
Shari‘ati, ‘Ali: 86; 110; 111-124
Shâyegân, Sd ‘Ali: 24
SHI’ISME, SHI’ITES (voir aussi “ghu-
lât”, “khattâbiyya”, “kaysâ- niyya”): 34; 35; 46; 77-87 '
Shibli: 36
Siassi, Ali-Akbar (Ali-Akbar
Siyâsi): 19; 21; 24
Silvestre de Sacy (Antoine Isaac):
61; 62
Société des études
iraniennes: 15
Sohravardi, Yahyâ: 19; 22; 31; 32;
34; 36
Soufisme,
soufis: 64; 67; 99; 108; 109
syriaque, langue —: 47
Taqizâda, Sd Hasan: 105; 106
Université de Téhéran : 19
Vakily, Abdollah: 119
Violet: 8
wahdat al-wojud (“monisme
existentiel”, “unicité du réel”): 33; 35; 101; 109
Wahhâbisme: 98
Weygand, général: 18
Zâher Shâh: 98
Michel Boivin, enseignant, chercheur associé au
Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud, auteur notamment de Les
Ismaéliens. Des communautés d’Asie du Sud entre islamisation et indianisation,
Maredsous, Brepols, 1998.
Christian Destremau, auteur, avec Jean Moncelon,
de la biographie de Massignon, Paris, Plon, 1994.
Philippe Gignoux, directeur d’études à l’École
Pratique des Hautes Études (5ème section, Sciences religieuses),
auteur notamment de l’article «Louis Massi- gnon et Jean de Menasce» in
Louis Massignon et ses contemporains, Jacques Keryell, ed., Paris,
Karthala, 1997, pp. 155-162.
Christian Jambet, professeur de philosophie en
Première supérieure, auteur notamment de La logique des Orientaux. Henry
Corbin et la science des formes, Paris, Le Seuil, 1983 et de La grande
résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme Ismaélien,
Lagrasse, Verdier, 1990.
Jacques Keryell, a notamment dirigé la
publication des livres suivants: — Louis Massignon, L’Hospitalité sacrée,
Textes inédits présentés par J. K., Préface de René Voillaume.- Paris, Nouvelle
Cité, 1987; —Jardin donné. Louis Massignon à la recherche de l’Absolu,
Paris-Fribourg, Saint-Paul, 1993; — Louis Massignon et ses contemporains,
Paris, Karthala, 1997; — Louis Massignon au cœur de notre temps, Préface
de B. Boutros-Ghâli, Paris, Karthala, 1999.
Gilbert Lazard, membre de l’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, ancien directeur de l’institut d’études
iraniennes. Auteur notamment de La formation de la langue persane,
Paris, Institut d’études iraniennes, 1995 (Travaux et mémoires de l’institut
d’études iraniennes, 1).
Yvon Le Bastard, islamologue, professeur
d’arabe à l’institut catholique de Paris, École des langues et civilisations de
l’Orient ancien.
Pierre Lory, directeur d’études à l’École
Pratique des Hautes Études (5ème section, Sciences religieuses).
Auteur notamment de Alchimie et mystique en terre d’islam, Lagrasse,
Verdier, 1989 (Islam spirituel).
Ehsan Naraghi, ancien professeur à
l’Université de Téhéran, ancien conseiller à l’UNESCO, auteur notamment de —
«Élite ancienne et élite nouvelle dans l’Iran actuel, avec une note sur le
système d’éducation», Revue des Etudes Islamiques, XXV (1957), pp.
69-80; — Des palais du chah aux prisons de la Révolution, Paris,
Balland, 1991; — Enseignement et changements sociaux en Iran du Vile au XXe
siècle: Islam et laïcité, leçons d’une expérience séculaire, Paris,
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1992.
Éric L. Ormsby, professeur d’islamologie à
l’Université McGill (Montréal). Auteur notamment de Theodicy in Islamic
Thought: The dispute over al- Ghazâlî’s ‘Best of all Possible Worlds’,
Princeton, Princeton University Press, 1984.
Eve Pierunek, maître de conférences de
littérature persane à la Sorbonne nouvelle, auteur d’une monographie à
paraître sur Fakhroddin 'Erâqi, Téhé- ran/Paris, IFRI (Bibliothèque
iranienne).
Nasrollah Pourjavady, directeur du Centre des
Presses Universitaires d’Iran (Markaz-e nashr-e dâneshgâhï), auteur
notamment en français de — Mélanges littéraires et mystiques, Téhéran,
Presses universitaires d’Iran, 1998; — «Hallâj dans les Savânih d’Ahmad
Gazzâli», Luqmân, XIV, 2 (printemps-été 1998), pp. 7-16; — «Massignon et
la notion hallâjienne de l’amour essentiel», Luqmân, XV, 2
(printemps-été 1999) n°30, pp. 27-36. Yann Richard,
professeur de langue et civilisation iraniennes à la Sorbonne nouvelle,
directeur de l’institut d’études iraniennes, auteur notamment de L’islam
chi’ite: croyances et idéologies, Paris, Fayard, 1991.
Pierre Rocalve, ancien ambassadeur de France
dans divers pays arabes, auteur notamment de — «Louis Massignon et le
shî‘isme», Luqmân, VII, 2 (printemps-été 1991), pp. 21-34; Louis
Massignon et l’islam: place et rôle de l’islam et de l’islamologie dans la vie
et l’œuvre de Louis Massignon, Damas, Institut Français de Damas, 1993
(Témoignages et documents, 2); — «Louis Massignon et Henry Corbin», Luqmân,
X, 2 (printemps-été 1994), pp. 73-86; — «Louis Massignon et l’Iran», in
Louis Massignon et le dialogue des cultures, Daniel Massignon, ed., Paris,
Cerf, 1996, pp. 307-329; — «Louis Massignon et Abraham», Luqmân, XIII, 2
(printemps-été 1997), pp. 27-36; — «Louis Massignon et Louis Gardet,
mystique(s) en dialogue» in Louis Massignon et ses contemporains,
lacques Keryell, ed., Paris, Karthala, 1997, pp.125-140.
Ève Pierunek et
Yann Richard. Introduction .................... 1
Eléments biographiques
Gilbert Lazard, Histoire de l’institut d’études
iraniennes .... 7
Philippe Gignoux. Louis Massignon et le Père Jean
de Menasce 13
Pierre Rocalve. Voyages et missions de Louis
Massignon en Iran 17 Ehsan Naraghi.
Massignon et les Iraniens, rencontres............... 23
Approi hes orientalistes
Christian Jambet. Le Soufisme entre Louis
Massignon et Henry
Corbin............................................................................. 31
Yvon Le Bastard. La question des langues chez
Massignon: arya- nisme et sémitisme, profane et sacré................................................ 43
Vision
massignonienne de l’islam iranien
Eric Ormsby. Abû Hâmid al-Ghazâlî vu par
Louis Massignon . . 51
Michel Boivin. Ghulât et chi'isme salmanien
chez Louis
Massignon.........................................................................
61
Pierre Lory. L'islam chi'ite dans l'œuvre de
Louis Massignon . 77
Jacques Keryell. La place du poète persan ’
Attâr dans l’œuvre de
Louis Massignon ............................................................ 89
Christian Destremau. Louis Massignon et
l'Afghanistan .... 97
Echos massignoniens en Iran
Nasrollah Pourjavady. Importance de la
connaissance de Massignon
pour les Iraniens............................................................ 105
Yann Richard.
‘Ali Shari'ati et Massignon ................... 111
Index ............................................................................ 125
Liste des
contributeurs................................................... 129
Table des
matières ......................................................... 131
PRINTED ON PERMANENT
PAPER • IMPRIME SUR PAPIER PERMANENT • GEDRUKT OP DUURZAAM PAPIER - ISO 9706
ORIENTALISTE, KLEIN DALENSTRAAT 42, B -3020 HFRENT
Travaux
de l’Institut d’études iraniennes
1. É. Benveniste, Titres et noms propres en iranien ancien, J
966 (épuisé)
2. J. de Menasce, Feux et fondations pieuses dans le droit
sassanide, 1964 (épuisé)
3. M. Molé, La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis,
1967 (réimprimé 1993)
4. C.-H de Fouchécour, Lu description de la nature dans la poésie
lyrique persane du XI‘ siècle. Inventaire et analyse des thèmes, 1969
(épuisé)
5. J. de Menasce, L e Troisième Livre du Denkart, traduit du
pehlevi, 1973
6. A Boulvin, Contes populaires persans du Khorassan. I. Analyse
thématique accompagnée de la traduction de trente-quatre contes, 1975
7. A. Boulvin et E. Chocourzadeh, Contes populaires du Khorassan,
II. Trente-six contes traduits. 1975
8. J Blau, Le kurde de Amâdiya et de Djabal Sindjâr. Analyse
linguistique, textes folkloriques, glossaires, 1975
9. Ph. Gignoux et al.. Pad nâm-i yazdân. Etudes d’épigraphie, de
numismatique et d’histoire de l’Iran ancien. 1979
10. M. Reut, Qataghan et Badakhshan, description du pays d’après
l’enquête d’un ministre afghan en 1922, rédigée par Koshkaki, texte persan
et traduction française. 3 vol. (publication du CNRS), 1979
11. Gh Gnoli, De Zoroastre à Mani. Quatre leçons au Collège de
France, 1986
12. M Gaillard. Le livre de Samak-e Ayyâr. Structure et idéologie
du roman persan médiéval, 1987
13. P Briand et C. Herrenschmidt, eds., Le tribut dans l’Empire
perse, 1989
14. J. Kellens, Zoroastre et l'Avesta ancien. Quatre leçons au
Collège de France, 1991
15. D. Septfonds, Le Dzadrâni. Un parler pashto du Paktyâ
(Afghanistan). 1994
Travaux
et mémoires de l’Institut d’études iraniennes
1. G. Lazard. La formation de la langue persane. 1995
2. O, Bast, Les Allemands en Perse pendant la Première Guerre
mondiale. 1997
3. A Kian- Thiébaut, Sec ularization of Iran. 4 Doomed
Failure)1 The New Middle Class and rhe making of Modern Iran,
1998
4. Correspondance Corbin-Ivanow, éditée par Sabine
Schmidtke, 1999
5. E Pierunek et Y. Richard (sous la dir.) Massignon et l’Iran,
2000
Documents
et ouvrages de référence
1. I.M. Oranskij. Les langues iraniennes, trad, du tusse par
J. Blau. préf. de G. Lazard, 1977
2. .1. Blau, Manuel de kurde (dialecte sorani), 1^80
3. G.M Bongard-Levin et E.A. Grantovskij, De la Scythie a l'Inde.
Enigmes de l'histoire des anciens Aryens, trad, du russe par Ph Gignoux.
1981
Louis Massignon et l’Iran
sous la direction de Ève Pierunek et Yann Richard
(Travaux et mémoires de
l’institut d’études iraniennes, n° 5) .
•
Louis Massignon
(1883-1962), islamologue et arabisant français qui marqua les études orientales
et les relations islamo-chrétiennes, avait plus d’un lien avec la culture
persane. Formé aux méthodes classiques, il connaissait évidemment le persan. Le
mystique al-Hallâj (exécuté à Bagdad en 922), dont il fit son sujet central,
était d'origine iranienne et c’est en Perse qu’il faut chercher une partie des
sources de sa biographie, de sa doctrine et de son martyre Massignon s’était
rendu à plusieurs reprises en Iran, où il avait utilisé toutes les ressources
de sa grande liberté de parole pour briser certains blocages. Mais surtout il a
laissé auprès de certains Iraniens des traces intellectuelles et spirituelles
non négligeables,
Ce livre reprend les
communications d’un colloque organisé à la Sorbonne nouvelle le 15 octobre
1994. Massignon avait été le premier directeur de l'institut d’études
iraniennes dont le redécoupage universitaire des années 1970 a lié le destin à
cette université. À ce titre, la réunion devait rappeler la place des études
iraniennes à côté des études d’arabe et d’islamologie, l’importance de la
culture persane dans l’histoire religieuse et spirituelle du monde musulman.
Eve Pierunek est maître
de conférences, Yann Richard est professeur, a l’institut d’études iraniennes
de la Sorbonne nouvelle.
1 Le livre de Matti
Moosa, Extremist Shiites: the Ghulât sects, Syracuse/New York, Syracuse
University Press, 1988, ne concerne pratiquement que les groupements chi'ites
idéologiques contemporains; voir M.G.S. Hodgson, «Ghulât», El1 2
s.v. Sur ce sujet, il est essentiel de consulter le livre novateur de M.A.
Amir-Moezzi, Le guide divin dans le chi'isme originel, Lagrasse,
Verdier, 1992. L’auteur démontre que les premiers Imams, donc le chi'isme
primitif, partageaient certaines de leurs croyances avec les ghulât. Ce
qui signifie ni plus ni moins que les ghulât représentent sans doute le
chi'isme authentique des origines.
2 Voir en particulier Antoine Isaac Silvestre
de Sacy, «Mémoires sur la dynastie des Assassins», Mémoires de l 'institut
royal, IV, 1818, pp. 1-85.
[1] C’est en 1939,
au palais du Golestân, lors des festivités du mariage de la princesse
égyptienne Faouzia avec Mohammad-Rezâ Pahlavi, alors prince héritier, que Massignon.
qui faisait partie de la délégation officielle française, eut ce commentaire
adressé à Solange Lemaître — mais proféré assez fort pour choquer les
diplomates présents — sur la grande lenteur du cortège: « Ne l'oubliez pas: ce
sont les prostituées qui entreront les premières dans le royaume des cieux.»
(in J.-F. Six. ed., Louis Massignon, Pans, L’Heme. 11962], p. 443.)
Voir aussi dans l'article d’E Naraghi le rôle joué par Massignon dans la
libération d'un intellectuel iranien.
[2] Gholâm-Hoseyn Sadighi, (1905-1991), auteur de Les
mouvements religieux iraniens aux Ile et au Ille siècles de l’hégire,
Paris, 1938
2 II s’agit de
l’introduction analytique substantielle (110 p.) de H. Corbin au livre qu’il a
publié avec Mortazâ Sarrâf, Traités
des Compagnons-Chevaliers {Rasa’il-e javân- mardân). Recueil de sept
«Fotowwat-Nâmeh», Téhéran/Pans, Bibliothèque iranienne n°20, 1352/1973.
' Ehsan Naraghi, «Élite ancienne et élite
nouvelle dans l’Iran actuel, avec une note sur
le système d’éducation», Revue des études islamiques, XXV (1957), pp.
69-80.
[5] Enseignement et changements sociaux en Iran du Vile au XXe siècle:
Islam et laïcité, leçons d'une expérience séculaire, Pans, Éditions de la
Maison des sciences de l’homme. 1992.
[6] IX vaut les protestations, cette mesure a,
depuis, été rapportée (Y. Richard).
1 «Post-scriptum
biographique à un entretien philosophique», in Henry Corbin («Cahier de
l’Heme», Ch. Jambet éd., Paris, 1981), p. 40.
[8]
II s’agit de l'édition lithographiée à Téhéran, datée de 1315h/l 897-98. Louis
Massignon en offrit un exemplaire à H. Corbin en 1928. A preuve de ce que
l'ouvrage ne
quitta plus
celui-ci, cette inscription, p. 544 de la lithographie (qui servit à l’édition
de Sohravardî dans la Bibliothèque iranienne et aux cours ultérieurs sur Mollâ
Sadrâ aux Hautes-Études): «Fini d’imprimer mon édition le 12 janvier 1952».
[10] Sohravardî, Le Livre de la Sagesse
orientale, trad. H. Corbin, Lagrasse, Verdier 1986, p. 90.
[11] L. Massignon, La Passion de Hallâj, T-
éd., Paris, Gallimard, 1975,1. p. 24.
[12] L. Massignon, op. cit., II, p 335.
[13] Ainsi qu’on est stupéfait de le voir dans
l’ouvrage érudit de D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition,
Leiden, Brill. 1988.
[14] Cité par Sohravardî, Risâla fi i'tiqâd al-hokamâ’,
Œuvres philosophiques et mystiques, II, Téhéran-Paris, Département
d’iranologie, 1952, p. 267, 1. 1. La phrase de Hallâj est publiée, dans le
récit de Shiblî, par L. Massignon et P. Kraus, Akhbâr al- Hallâj, Paris,
1936, p. 36,1. 7 du texte arabe.
[15] Akhbâr al-Hallâj, p. 71 du texte français.
[16] Passion de Hallâj, 2ème éd., Paris, 1975,1.
p. 57.
[17] Sohravardî, L’Archange empourpré,
Paris, Fayard, 1976, p. 13.
[18] Sohravardî, Œuvre.': philosophiques et
mystiques, II, p. 85 du texte français.
[19] Le Livre des Tablettes, in L'Archange
empourpré, p. 102.
[20] L'Archange empourpré, p. 118-119.
[21] H. Corbin, Face de Dieu et face de l’homme.
Paris, Flammarion, 1983, p. 255.
[22] H. Corbin, L’homme de lumière dans le
soufisme iranien, 2ème éd., Sisteron, Présence, 1984, p. 138.
[23] L. Massignon, «Ana al-Haqq: Étude historique
et critique...» (1912), in Opera minora, II (Y. Moubarac, éd.), Paris,
PUF, 1969, p. 34.
[24] Ibid., p. 35-36.
[25] La Passion de Hallâj, HI, p. 313-314.
[26] Tawâsîn, II, 1, Passion,
III, p. 307.
[27] Tawâsîn, III, 8.
[28] L. Massignon, «Al Hallâj: le phantasme
crucifié des docètes...» (lQll), in Opera minora, II, p. 22.
[29] Tawâsîn, II, 4.
H. Corbin, La
Philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet
Chastel, 1981, p. 322.
[31] Nous avons
conservé à cet exposé synthétique le ton de la communication orale à laquelle
il donna d’abord lieu, renonçant à l’alourdir de notes ou de références. Le lecteur
pourra retrouver les idées de Massignon dans le tome II des Opera Minora
de Louis Massignon, textes
recueillis ... par Y. Moubarac, Beyrouth, Dar al-Maaref, 1963, spécialement
dans la 3e section de ce tome, intitulée «Langue et pensée. Grammaire
et Théologie», pp. 487-659.
[32] «L’expérience
mystique et les modes de stylisation littéraire» (1927), in Opera
minora. II, p. 372.
[35] Comme Massignon, on entend ce terme au sens
linguistique comme synonyme d’indo-européen, et on y ajoute l'allusion à
l’étymologie du nom Iran qui vient d’une expression signifiant «Pays des
Aryens» en vieil-iranien.
[36] Du moins l’hébreu et le syriaque. Dans ses
textes sur le sujet, Massignon n'envisage pas l’éthiopien ni d’autres langues.
[37] Opinion de Massignon, qui l’attribue au savant
iranien Biruni (973-1048) dans l’article: «Al-Beruni et la valeur
internationale de la science arabe» 61951), in Opera Minora, II, p.
590.
* La
translittération avec signes diacritique a été omise après la première
occurrence pour les termes qui reviennent souvent tels que Hallâj, Abu Hâmid,
etc.
[39] Muhammad Murtadâ al-Zabîdî, Ithâf al-sâdat
al-muttaqîn bi-sharh Ihyâ ’ ‘ulûm al- dîn,L& Caire, 1311/1894, t. 9, p.
440.
[40] Louis Massignon, La passion de Husayn Ibn
Mansûr Hallâj, martyr mystique de l’Islam, exécuté à Bagdad le 26 mars 922,
nouvelle édition, Paris, Gallimard, 1975, t. III, p. 367. [Désormais Passion]
[41] Cf. Ihyâ’ culûm al-dîn, Le
Caire, 1352/1933, t. 4. p. 65, entre autres exemples.
[42] E. L. Ormsby, Theodicy in Islamic Thought:
The dispute over al-Ghazâlî’s ‘Best of all Possible Worlds’, Princeton,
Princeton University Press, 1984, pp. 100-101. (Pour la traduction par
Massignon d’une célèbre phrase d’al-Ghazâlî, cf. aussi p. 75, note 137.)
[43] Voir l’édition de Nasrollah Pourjavadi, Savânih,
Tehrân, 1359. N. P. a également traduit cette œuvre en anglais sous le titre Sawânih:
Inspirations from the World of Pure Spirits, London and New-York: KPI Ltd.,
1986. Pour une traduction allemande, voir
R. Gramlich, Ahmad
Ghazzali: Gedanken über die Liebe, Mainz: Akademie der Wis- senschaften und
der Literatur, 1976, qui est basée sur l’éd. de H. Ritter, Ahmad Ghaz-
zali’s Aphorismen über die Liebe, Leipzig, 1942 (Bibliotheca Islamica, 15).
[45] Passion, II: 175.
[46] Cf. I. Goldziher, Streitschrift des Gazâlî
gegen die Bâtinijja-Sekte, Leiden, 1916, p. 108 (= Fadâ’ih
al-bâtinîyahy, aussi Abû Hâmid al-Ghazâlî, al-Maqsad al-asnâ, éd. F.
Shehadi, Beirut, 1971, P- 162.
[47] La plupart des œuvres d’Abû Hâmid sont en
arabe. Cependant, il a écrit plusieurs titres en persan. Son livre Nasîhat
al-mulûk (Bouyges, n°47), originellement écrit en persan pour le sultan
Muhammad ibn Malikshâh, est dans la tradition ancienne des «miroirs des
princes» (Fürstenspiegel), genre cultivé depuis l’antiquité dans la
Perse. D'autres écrits en persan, comme sa correspondance, ou le Kîmîyâ-yi
sa’âdat (Bouyges, 45), sont adressés aux intimes et aux initiés, auxquels
il écrit dans le «langage du cœur» (Y. Richard). C’est le cas aussi avec Ahmad
Ghazâlî qui a écrit ses Savânih pour «un cher ami» (dûstî cazîz),
Savânih, éd. Putjavadi, p. 18.
[48] Pour une discussion très critique de hulûl,
regardé comme doctrine chrétienne, voir l’œuvre du théologien ash’arite Sa’d
al-Dîn al Taftâzânî (m. 792/1390) Sharh al- maqâsid, Istanbul,
1277/1861. t. 2, pp 50-52.
[49] Fadâ’ih, éd. Goldziher, p. 31.
[50] Passion, II: 12.
[51] Aussi, Ihyâ’, 4: 263. Ahmad Ghazâlî
reproche à Hallâj le dualisme de son vers: «Nous sommes deux esprits qui
habitent un seul corps», Savânih, p. 5.
[52] Pour Abû Yazîd al-Bistâmî (Bastâmi), voir,
entre autres, al-Sulâmî, Kitâb Tabaqât al- sûfiyya, éd. J Pedersen,
Leiden, 1960, pp. 60-67.
[53] «...in objektiv referiender Weise», Fada
’ih, p. 107 (introduction allemande).
[54] «ohne orthodoxe Missbilhgung», ibid.
[55] «laysa butlân madhhab al-hulûlîyah darûrîyan»,
p. 30 (texte arabe ■
[56] «tâ’ifa kathîra min muhaqqiqîn al-sûfîya
wa-jamâ’a min al-faiâsifa», ibid.
[57] Fadâ'ih, p. 108 (introduction
allemande). Sur Abû ‘Alt al-Fârmadî (m. 477/1084) voir N. Guzashta, Dâ’iratulma‘ârif-i
buznrg-i islâmî, VI, 53 sq.
[58] Fadâ’ih, p. 31.
[59] Passion, I: 174; cf. aussi II:
65.
[60] Passion, II. 62.
[61] Passion, 2: 64 sq. («mon Je,
c’est Dieu»).
[62] al-Maqsad al-asnâ, éd. Fadlou A. Shehadi,
Beirut, 1971, p. 82-83.
[63] al-Maqsad al-asnâ, p. 84.
[64] Ibid., p.’ 162.
[65] Pour une autre référence possible à Hallâj
dans Vlhyâ’ (Kitâb al-mahabba) de Ghazâlî, voir le texte dans VIthâf
de Zabîdî, t. 9, p 578; pour une traduction française, voir aussi M.L. Siauve,
Livre de l'Amour. Paris: Vrin. 1986, p. 81: «L’on dit que si un homme
est parvenu au terme de cette science, les créatures lui jettent des pierres,
car ses paroles sortent des limites de leur sagesse, et ils ne voient dans
leurs propos que folie et impiété...»
2 Ihyâ', 4: 263. Selon
Massignon, «Nûrî est le premier à avoir prêché l’amour pur (mahabba}, la
ferveur passionnée que le fidèle doit apporter (sans espoir de récompense) à
la pratique du culte; il accentua même, après Sari, la notion du désir (‘ishq)
que Dieu inspire à l’âme fervente; c’était pour acheminer vers la thèse
hallagienne de l’union à Dieu par l’amour.» Passion, I: 121-122.
[67] Passion, I: 418.
[68] Ithâf, vol. I, p. 250, cité
dans Passion, II: 323.
[69] Passion, II: 323.
[70] Mishkât al-anwâr, Beirut, 1407/1987, p.
139.
[71] Mishkât al-anwâr, p. 145.
[72] Qur'ân 10: 3.
[73] Passion, I: 173-174.
[74] Ibid.
[75] Ibid.
[76] Passion, II: 25, 45, 46 (note 3),
55, 229.
[78] Passion, II : 23 (note
6).
[79] Passion, II: 173-176,
[80] «Esquisse d’une bibliographie qarmate» in A
volume of Oriental studies presented to Edward G. Browne, ed. by T. Arnold
and R. Nicholson, Cambridge. 1922, pp. 329338; puis repris in Opera Minot
2, textes recueillis, classés et présentés avec une bibliographie par Y.
Moubarac. Beirut. Dar al-Maaref, 1969, vol. 1, pp. 627-639; «Esquisse d'une
bibliographie nusayrie» in Mélanges Dussaud, 1939, pp. 913-922, repris
dans Opera Minora, 1.1, pp. 640-649.
[81] La passion de Hallâj, 2e éd.,
Paris, Gallimard, 1975, vol. I, p. 343. Sur ces sectes, voir Abû Muhammad
al-Hasan b. Mûsâ al-Nawbakhtî, Firaq al-Shî'a, ed. H. Ritter, Istanbul,
1931, p. 58; Les sectes chi'ites, traduit, annoté et introduit par M.
Javad Mash- kour, 2e éd.,Téhéran, 1980, p. 84, sans oublier les
articles de l’Encyclopédie de l’Islam.
[82] La passion de Hallâj, vol. I. p. 349.
[83] «Karmates», El2 s.v.
[84] Al-Hasan b. Mûsâ al-Nawbakhtî, «Firaq
al-Shî’a», op.cit. et Sa’d b. ‘Abd Allâh al- Qummî, al-Maqâlât
wa’l-firaq, éd. M.J. Mashkour, Téhéran, 1963.
[85] «Karmates», op.cit., p. 815.
[86] Yves Marquet affirme que les épîtres des
Ikhwân al-Safâ’ représentent la doctrine fâtimide officielle dès avant
l’accession au califat de ‘Ubayd Allâh al-Mahdî; voir La philosophie des
Ihwân al-Safâ’, Alger, SNED, 1973, pp. 8 sq, 426.
[88] Essai sur les origines du lexique technique de
la mystique musulmane. Paris, Vrin, 1954 (lrc éd. 1922),
note 6 p. 51. Massignon ne cite aucune source.
[89] «Karmates», op.cit., p. 813.
[90] Voir H. Corbin, «Temps cyclique dans le
mazdéisme et dans l’ismaélisme», Eranos- Jahrbuch XX (1951), Zurich,
Rhein/Verlag repris dans Temps cyclique et gnose Ismaélienne, Paris,
Berg International, 1982, pp. 9-69. Corbin décèle lui aussi des influences
autres, voir dans le même volume «De la gnose antique à la gnose Ismaélienne»,
pp. 167-208 et «Rituel sabéen et exégèse ismaélienne du rituel». Cf. infra. Bibliographie.
[91] «Salmân Pâk et les prémices spirituelles de
l’islam iranien», op.cit., p. 99. L’article publié en 1934 est tiré
d’une conférence prononcée en 1933.
[92] Essai sur les origines du lexique technique de
la mystique musulmane, op.cit., p. 52.
[93] Idem,p. 76-77.
[94] Massignon parle aussi de «l’origine sabéenne
des Karmates», cf. «Karmates», op.cit., p. 816.
[95] «Salmân Pâk et les prémices spirituelles de
l’islam iranien», op.cit., p. 99.
[96] «Ummu’l-kitâb», ed. W. Ivanow, Der Islam,
XXIII (1936), pp. 1-132.
211 L. Massignon,
«Die Ursprünge und die Bedeutung des Gnostizismus in Islam», publié dans Eranos-Jahrbuch,
repris dans Opera minora, Paris, PUF, 1969, t. I, pp. 499-513. Voir V.
Ivanow, «Notes sur l’Ummu’l-kitâb des Ismaéliens de l’Asie Centrale», Revue
des études islamiques, VI (1932), pp. 419-481.
[98] Idem. p. 500.
[99] Henry Corbin découvre d’autres motifs communs
à l'ismaélisme yéménite et au manichéisme; voir sa Trilogie Ismaélienne,
Paris,Téhéran, Adrien Maisonneuve, 1961, pp. 139 et ss. Il s'agit en particulier
de l’Adam spirituel, démiurge de notre monde, qui correspondrait au Mihryazd
manichéen (p. 138), de la « colonne de lumière» (p. 142), etc. Pour cette
dernière Amir-Moezzi, constate que le symbolisme de la lumière est universel et
ne relève pas, pour la «colonne de lumière», une origine particulièrement
manichéenne, Le guide divin dans le chi'isme originel, op.cit., p. 153.
2’ «Salmân Pâk et
les prémices spirituelles de l'islam iranien», op.cit.. p. 100. Pour le
parallèle entre Salmân et le Khormuzta des «manichéens orientaux» que sont les
Turcs ouïgours, Massignon reprend une remarque faite par Ivanow dans «Notes sur
VUmmu’l-kitâb des Ismaéliens de l’Asie Centrale», op.cit., note 2
p. 431.
[101] Idem, p. 115.
[102] Idem, p. 121. Massignon voit en Abu’l Khattâb
le premier auteur qarmate, «Kamiates», op.cit., p.816. Sur ce personnage
et son rôle chez les Nusayris, voir H. Corbin, «Une liturgie chi'ite du Graal»
in Mélanges d'histoire des religions offerts à H.C. Puech, Paris, PUF,
1974; repris in L’Iran et la philosophie, Paris, Fayard, 1990, pp.
186-217. Ce dernier article doit beaucoup à «Salmân Pâk et les prémices spirituelles
de ITslam iranien», op.cit.
[103] S.M. Stem, «Ismâ'îlîs and Qarmatians» in L'élaboration
de l’Islam, Paris, 1961, p. 100.
[104] Voir par exemple L. Massignon. «Les Nusayris»
in L’élaboration de l’Islam. Paris, 1961, p. 109.
[105] Abù ‘Alî al-Mansûr al-’Azîzî al-Jawdharî, Vie
de l'ustadh Jaudhar (contenant sermons, lettres et rescrits des premiers
califes fatimides), trad, par M. Canard. Alger, 1958, pp. 94-95; Sirât
al-ustâdh Jawdhar, éd. par M. Kâmil Husayn et M.’Abd al- Hàdî Sha’îra, Le
Caire, 1954, p. 65.
[106] H. Jonas, La religion gnostique. Le message
du Dieu Etranger et les débuts du christianisme, Flammarion, 1978, p. 237.
[107] «Ummu’l-kitâb», ed. W. Ivanow, Der Islam,
XXIII (1936), pp. 392-393.
[108] Khayrkhwâh-i Harâtî, Fasl dar bayân-i
shinâkht-i Imâm or On the Recognition of the Imam, Persian text and
translation by W. Ivanow, Bombay, 1949, p. 15 du texte et p. 49 de la traduction
(nouvelle édition de ce texte: Tehran, 1960).
[109] Ce en quoi il est suivi par H. Halm,
«Nusayriyya», Encyclopédie de l’Islam, VIII, p. 148.
[110] «Les Nusayris» in L’élaboration de l’Islam,
op.cit. ; repris dans Opera Minora, op.cit., 1.1, p. 621.
[111] Idem,p. 620.
[112] A noter cependant la mention qu’il fait de la
création en 1959 à Beyrouth d’un groupe de recherches religieuses salmâniennes
avec un Ismaélien, un Alaouite et un Druze; idem, note 1 p. 621.
[113] Récit repris de l’ouvrage d’L Mélikoff, Sur
les traces du soufisme turc, Istanbul. Isis, 1992, pp. 25-26. A. Gôkalp en
donne une version quasi-semblable dans Têtes rouges et bouches noires. Une
confrérie tribale de l’ouest anatolien, Paris, Société d’ethnographie.
1980, p. 186.
[114] Idem, p. 100.
[115] Idem. p. 57.
[116] W. Ivanow, «An Ali-Ilahi Fragment» in Collectanea,
Leiden, Brill, 1948, p. 154-155.
[117] Voir les publications de F. Daftary, The
Ismaîlîs : Their History and Doctrine, Cambridge, Cambridge University
Press, 1990 et ‘A. Tâmir, Târîkh al-Ismâ îliyya, London, Riad El-Rayyes
Books Ltd, 1991, 4 vol.
[118] Michel Boivin, Chi‘isme ismaélien et
modernité chez Sultân Muhammad Shâh Aga Khan {1885-1957), thèse de
doctorat. Sorbonne nouvelle, Paris 1993.
[119] Shihâb al-Dîn Shâh al-Husaynî, Risala dar
Haqiqat-i Dîn, Bombay, 1947, p. 49.
[120] Shihâb al-Dîn Shâh al-Husaynî, Khitâbât-i
‘Aliyya, Téhéran. 1963, p. 20.
[121] Fidâ’î Khurasânî, Hidâyat al-mu’minîn
al-tâlibîn, Moscou, 1959, p. 40.
[122] A.A. Aziz, A Brief History of Ismailism,
Dar al-Salam (?), 1974, pp. 34 et 158.
[123] M. Boivin, «The Reform of Islam in Ismaili
Shî’ism from 1885 to 1957» in F. Del- voye (éd.), Confluence of Cultures —
French Contributions to Indo-Persian Studies, Delhi, Manohar, 1994, pp.
120-139.
[124] Cf. La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj,
martyr mystique de l’Islam, I, Paris, Gallimard, 1975, pp. 354 sq.
[125] II en va autrement de son enseignement oral au
Collège de France et à la section des sciences religieuses de l’École Pratique
des Hautes Études, comme le signale Pierre Rocalve dans Louis Massignon et
l’Islam, Damas, Publications de l’institut Français d’Etudes Arabes, 1993,
pp. 83-84.
[126] Ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de prendre
parti: ainsi estimait-il que ‘Ali n’avait pas été désigné comme successeur par
le Prophète (cf. «L’oratoire de Marie à l’Aqça vu sous le voile du deuil de
Fâtima«, in Opera Minora, p. 567); ou que le dogme de l'occultation du
XIIe Imâm avait été une forgerie (cf. Passion I, p. 356).
[127] Voir notamment à ce sujet Jean-Jacques
Waardenburg. L’Islam dans le miroir de l’Occident, La Haye, Mouton,
1962. Pierre Rocalve (pp.cit. pp. 99 sq.) donne des références
supplémentaires ainsi qu’une synthèse sur cet aspect de l’œuvre massigno-
nienne.
[128] «Les Chemins de la Connaissance», 13 mai 1992;
texte repris dans Question de, n° 90 intitulé Louis Massignon —
Mystique en dialogue, Albin Michel, 1992, pp. 60 sq.
[129] L’Invendable (Journal 1904-1907), Paris, 1909, p.
276.
[130] Tafsîr al-Qummî, éd. al-Mûsawî
al-Jazâ’irî, Najaf, 1966, pp. 18-19.
[131] Cf. la préface à la nouvelle édition de La
Passion de Hallaj, pp. 26 sq.
[133] Fatima et les filles du Prophète, Rome, 1912; et
article «Fâtima» dans la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam.
[134] «La notion du vœu et la dévotion musulmane à
Fatima», dans Opera Minora I, Beyrouth, Dar al-Maaref, 1963, p. 587.
[135] «La mubâhala de Médine et l’hyperdulie de
Fatima«, Opera Minora I, p. 555.
[136] C’est à cet événement que, selon l’exégèse
musulmane, se rapporterait la diatribe contre les Chrétiens intervenant dans la
troisième sourate du Coran, et plus précisément le verset 61: «Si donc
quelqu’un te contredit en cela (à savoir que Jésus n’était qu’un homme) après
que tu en as acquis science sûre, dis-lui: allons, faisons venir nos fils et
vos fils, nos femmes et vos femmes, nous-mêmes et vous-mêmes, et puis faisons
exécration réciproque appelant la malédiction de Dieu sur les menteurs».
[137] Cf «La notion du vœu...» p. 577.
[138] «La mubâhala...» p. 567.
[139] «L’oratoire de Marie à l’Aqça...», Opera
Minora I, p. 598.
[140] «Selmân al-Fârisî», dans Der Islam, XII,
1922, pp. 178-183.
[141] Opera Minora I, pp. 443-483.
[143] Nous ne pouvons guère faire état ici de la
dimension prise par Salmân comme hypostase céleste aux côtés de Muhammad et de
‘Alî dans certains courants ultra-chiites; se reporter ici à l’article de
Massignon pp. 467 sq, et à l’étude de Henry Corbin sur le Livre du Glorieux
de Jâbir ibn Hayyân, dans L’alchimie comme art hiératique, Paris L’Heme.
1986, pp. 159 sq.
[144] Cf. l’article de Yann Richard publié dans le
présent volume.
[145] Ce dont témoignent déjà plusieurs ouvrages
comme — entre autres — ceux de Jean Morillon (1964), Guy Harpigny (1981),
Jacques Keryell (1987 et 1994), Herbert Mason ( 1988), Jean Moncelon et
Christian Destremeau (1994), ainsi que de très nombreux articles et
participations à des volumes collectifs.
[146] F. ‘Attâr. Tazkerat al-Owliyâ’, ed. R.
Nicholson. II. 144. Cf. L. Massignon, Passion (2ème éd.), I,
p. 19 et p. 653.
[147] Bolbol-nâma, Ostor-nâma, Manteq al-Teyr,
Vaslat-nâma, Elâhi-nâma, Bêsar nâma.
[148] Texte persan dans le recueil intitulé Pand-nâma
o Bê-sar-nâma... A. Khoshnevis ‘Emâd, ed„ Tehrân, Sanâ’i, 1362/1983, p. 73.
' Massignon, La
Passion de Hallaj, tome II, Paris, Gallimard, 1975, p 232, cf. Ansari,
Tabaqât as-Sufiya, ed. Md Sarvar-Mowlâ’i, Tehrân, Tus, 1362/1983, pp.
383 sq
[151] Serge Laugier De Beaurecueil, Khwadja
‘Abdullah Ansari (396-481 H./1006-1089) Mystique hanbalite, Beyrouth:
Imprimerie Catholique, 1965 (Recherches publiées sous la direction de
l’institut de lettres Orientales de Beyrouth; 26), p. 270 (texte persan en
regard: «... man sokhan miguyam meh az ân ke u mi-goft...»).
[152] Louis Massignon
(trad, par ‘Abdolqafur Farhâdi-Kâboli), Mansur
Hallâj va qows-e sar-gozasht-e u.- Paris, dactyl., 1330sh./l 951 - 41 p.
[sur cette édition photomécanique, Xânbâbâ Moshâr (F.-e ketâb-hâ-ye câpi-e
fârsi II, 3165) renvoie à Payâm-e now, V, 9.1
[153] Md Qazvini,
Nâma-hâ-ye Qazvini be Taqi-zâda (1912-1939), Iraj Afshâr, ed. —
Tehran, 2ème éd., Jâvidân, 2536 shàh/1977 [Lettres de Qazvini à Taqizâde
(de 1912 à 1939)], p. 103.. [1ère éd. 1353/1974]
[154] Ibidem.
[155] Hamid al-din
Nâguri (m. 643/1245-6 ou 678/1279-80), voir A. Monzavi, Fehrest. II, 1,
1355 et 1284, qui dit que cet ouvrage a également été attribué à ‘Abdol-Malek
Varakâni (m. 573/1177-8) et même imprimé au nom de ‘Eyn al-Qozât Hamadâni.
Au sujet de la
méconnaissance des œuvres d’Ahmad Ghazâli par Massignon voir Nas- rollâh Pourjavady, «Hallâj dans les Sawânih
d’Ahmad Gazzâli», Luqmân, XV, 2 (1998), plus spécialement p. 14.
[157] Cf. la communication de l’auteur pour le
Colloque Massignon du Caire (mars 1999) auquel il fut empêché de participer,
intitulée «Massignon et la notion hallagienne de l’amour essentiel», publiée in
Luqmân, XV, 2 (printemps-été 1999).
[158] A. Ghazâli, Lavâyeh, ch. 39.
[159] Voir N. Pourjavady,
«Hallâj dans les Sawânih d’Ahmad Gazzâli», op. cit., pp. 7-16.
[160] Voir l’analyse sévère de D. Shayegan, Qu’est-ce
qu’une révolution religieuse7, Paris, éd. d’Aujourd’hui, 1982,
pp. 216 sq. J’ai moi-même ignoré longtemps sa personnalité poétique et mystique
dont il sera question ici.
[161] Voir A. Rahnema (1998), p. 120 sq.
[162] Voir notamment M. Cuypers (1993 et 1997), et A.
Vakily (1991).
[163] Kavir, (Œuvres complètes,
XIII), «En guise d’introduction», p 209.
[164] Sur la genèse de ce texte, voir Rahnema, p. 144
sq. Dans un testament de 1975 (Œuvres complètes, I, p. 253), Shari‘ati
recommande la publication groupée de Hobut et Kavir, il ne parle
pas des Cahiers verts plus tard publiés sous le titre Goftogu-hà- ye
tanhâ’i.
[165] Exode, 22, 20; 23, 9; cf. Deutéronome
X, 19.
[166] De Thomas Robinson et Robert Bruce, Ketab-e
moqaddas ya'ni kotob-e ‘ahd-e ‘atiq va 'ahd-e jadid..., reprod. 1975 de l’éd.
de 1904.
[167] II est probable qu’il l’a simplement relevée
dans le livre d’Erich Fromm, The art of loving (1956), trad. fr. L’art
d’aimer, Paris, Editions universitaires, 1967. Traduit en persan sous le
titre Honar-e ‘esq varzidan cité plus bas (traduction française, II, 3,
a).
[168] Kavir, p. 29.
[169] Hobut (Œuvres complètes, XIII), pp. 44s, 161s
(passages parallèles).
[170] Hobut, pp. 37s, pp. 43s.
[171] Hobut, p. 267.
[172] Cf. Cuypers, «Une rencontre mystique...», p.
299sq. Cuypers ne signale pas qu’il s’agit d’un commentaire d’Erich Fromm, The
art of loving (1956).
[173] Voir J. Berque, L’islam au défi (Paris,
Gallimard, 1980) et l’introduction à A. Shari‘ati, Histoire et destinée
(Paris, Sindbad, 1982), pp. 11 sq.
[174] Kavir, p. 330. Cuypers. «Une
rencontre mystique...», 318: «Massignon, [au lieu de Solange Bodin,] à
vrai dire, que m’a-t-il [elle] appris?»
[175] Vakily, Ali Shariati and the mystical
tradition of Islam, 94s
[176] Rahnema (1998), pp. 172 sq. et index s. v., qui
renvoie à Goftogu-hâ-ye tanhâ'i II, p. 912. Comparer à Kavir
(Œuvres complètes, XIII), p. 328, trad, par Cuypers (1993) p 317.
[177] «L’expérience musulmane de la compassion: à
propos de Fatima et de Hallaj», in Opera Minora, III, p. 642 sq.
[178] Kavir, p. 331. Cuypers, «Une
rencontre mystique...», p. 318.
[179] Kavir, p. 327. Cuypers, «Une
rencontre mystique...», p 305.
[180] P. Shari’at-Razavi, Tarhi az yek zendagi,
p. 74; sur l’importance du personnage de Chandel. bien qu’il n’ait pu le
démasquer, voir Vakily, 57s. Voir maintenant les pages décisives sur ce sujet
de Rahnema (1998), pp. 161 sq.
[181] Kavir, p. 297. Cuypers, «Une
rencontre mystique...», p. 299. J’ai restitué les passages abrégés.
[182] J’ai relevé ailleurs, à propos de militants
islamistes, la pertinence d’un fort sentiment mystique. Cf. Y. Richard,
«L’organisation des Fedâ’iyân-e eslâm, mouvement intégriste musulman en Iran
(1945-1956)», in: Radicalismes islamiques. I. Iran, Liban, Turquie, O.
Carré & P. Dumont, (eds.), Paris, L’Harmattan, 1985, pp. 72-73
[183] Hobut, p. 29.
[184] Hobut, p. 82.
[185] Sur lui récemment, un gros ouvrage qui se veut
aussi une étude anti-orientaliste (? encore un discours d'écorché vif), H.
Dabashi, Truth and narrative. The untimely thoughts of ‘Ayn al-Qudât al
Hamadhânî, London, Curzon, 1999.
[186] Goftogu-hâ-ye tanhâ’i, I (Œuvres complètes,
XXXUI), pp. 50 sq.
[187] Kavir, pp.615 sq.
[188] Goftogu-hâ-ye tanhâ’i, (Œuvres complètes,
XXXIII), pp. 715-720, passage présenté comme «traduction libre des Cahiers
verts de Chandel, Œuvres complètes, pp. 180-191».
[189] Voir ce qu’on a dit plus haut sur le personnage
fictif de Rosace de la Chapelle, alias Solange Bodin, alias Louis Massignon.
Mme J. Talebizadeh m’a aussi suggéré pour ce nom l’interprétation métonymique
(peut-être inconsciente) chapelle = «elle échappe», qui expliquerait le
double ‘p’ et renverrait à une expérience d’échec
[190] Un blanc dans le texte persan.
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