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Louis Massignon et l’Iran sous la direction de

 

Travaux et mémoires de 1 Institut d’études iraniennes

5

Louis Massignon et l’Iran

sous la direction de

Eve Pierunek et Yann Richard

 

DIFFUSION

PEETERS

LOUIS MASSIGNON ET L'IRAN

Travaux et mémoires de l'institut d’études iraniennes
fait suite à la série des

Travaux de l'institut d'études iraniennes

Directeur
Yann Richard

Comité de publication

Denise Aigi.f., Mohammad-Ali Amir-Moezzi,
Christophe Balaÿ, Jean-Pierre Digard. Pierre Lecoq

Institut d'études iraniennes

Sorbonne nouvelle


diffusion Peeters

Travaux et mémoires de l’institut d’études iraniennes

 

Louis Massignon et l’Iran

Sous la direction de

Eve Pierunek et Yann Richard

DIFFUSION

PEETERS

LEUVEN - PARIS - STERLING, VIRGINIA

Travaux et mémoires de 1*Institut d’études iraniennes

n° 5

© 2000 Peelers et Institut d’études iraniennes

PEETERS — France
52 boulevard Saint-Michel
F-75006 Paris

INTRODUCTION

Louis Massignon (1883-1962), islamologue et arabisant français qui marqua les études orientales et les relations islamo-chréticnnes, avait plus d'un lien avec la culture persane. Formé aux méthodes classiques, il connaissait évidemment le persan. L’auteur dont il fit son sujet central, le mystique al-Ilallâj (exécuté à Bagdad en 922) était d'origine iranienne et plusieurs de ses sources sur la biographie, la doctrine et le martyre de Hallâj sont iraniennes (en persan ou en arabe). Massignon s’était rendu à plusieurs reprises en Iran, où il avait utilisé toutes les ressources de sa grande liberté de parole pour briser certains blocages[1]. Mais surtout Massignon a laissé auprès de certains Iraniens des traces intellectuelles et spirituelles non négligeables.

Le colloque organisé à la Sorbonne nouvelle le 15 octobre 1994 avait une raison d’être particulière: Massignon a été le premier directeur de l’institut d’études iraniennes (IEI) dont le redécoupage universitaire des années 1970 a lié le destin à notre Université. À ce titre, la réunion prenait un sens supplémentaire auquel le public n’a pas été insensible: rappeler la place des études iraniennes à côté des études d’arabe et d’islamologie, rappeler l’importance de la culture persane dans l’histoire religieuse et spirituelle du monde musulman.

Que ce volume ait tardé à paraître n’ôtera rien de l'intérêt de ces contributions, qui émanent en partie des débats très animés de notre col­loque. L’article de Michel Boivin, qui n’avait pu participer à la journée parisienne, a trouvé sa place parmi les autres. Certaines communications sont directement transcrites de l’enregistrement de la séance. On s’éton­nera peut-être de la grande diversité des sujets et des manières dont ils ont été abordés. La cohérence du tout n’en souffre pas trop si l’on accepte de considérer ce qui fut à l’origine de cette publication. Ce petit ouvrage se veut à la fois un hommage à Louis Massignon et l’amorce d’une recherche sur le regard porté par le grand orientaliste sur l’Iran et la culture persane. Massignon n’a pas été un prétexte, mais un point de départ nous permettant d’illustrer quelques aspects de la culture persane ancienne et moderne et des recherches qu’elle suscite.

En premier lieu, on trouvera ici une série d'articles contenant des élé­ments biographiques. Gilbert Lazard, témoin privilégié des commence­ments modestes de l’institut d’études iraniennes de l’Université de Paris nous en retrace l’histoire, tout en insistant sur le rôle joué par cet institut dans l’avancement des études iraniennes, ainsi que la part importante qu’y avait la philologie. Il nous décrit les débuts héroïques de la Bibliothèque de l’IEI, devenue aujourd’hui un instrument de travail unique en France. Phi­lippe Gignoux analyse le contenu de la correspondance amicale que Mas­signon entretint avec le Père de Menasce, brillant philologue et spécialiste des langues iraniennes anciennes, converti lui aussi au christianisme. Ces lettres datent des dernières années du Père de Menasce et montrent bien l’intérêt que portait Massignon à l’Iran et au développement des études ira­niennes ainsi que son souci de renforcer la position de l’IEI. Pierre Rocalve nous reconstitue les voyages et missions de Massignon en Iran à partir des archives du Ministère des Affaires Etrangères. Massignon rédigea en effet des rapports pour le MAE et ses observations dépassent toujours le cadre purement culturel. Par ailleurs, malgré son vif intérêt pour certains élé­ments de la civilisation persane, ses rapports avec l’Iran sont marqués d’un certain caractère formel et officiel assez éloigné de la relation passionnelle qu'il entretenait avec le monde arabe. Enfin, Ehsan Naraghi évoque d’une manière particulièrement vivante et chaleureuse les rapports qui l’unirent à l’éminent arabisant. Il souligne son ouverture d’esprit, son humanisme et sa soif de justice à travers le récit de son action en faveur d’un universitaire prisonnier politique lors de son voyage en Iran en 1954.

Une seconde partie est consacrée à l’originalité et aux particularités de la démarche scientifique de Massignon. Christian Jambet compare et oppose les implications métaphysiques des deux islamologues, Louis Massignon et Henry Corbin, dont les méthodes et les champs différaient sans cesser de se croiser. Leurs différences apparaissent le plus clairement dans leur conception de l’expérience spirituelle suprême: fanâ’ (extinc­tion, anéantissement) pour Massignon épris à la suite de Hallâj d’une dis­solution — ou mieux «transsubstantiation» — de l’homme en Dieu, baqâ’(surexistence) pour Corbin fasciné par Ibn 'Arabi et soucieux de préserver le Mystère de Dieu à la fois révélé et occulté par ses théopha­nies. Yvon le Bastard se penche sur les comparaisons, chez Massignon, entre les langues sémitiques et les langues iraniennes. Il fait remarquer que l'amour passionné de Massignon pour l'arabe, considéré comme une langue parfaite, sacrée et même divine, le rend parfois un peu injuste vis- à-vis du persan.

Une troisième partie étudie la vision massignonienne de l’islam ira­nien et de la littérature persane mystique. Eric Ormsby nous démontre le rôle joué par Abu Hâmed Ghazâli dans la réhabilitation de Hallâj (bien qu’il n’ait pas approuvé tous les points de sa doctrine) et l’importance d’Ahmad Ghazâli dans la transmission de sa pensée spirituelle au monde iranien. Jacques Keryell montre que l’intérêt de Massignon pour le poète persan ‘Attâr tenait à l’utilisation par ce dernier de la figure mythifiée de Hallâj. Christian Destremau s’est intéressé à la place que l'Afghanistan et la culture afghane jouent dans la vie et l’œuvre de Massignon. Il déve­loppe particulièrement le cas de ‘ Abd Allâh Ansâri et de son jugement plutôt mitigé sur Hallâj. Pierre Lory présente ce qui, dans l’islam shi’ite, a le plus retenu l’attention de Massignon: les figures emblématiques de Fâtima, fille du Prophète et épouse du premier Imam, et de Salmân, le fidèle compagnon persan. Michel Boivin revient sur Salmân et sa place chez les shi’ites extrémistes ou ghulât. Massignon a été le premier à s’intéresser aux sources directes pour l’étude des ghulât, ceci toujours dans le cadre de sa recherche sur Hallâj.

Enfin dans la quatrième et dernière partie, Nasrollah Pourjavady et Yann Richard évoquent l’écho éveillé par Massignon chez les intellec­tuels iraniens dans le domaine des études littéraires et islamologiques, ainsi que son impact spirituel. Nasrollah Pourjavady explique comment Massignon a été perçu en Iran et présente les raisons pour lesquelles son œuvre a été critiquée dans certains milieux musulmans. Il déplore qu’il ne soit pas mieux connu et apprécié en Orient. Yann Richard se penche sur l’influence de Massignon sur le penseur islamiste ’Ali Shari'ati. L’exemple de Shari'ati, qui revendique paradoxalement l’honneur d’avoir été disciple du grand orientaliste chrétien, aboutit à la découverte de textes cachés sur Jésus et l'incarnation; il était également nécessaire d’inclure Shari'ati dans ce recueil, du fait de la popularité qu’il s’était acquise en Iran où son influence posthume devint immense... avec le titre de «Dr,» souvent employé absolument face aux titres d’âyatollâh et de hojjatoleslâm... Or ‘Ah Shari'ati rédigea sa thèse à l’institut d'études iraniennes de la Sorbonne, sous la direction de Gilbert Lazard': même si

2 Voir A Rahnema, An Islamic utopian..., London, Tauris, 1998, p. 117 sq. les traces de son séjour de doctorant ne sont pas très convaincantes sur le plan scientifique, il nous donne une justification supplémentaire pour étudier les liens de Massignon à l’Iran.

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Malgré les retouches inévitables des textes pour la publication, nous avons maintenu les spécificités propres de chacun avec sa transcription. En général, là où aucune ambiguité n’est possible, nous avons simplifié l’utilisation de signes diacritiques (dont le rôle, c’est bien connu, est sur­tout de gêner la lecture des non spécialistes et de ralentir celle des spé­cialistes).

Souhaitons que ces quelques textes contribuent à inspirer les jeunes chercheurs en leur rappelant le rôle central des études iraniennes dans la découverte du monde musulman.

Eve Pierunek & Yann Richard

Eléments biographiques

HISTOIRE DE L’INSTITUT D’ÉTUDES IRANIENNES

Gilbert Lazard

L’Institut d’Etudes iraniennes (IEI) fut fondé en 1947. À cette époque, il n’existait pas d’enseignement du persan en dehors d’un cursus de l’Ecole des Langues orientales (devenue depuis l’institut National des Langues et Civilisations Orientales), consacré essentiellement à l'ap­prentissage de la langue sur une durée de trois ans. Il y avait d’autre part, à la IVe section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à la Sorbonne (histoire et philologie), un séminaire de langues iraniennes anciennes (celui d’Emile Benveniste) et, à la Ve section (sciences religieuses) un séminaire de religions iraniennes préislamiques (celui de Jean de Menasce). LTEI avait le statut d’«institut d’université», c’est-à-dire qu’il était rattaché directement à l’Université de Paris et non à une de ses facultés. Il avait une vocation de relations publiques plus que d’ensei­gnement. Louis Massignon, qui venait de quitter l’institut d’Etudes isla­miques, devint le premier directeur de l’IEl.

En réalité, jusqu’en 1951, 1TEI ne fut qu’une coquille administrative: il n’avait aucune activité, ne disposait d’aucun local ni d’aucun person­nel. Un certificat d’études iraniennes avait été également créé, qui pou­vait entrer dans le cadre d’une «licence libre» de la Faculté des Lettres, mais il n’existait que sur le papier, puisqu’il n’y avait ni cours, ni élèves. La création de l’IEl et du certificat signifiait cependant la présence, encore symbolique, de l’iranologie au sein du système universitaire. Il restait à en faire un véritable centre d’études et de recherche.

En 1951, quelques crédits avaient pu être dégagés par l’Université de Paris et je fus chargé, à mon retour d’Iran, de dispenser des conférences de préparation au certificat dans le cadre de l’IEl. Cet enseignement s’est poursuivi pendant une quinzaine d’années, jusqu’à la création d’une chaire à la Sorbonne: je donnais une vingtaine de cours par an à un public constitué essentiellement d’anciens élèves de l’Ecole des Langues orientales qui désiraient approfondir leurs connaissances.

Conformément à la règle régissant les «certificats de licence», le pro­gramme du certificat était renouvelé tous les deux ans. L’enseignement consistait en lectures commentées de textes de la littérature classique. Nous avons ainsi lu des morceaux du Shâh-nâme, du Masnavi, du Qâbus-nâme, de l’histoire de Rashideddin, des poèmes de Khâqâni, de Nezâmi, de ‘Attâr, des extraits du Tafsir de Tabari, du Siyâsat-nâme, du Golestân, des œuvres de Nâser-e Khosrow, de Rudaki, etc. Les candi­dats au certificat n’étaient qu’en petit nombre, mais je crois qu’il y en a eu chaque année.

Nous n’avions toujours pas de local et nos cours ont été aimablement hébergés en divers lieux, par l’institut de Civilisation indienne, l’institut d’Etudes islamiques, puis le centre de documentation de la Ve section de l’EPHE, dans un local qui dépendait de la chaire du Père de Menasce et se trouvait logé dans une annexe du Musée Guimet: c’était, dans cet ancien hôtel particulier, une lingerie avec de grands placards que, faute de mieux, nous trouvions très commodes pour loger les livres.

Nous avions en effet commencé à constituer une bibliothèque d’ira- nologie. Nous étions partis de rien: en 1951, mon maître Henri Massé, alors administrateur de l’Ecole des Langues orientales m’avait présenté une dizaine de volumes (dont une édition du Shâhnâme), qui constituait toute la bibliothèque de l’IEI. Le Père de Menasce, Marijan Molé, André Maricq et moi-même devions nous occuper de tout personnellement. Les achats à l’étranger présentaient quelque difficulté à l’époque à cause de questions de change; nous payions les livres commandés hors de France avec des bons UNESCO, ce qui était une procédure assez compliquée. Nous faisions également nous-mêmes la mise en fiche, le catalogage, l’étiquetage. Le Père de Menasce, fort ingénieusement, mit la main sur la bibliothèque de James Darmesteter qui avait été laissée à l’institut Pasteur par sa veuve, remariée à un pastorien. Il recueillit également le Fonds Violet de précieuses plaques photographiques. Nous avons acquis aussi les bibliothèques de Molé et de Maricq, tous deux décédés préma­turément. L’Université de Téhéran nous envoyait assez abondamment des exemplaires de ses publications. Notre bibliothèque s’enrichit ainsi peu à peu, au prix d’un effort persévérant, bien que son fonctionnement restât entièrement artisanal.

C’était moi qui, sous l’autorité de Massignon, m’occupais des ques­tions administratives, c’est-à-dire, à peu près uniquement, de faire payer les achats de livres par l’Université de Paris sur les crédits alloués à l’IEI.

A la mort de Massignon, Emile Benveniste fut nommé directeur de l’institut, et j’en devins le secrétaire. Les années 1960 virent la fondation de la Maison de l'Asie sise 22, avenue du Président Wilson. Vers 1966­67, Benveniste obtint de cette institution deux pièces pour FIEL La bibliothèque, qui comptait déjà quelques milliers de livres, fut installée dans les sous-sols avec les bibliothèques des autres instituts logés à la Maison de l’Asie. Cependant, cette situation excentrée était peu pratique et les chercheurs n’étaient pas enclins à y venir fréquemment. L’IEI avait un budget (modeste), mais il n’existait toujours pas de licence de persan.

En 1966, la Sorbonne, c’est-à-dire la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, créa une chaire de professeur de langues et civilisation iraniennes, sur l’initiative, je crois, de Charles Pellat et de Robert Brunschwick, professeurs d’arabe, qui jugeaient nécessaire la présence à leurs côtés d’un iranisant capable d’accueillir les étudiants iraniens venus à Paris préparer un doctorat, mais souvent dépourvus de formation aux méthodes de recherche. J’avais succédé à Massé à l’Ecole des Langues orientales en 1958 et je me trouvais être le seul à remplir les conditions nécessaires pour présenter une candidature à ce poste. Une fois en place, je pus étoffer les cours de langue et de littérature. Un peu plus tard une licence fut créée. En combinant les cours de l’Université avec les ensei­gnements donnés ailleurs, aux Langues orientales, à l’EPHE (linguis­tique et philologie iraniennes, religions de l’Iran ancien, histoire de l’Iran islamique), etc., et en organisant un système d’options, il devenait possible d’envisager la mise en place d’un cursus d’études iraniennes à peu près complet, du premier cycle au doctorat.

En 1969, lors de la partition de la Sorbonne, les enseignements de persan passèrent à la Sorbonne nouvelle (Université Paris III). La section de persan faisait partie de l’Unité d’enseignement et de recherche «Langues et civilisations d’Orient et d’Afrique du Nord», qui englobait également les études arabes, hébraïques et indiennes. Quelque temps plus tard, l’Université de Paris ayant disparu, les instituts changèrent de statut administratif: l’institut d’études islamiques, l’institut d’études turques et l’institut d’études iraniennes furent intégrés à la Sorbonne Nouvelle, sans que leur vocation et leur activité fussent sensiblement modifiées. Benveniste étant tombé gravement malade en 1969, j’eus désormais, en fait, la charge de l’IEI; je fus finalement nommé directeur quelques années plus tard, une fois la situation administrative stabilisée.

Pour l’IEI, le problème du local se posait toujours: avenue Wilson, sa bibliothèque était casée et il disposait de deux bureaux convenables, mais il recevait peu de visiteurs. Un temps, le recteur Robert Mallet envisagea de l’installer à Asnières, où se trouvait un local vacant. C’était la mort sans phrase: nous eûmes le bonheur d’y échapper. Enfin, en 1977, je réussis à obtenir au 2e étage du centre Censier la disposition de locaux évacués par l’Université de Paris I. Nous reçûmes quelques crédits pour les meubler. L’Institut était enfin dans ses murs: c’est alors qu’il com­mença à exister véritablement.

En 1971, à mon initiative et sous l’égide conjointe du CNRS et de la Sorbonne nouvelle, fut créée l’Équipe de recherche associée «Langues, littératures et culture iraniennes», qui regroupait les chercheurs de divers établissements (Paris III-Sorbonne nouvelle, Langues orientales, EPHE, Bibliothèque nationale, etc.) ayant essentiellement pour objet l’Iran antique et classique. L’IEI jouait enfin le rôle de centre de rencontre et de coordination qui était le sien par destination. C’était le lieu de travail des chercheurs, et sa bibliothèque était leur principal instrument de documentation. Un peu plus tard, une autre équipe, axée sur l’Iran contemporain et les sciences sociales, se constitua autour de Jean-Pierre Digard, puis de Bernard Hourcade.

L’Institut, la section d’enseignement de l’Université et les chercheurs du CNRS vivaient en étroite symbiose. L’Institut publiait annuellement une affiche de coordination, qui faisait apparaître les enseignement ira- nologiques donnés dans les divers établissements. Les moyens obtenus du CNRS et de l’Université nous permirent de sortir enfin de l’ère du bricolage et de fonctionner de manière à peu près normale. Nous avions besoin, en particulier, de personnes compétentes pour faire fonctionner la bibliothèque, qui s’était considérablement enrichie. Une documenta­liste du CNRS, Françoise Kotobi, affectée à l’équipe «Langues, littéra­tures et culture iraniennes», donna ses soins à la bibliothèque. Un autre agent, Mehdi Ghavam-Nejad, fut embauché pour travailler au diction­naire persan-français. Des vacataires se succédèrent pour effectuer des tâches ponctuelles. Un nouveau poste, financé par l’Université, nous permit, après quelque temps d’une expérience malheureuse, de bénéfi­cier des services d’Yves Porter à la bibliothèque.

Ayant, en 1972, succédé à Benveniste comme directeur d’études à l’EPHE, je souhaitai en 1981 renoncer aux fonctions de professeur à la Sorbonne nouvelle, mais je gardai pour quelque temps la charge de directeur de l’IEI. Charles-Henri de Fouchécour, nommé professeur à l’Université, prit en charge la section d’enseignement d’études ira­niennes, puis, en 1987, la direction de l’IEI. Yann Richard lui a, à son tour, succédé dans ces deux fonctions en 1993.

Ainsi, après une longue période d’efforts modestes et persévérants, l’institut est enfin devenu le réel centre des études iraniennes en France. Il publie deux séries de publications, les Travaux (devenus Travaux et mémoires} de l’IEI et les Documents et ouvrages de référence. Il héberge, grâce à la nouvelle Unité mixte de recherche Monde iranien dirigée par Bernard Hourcade, une bonne partie des chercheurs en irano- logie, ainsi que l’Association pour l’avancement des études iraniennes, avec la revue Studia Iranica qu’elle publie, et la rédaction A' Abstracta iranica. Sa bibliothèque accueille non seulement les chercheurs, mais aussi les étudiants des divers établissements. Il reste à espérer qu’à la faveur des remaniements envisagés des établissements universitaires et assimilés, l’essentiel des enseignements et recherches en iranologie pourra être regroupé administrativement et matériellement autour de l’IEI, dans un cadre et un lieu appropriés. Cet espoir n’est peut-être pas complètement utopique.

LOUIS MASSIGNON ET LE PÈRE JEAN DE MENASCE

Philippe Gignoux

Je n’ai rencontré qu’une ou deux fois Louis Massignon, en 1961 et 1962, je crois, dans son petit appartement parisien de la rue Monsieur, et je ne me souviens plus de ce que nous nous dîmes, tout intimidé que j’étais à l’époque devant ce géant hors normes des études islamiques, à la foi chrétienne si originale.

Je ne me souviens même plus très exactement du motif de ma visite: du moins, était-ce, si je ne me trompe, pour demander l’aide de Massi­gnon dans la recherche d’un manuscrit syriaque au Proche-Orient, puisque je commençais alors à m’intéresser au docteur nestorien Narsaï, et selon que me l’avait conseillé le Père de Menasce. Celui-ci, je le voyais chaque semaine, pour suivre ses cours, presque sans interruption de la fin de 1961 jusqu’à sa mort en 1973.

Je me souviens tout de même de ce couloir sombre, encombré de livres, qui servait de bureau à Massignon. Il était de ceux, me semble-t- il, qui travaillent dans un désordre indescriptible, —• comme Georges Dumézil ou Jean Dauvillier, le fameux spécialiste du droit oriental que j’avais été voir une fois à Toulouse —, et chez qui l’afflux de livres oblige finalement à se soumettre à un tel environnement, que cela plaise ou non.

Ainsi les relations entre Massignon et le Père de Menasce, que je vou­drais évoquer seulement ici dans le cadre de l’institut d’études ira­niennes, dont le savant islamisant fut le premier directeur de 1947 à 1962, me sont-elles connues essentiellement grâce à la correspondance que le Père échangea avec Louis Massignon, et qui, heureusement conservée, m’a été communiquée obligeamment par Jacques Kéryell, ce dont je le remercie vivement. Elle comprend seulement dix-sept lettres, écrites de 1935 à 1960, la plupart étant de cette dernière année. Les premières étant manuscrites sont difficiles à lire, dans cette écriture minuscule qui était celle de Massignon, soit quatre lettres, toutes les autres étant tapées à la machine, sauf la dernière qui fut écrite de Moscou où Massignon se trou­vait alors pour participer au XXVe Congrès international des orienta­listes, mais où il fut contraint, par suite de l’aggravation de sa névrite, de se faire hospitaliser à la clinique de l’Académie des Sciences.

On doit se demander pourquoi cette correspondance n’est prolixe que dans les dernières années de la vie de Massignon. Cela s’explique à mon avis par le fait que le Père, ayant subi une première attaque en 1959, se trouva hospitalisé durant une très longue période à Lucerne: avant cela, ils purent se rencontrer sans doute aisément, en tout cas sans le truche­ment de l’écrit, mais dans l’épreuve, ils sentirent certainement la néces­sité de s’épauler et donc de s’écrire. Mais l’on ne peut pas non plus exclure l’idée que Jean de Menasce aurait détruit la partie plus ancienne de cette correspondance.

Dans son ultime lettre au Père, Massignon manifeste l’intérêt qu’il a toujours eu pour les études iraniennes quand il énumère les iranisants présents au Congrès de Moscou: VI. Minorsky, Ruth Nanda Anshan (dont j’ignore tout à fait qui elle fut), R. Ghirshman, ‘Ali Sami, Danda- maev, Ardashir Bode, Reza Arasteh, etc. Il note également que Said Naficy et quelques Afghans n’y ont pas parlé.

Dès 1945, les universitaires iraniens ne s’étaient pas trompés en faisant de Louis Massignon un Doctor Honoris Causa de l’Université de Téhéran, en raison du vif intérêt qu’il avait suscité par sa redécou­verte de la mystique musulmane. En 1946, dans une lettre datée du 2 mai, il rappelle la première tentative de création en 1939 d’un «Centre d’études iraniennes» à l’Université de Paris, et il annonce qu’il relance ce projet avec Honorat, Benveniste, Pelliot, Massé, Contenau et Grousset. Dans cette même lettre, il évoque la «Messe pour l’Iran» qui se célébrait chaque dernier vendredi du mois chez les Domini­caines (du 14e arrondissement de Paris), et il ajoute qu’il recommande la vocation d’iranisant du Père de Menasce à leurs prières: celui-ci en effet avait tout juste publié, en 1945 à Fribourg, un premier grand tra­vail de traduction et commentaire d’un texte pehlevi important, le Shkand Gumânîk Vicâr.

Il est amusant de relever que Massignon signale encore dans cette même lettre qu’il n’a pas réussi à convaincre Emile Benveniste de se rendre à Caboul et au Badakhshan. Ce dernier, certes, ne négligea pas de se rendre en Iran ou dans les congrès internationaux, mais il ne fut sans doute pas un aussi grand voyageur que Massignon, parcourant le désert à cheval, se rendant chaque année en Egypte, et pérégrinant de la Syrie au Japon, de Bagdad à Moscou !

En 1960, Massignon annonce au Père de Menasce qu’il sera possible d'obtenir pour l’institut d’études iraniennes une subvention exception­nelle, parce que c’est l’année du 2500e anniversaire de Cyrus le Grand, qui ne fut fêtée, comme l’on sait, que beaucoup plus tard, en 1971 à Persépolis. Y eut-il jamais cette manne espérée, et si oui à quoi a-t-elle servi? Je crois que cet espoir a dû être déçu.

Louis Massignon annonce également que grâce à Mme Helleu, alors secrétaire de l’Association France-Iran, le gouvernement iranien va don­ner 3 millions (de riais??) par an au département d’iranologie de Téhé­ran, qui va remplacer la Société des études iraniennes de Paris, une société savante qui à ma connaissance ne fut pas très active, mais qui publia quelques travaux en forme d’articles brochés, comme Les Mages dans l’Ancien Iran d’Émile Benveniste (n°15, 1938), le successeur de Massignon à la tête de l’institut d’études iraniennes. Massignon écrit que cet argent, «Benveniste et Massé pensent s’en servir pour faire éditer certains travaux d’Aubin; pourquoi pas aussi Molé?».

Or Jean Aubin avait déjà publié en 1956 dans la Bibliothèque ira­nienne (tome 7) ses Matériaux pour la biographie de Shah Ni’matullah Wali Kermani et il ne publiera pas d’autre ouvrage dans cette collection. L’argent a pu servir à financer la publication de Marijan Molé, Le livre de l’Homme parfait d’A. Nasafi (t. 11, Téhéran-Paris, 1962).

Dans une lettre du 31 mars 1960, Massignon écrit qu’il doit rédiger pour les Annales de l’Université un rapport sur l’institut d’études iraniennes qui soit assez substantiel pour pouvoir profiter du 2500e anniversaire de Cyrus et tendre la sébille : on voit son souci constant de chercher à procurer des ressources à cet Institut, ce qui ne fut pas le cas par la suite, délaissé qu’il fut sur ce plan par les institutions universi­taires elles-mêmes. Massignon annonce donc à Jean de Menasce que Gilbert Lazard lui a déjà remis un dossier sur ses conférences, mais qu’il voudrait avoir des précisions sur la bibliothèque de l’institut, puisque, dit-il, «vous êtes le Père de cette bibliothèque». Ces derniers mots reproduisent bien la réalité, à savoir que de Menasce fut l’un des principaux artisans du développement de la bibliothèque en question, et notamment pour le domaine iranien ancien et celui des études maz- déennes, pour lesquels il réussit à obtenir des livres publiés à Bombay, aujourd’hui tout à fait introuvables, et il suscita plusieurs dons: c’est lui qui fit entrer les livres d’iranistes aussi fameux que Jackson, Gray, Meillet, Menant, Molé et Maricq. Massignon lui-même proposa de léguer à l’IEI le fonds de manuscrits et d’imprimés qu’il avait constitué sur al-Hallâj. Je ne crois pas que ce legs ait été réalisé.

En 1954, c’est Louis Massignon qui représenta notre pays aux céré­monies du millénaire d’Ibn Sina (Avicenne), organisées à Téhéran et Hamadan. En 1960, il refusa d’être élu à l’institut de France, faisant nommer à sa place Henri Laoust, tout en estimant qu’il ne saura guère défendre ses œuvres, c’est-à-dire la Revue des Études Islamiques et l'An­nuaire du Monde Musulman, qu’il léguera d’ailleurs à Vincent Monteil. Si les itinéraires scientifiques et spirituels de ces deux savants m’appa­raissent comme très différents, leur même attachement indéniable à l’Iran et à sa culture, leur intérêt, consécutif sans doute à leur conversion au christianisme, pour la mystique juive et musulmane, et leur engage­ment au service de la vérité scientifique mais aussi du prochain, mani­festent sans aucun doute leur force de caractère, et partant, l’amitié qui devait les unir dans leur recherche de l’Absolu. Je voudrais, sur ce plan, révéler l’opinion qu’avait Jean de Menasce des savants en général, et des iranistes en particulier, dans une des dernières lettres qu’il m’adressa personnellement :

«Il faut garder toute sa tête et son cœur devant les «populations» de savants: ils apparaissent presque inévitablement comme insupportables et passablement ridicules dans leur prétention, leur égocentrisme et leur étroi­tesse scientifique. C’est comme ça dans toutes les disciplines et dans tous les pays: ils n’ont aucun recul et aucun de cet humour qui fait que l'on apprend à mesurer aux défauts des autres les siens propres... et que la modestie est le B A BA de la déontologie. Un mot terrible d’un de nos amis décrit le climat, quand il disait de l’un de nous: «Il est trop gentil pour être un véritable iraniste.»

Si ce jugement de Jean de Menasce, qu’on ne saurait appliquer à Massignon, vous paraît sévère, il y a pourtant là, je crois, une leçon de lucidité et de vérité dont nous pouvons tous profiter. Car la lucidité et un jugement très sûr faisaient partie des qualités hautement humaines du Père de Menasce, tel que je l’ai connu et estimé.

VOYAGES ET MISSIONS DE LOUIS MASSIGNON EN IRAN

Pierre Rocalve

C’est principalement à partir des rapports qu’il faisait au Ministère des Affaires Etrangères (Archives du Ministère des Affaires Etrangères) que nous avons suivi les séjours de Louis Massignon en Iran.

Louis Massignon n’est pas allé en Iran avant l’âge de 47 ans, c’est- à-dire en 1930, si l’on excepte ce qu’il a vu en 1907 des ports du Golfe persique (Bandar Abbas, le 2 décembre, Bushir où il rencontre le consul de France, Fao, et Mohammara-Khorramshahr le 7 décembre), lorsqu’il se rendait à Bagdad, sur le Lorestan, pour sa mission archéo­logique en Mésopotamie. Dans un rapport de 1945, il ajoutera Ahwaz à ces lieux indiqués sur son «carnet de bord»: «Passant par Khorram- shahr et Ahwaz (que je n’avais pas vus depuis 1907, avant l’essor pétrolier)».

En 1930, du 20 novembre au 14 décembre, après de nombreuses mis­sions en Egypte, en Syrie, au Liban et en Palestine, il est pour la pre­mière fois envoyé en Iran par le Ministère des Affaires Etrangères. Il y fait, d’abord, un pèlerinage personnel hallagien. Venant d’U.R.S.S. où il a assisté à un congrès orientaliste à Bakou, il entre en Iran par Rasht sur la Caspienne. Il visite le Khorassan qui avait été un grand lieu de prédi­cation de Hallaj et où se conservait dans les bibliothèques-couvents toute une documentation hallagienne. Il va à Nishapur sur la tombe d’Ibn Bakuyé. Connu comme mystique sous le nom de Baba Kuhi, Ibn Bakuyé, qui avait hérité de la bibliothèque de Sulami, est, au Ve siècle de l’hégire, l’auteur de la première biographie de Hallaj à caractère his­torique et non plus anecdotique.

Il visite plus longuement, cette fois, le Fars et notamment Bayza, la bourgade natale de Hallaj (le 28 novembre), et Shiraz. C’est à Shiraz que se trouve, en dehors de Bagdad, la principale ligne de transmission hal­lagienne, par un disciple de Hallâj, Ibn Khafif, qui l’avait visité dans sa dernière prison et qui retourna à Shiraz d’où il était originaire. Les cou­vents mystiques s’y transmettaient les isnads, hallagiens. C’est ainsi que Ruzbehan Baqli, le plus grand commentateur musulman de Hallâj, a puisé sa documentation dans les couvents de Shiraz dans lesquels il avait été initié.

En décembre, Louis Massignon est à Téhéran, où il est reçu par le Ministre de France, Gaston Maugras, qu’il avait connu pendant la guerre de 1914-18 et retrouvé à Beyrouth. Il y fait quatre conférences, deux à la Légation, le 6 décembre sur L’alphabet latin et le 9 décembre sur Les ismaëliens et la propagande scientifique. Le même jour, il fait un exposé au Ministère de l’instruction publique sur L’originalité iranienne à pro­pos de l’amour mystique, et le 12 novembre au club Irân-e javân, il parle à nouveau de La latinisation de l’alphabet. Il avait abordé ce dernier sujet en 1928 à Paris et à Beyrouth. À l’époque, l’exemple turc l’avait impressionné et il se déclarait favorable à la latinisation de l’alphabet arabe. On conçoit qu’il ait traité le sujet en Iran. On sait qu’ensuite, mais bien plus tard, il a pris fortement position pour le maintien de l’alphabet arabe, position qu’il défendra en 1953 à l’Académie de langue arabe au Caire. Dans son rapport au Ministère des Affaires étrangères, il décla­rait: «Une élite (iranienne) y travaille (à la latinisation) et plusieurs ministres y étant ralliés, il se peut qu’une réforme brusquée intervienne dans deux ans». Il faisait état, toutefois, des objections des érudits per­sans, craignant pour les chefs-d’œuvre de la littérature.

D’Iran il passe en Irak par Kermanshah. On sait qu’il s'est aussi inté­ressé aux Kurdes: on peut consulter, à la bibliothèque de l’institut d’Etudes iraniennes, un petit dossier manuscrit de Louis Massignon sur le travail d’un de ses élèves à ce sujet. En 1943, il préfacera l’ouvrage de Basile Nikitine, Les Kurdes.

En 1934, il avait accepté, à la demande des autorités françaises, de se rendre, après un séjour qu’il devait faire à Bagdad début mai, à l’inau­guration de l’Académie iranienne à Téhéran mais celle-ci étant retardée, ses autres engagements ne lui permirent pas finalement d’y aller.

En 1939 (en avril, selon les Mémoires du général Weygand), il est désigné pour accompagner ce général qui représente la France au pre­mier mariage du futur Shah Mohammad-Reza Pahlavi, alors prince héri­tier, avec Faouzia, la sœur du roi Faroùk. Ils sont accueillis par le Ministre de France, Bodard. Le général Weygand évoque ces cérémo­nies dans ses mémoires, ainsi que Solange Lemaître dans un article du Cahier de I’Herne consacré à Massignon.

En mai 1940, il est élu à l’Académie iranienne, mais en raison de la guerre, il ne peut y être reçu qu’en 1945; il a alors 62 ans. Il fait son dis­cours de réception le 15 mai, en présence du ministre de la Cour, M. Sami’i, qui prononce une allocution, et du Président Herriot. Il y traite du Rôle du génie iranien dans la présentation de l’idée et dans la for­mation du vocabulaire technique de la civilisation arabe. J’en rappelle les célèbres conclusions: «Le génie iranien, durant toute la période musulmane, loin de déformer les possibilités d’expression du vocabu­laire arabe, a fait s’épanouir le sens définitif de ses termes techniques de civilisation pour lui permettre d’avoir un rôle international». Et Massi- gnon de montrer que l’Iran a joué pour l’islam le même rôle que la Grèce pour le christianisme: permettre, grâce à une technique culturelle de valeur internationale, un apostolat en dehors de sa sphère régionale. «L’Iran, écrit-il, a su apprendre aux missionnaires musulmans la tech­nique catéchétique du langage comme la Grèce a su l’apprendre aux missionnaires chrétiens.»...«Le persan, en effet, a forcé la pensée arabe, il l’a explicitée, car, langue aryenne et périphrastique, le persan n’admet pas l’ambivalence dans laquelle se complaît l’arabe sémitique.» Ainsi la pensée iranienne a-t-elle pu «parfaire le travail de traduction de la phi­losophie grecque commencé en syriaque, et construire le vocabulaire technique arabe, philosophique et théologique, celui qui commence avec les deux frères Ghazali et Sohrawardi Maqtul».

Ce discours est sorti d’un cours qu’il avait dispensé au Collège de France en 1943-44 sur Le rôle de l’Iran dans l’expansion de l’islam. Les thèmes qu’il traite dans ses conférences sont souvent, en effet, repris des cours qu’il donne simultanément au Collège de France ou à l’Ecole pra­tique des hautes études.

Le 9 mai, il est également reçu à l’Université de Téhéran comme professeur honoris causa. La séance a lieu sous la présidence du vice- recteur Rahnema, en l’absence du recteur, le Dr Siassi, en voyage à l’étranger. Il consacre son discours de réception aux Débuts de la poli­tique arabe de l’Iran au Yémen et l’importance de la mubâhala du Prophète (on sait que chez les shî’ites l’épisode de la mubâhala est considéré comme «l’intronisation spirituelle» par Muhammad de sa famille).

Ses conférences sont données en français, mais aussi en persan. Il prononce lui-même en persan le résumé (pour lequel il avait été aidé par un interprète) de son discours de réception à l’Académie. Il s’était, en effet, sérieusement remis au persan, par intérêt intellectuel, bien sûr, mais aussi parce que les intrigues de ses collègues venaient de lui faire perdre la direction de l’institut d’études islamiques qu’il avait fondé en 1929 avec W. Marçais et Gaudefroy Demombynes. Il décide alors, par défi, lui l’arabisant, de se faire une nouvelle notoriété, cette fois en ira- nologie. Celle-ci sera rapide, puisqu’il est porté dès 1947 à la présidence de l’institut d’études iraniennes qu'il gardera jusqu’à sa mort (il a rendu compte des activités de l’institut dans les Annales de l’Université de Paris, 30e année, n°3, juillet-sept. 1960, soulignant la précarité de ses moyens et sa piètre installation dans une annexe du musée Guimet).

A Téhéran, où il a été accueilli par le Ministre de France, M. Lafond, il avait été reçu en audience par le Shah. Il note: «Je l’ai retrouvé fort mûri par l’épreuve».

Ce séjour à Téhéran en 1945 se situait dans le cadre d’une vaste mis­sion au Proche et au Moyen-Orient du 10 janvier au 9 août, mission dont il avait été chargé par le Ministère des Affaires étrangères pour renouer les relations culturelles après la guerre. Cette mission le mène successi­vement en Egypte, en Palestine, au Liban, en Syrie, en Irak, en Iran, en Afghanistan, en Inde et en Turquie. En Iran, où il dit être venu étudier où en était la culture iranienne depuis 1940, sa mission, telle qu’il avait dû la définir lui-même, était officiellement d’examiner «la persistance d’un vocabulaire de civilisation arabe et sa connexion avec la solidarité islamique des nouvelles nations se formant au Moyen-Orient». Il constate, dans le rapport qu’il en fait le 25 novembre, qu’en Iran, «la réforme archaïsante du lexique est en panne», mais il relève un intérêt pour les classiques (éditions critiques de Rumi et Hafez, parues récem­ment, et opuscules de Ghazali et Sohrawardi Halebi). Il mentionne à cet égard le rôle de la revue Yadgar, dirigée par ‘Abbas Eghbal (et où écrit également Mohammad Qazvini).

«L’Académie, note-t-il, n’ose plus éditer de nouveaux mots, mais des journalistes sans mandat continuent à le faire sous l’influence, précise-t- il, d’un sourd mouvement raciste progermain.» Il donne comme exemple «Tudeh». Il ajoute que «l’exhumation des collections de manuscrits anciens (dont beaucoup de manuscrits arabes) se poursuit. On achève le catalogue sur fiches de la collection de Malek al-Tujjar (25 000 vol.). Il a travaillé lui-même aux collections de la madrasa Sepahsalar à Téhéran et de l’imam Reza à Mechhed.

Son séjour en Iran se déroule du 30 avril au 25 mai. Il visite à nou­veau le Khuzistan (Khorramshahr, Ahwaz). Il y a observé — car ses observations dépassent toujours le cadre purement culturel —. «une forte concentration militaire américaine à la tête de ligne de ce fameux transiranien dont les trains ont sauvé Stalingrad». Et, prémonitoire: «Comme pour le camp américain d’aviation d’Agra, il n’en restera qu’une priorité pour aérodrome d’après guerre, en connexion avec cette invasion yankee dont j’ai vu à Bahrein (le 29 juin), terre iranienne irré- dente, une autre base». Il visite aussi à nouveau le Khorassan, Mechhed (deux fois, les 6 et 23-24 mai), et les fouilles archéologiques de Nisha- pur. Là, il s’intéresse à la préparation d’une faculté de médecine par le Pr Oberlin et le Dr Sami Rad et relève que «l’intensification des secours médicaux est de première urgence dans les campagnes en ce pays dépeu­plé et fatigué par cinq ans d’occupation étrangère».

Sur le plan religieux, il constate une «petite réaction en faveur du voile féminin», la construction d’un grand hall par les Bahâ’is «qui restent sus­pects», de la «tolérance envers les convertis chrétiens», qui «provient surtout du scepticisme désabusé de la masse shi’ite», car «ce n’est qu’à l'imam Reza à Mechhed que j’ai vu prier avec véhémence».

Dans la lettre d’envoi de son rapport à M. Lescuyer, Ministre de France au Caire, il précise qu’il a pu le «commenter de vive voix au chef de notre gouvernement», et donc au général de Gaulle. En 1954, et ce sera son dernier voyage en Iran —- il a 71 ans —, il prend part à plu­sieurs manifestations pour le millénaire d’Avicenne, d’abord en Iran même où il participe en avril aux cérémonies organisées à Téhéran et Hamadan. Il est à nouveau reçu en audience par le Shah qui, d’après des indications données par M. Daniel Massignon, assiste à des conférences qu’il fait sur la mystique, et se déclare disposé à lui accorder la faveur qu’il demanderait. Il sollicite l’autorisation de visiter un prisonnier poli­tique (le Dr Sadighi, ancien secrétaire général de l’Université de Téhé­ran, francophone), ce que le Shah lui accorde. Comme Massignon lui demande ensuite, comme il l’a fait dans bien des cas, la libération du pri­sonnier, le Shah lui répond que c’est impossible. Finalement le prison­nier sera libéré et le Shah le lui fera savoir.

Il ne retournera pas en Iran et, en décembre 1962, un hommage lui sera rendu à la Faculté de Téhéran par H. Corbin, M. Siassi, le Pr Nafisi et le Dr Mo’in.

* *

*

L’Iran n’a pas tenu, dans la vie de Louis Massignon, une place aussi importante que le monde arabe. Il était avant tout arabisant. Mais il a eu avec l’Iran des relations marquées d’un certain caractère formel, dépas­sionnées. Il y est toujours venu en «maître», reçu à titre très officiel. S’il a abordé l’Iran sous l’angle hallagien par ses travaux sur Hallaj et la mystique musulmane, il verra par la suite dans l’Iran la zone du monde musulman qui a su «délivrer l’Islam, comme l’a dit Henry Corbin, de toute attache raciale, ethnique ou nationale». Dans les dernières années de sa vie, sa spiritualité, comme on l’a vu par ailleurs dans ce colloque, s’était rapprochée du shî’isme et notamment des deux grands sujets de la vénération shî’ite que sont Salman Pak et Fatima.

Pour conclure, je citerai encore Louis Massignon sur l’Iran, un Mas- signon dont toute l’œuvre est marquée par la compénétration de ses tra­vaux sur les civilisations arabe et iranienne:

«C’est, écrit-t-il en 1960 en tant que Président de l’institut d’études ira­niennes, par la diffraction de thèmes et de motifs culturels iraniens (c’est lui qui souligne) que l’ensemble du monde musulman a élaboré une esthé­tique commune aux diverses nations islamiques et même une philosophie «orientale» (terme repris à Sohrawardi) distincte de la philosophie gréco- arabe classique.»

Il y a dans ces quelques lignes, je pense, comme le résumé, en fin de parcours, de ses expériences iraniennes.

MASSIGNON ET LES IRANIENS, RENCONTRES

Ehsan Naraghi

On m’a demandé de parler de Louis Massignon et de ses relations avec les Iraniens, et je voudrais évoquer ici mes rencontres avec lui.

L’influence de Massignon sur moi et dans mes recherches a été consi­dérable bien qu’il n’ait été ni mon professeur à l’université, ni mon directeur de thèse. Quand je suis arrivé à Paris en 1954, il s’agissait de mon deuxième voyage en Europe. Auparavant, j’avais séjourné à Genève où j’étudiais la sociologie avec Jean Piaget. Lorsque je suis revenu en Iran, je suis arrivé juste au moment du gouvernement de Mosaddeq (1951-1953) et le docteur Gholam-Hossein Sadighi était alors ministre de l’intérieur1. Comme il était professeur de sociologie et que j’étais le premier de la jeune génération à avoir fait des études de socio­logie après la guerre, nous étions très proches. Il souhaitait développer les recherches sociologiques en Iran car, jusqu’alors, la sociologie était restée un domaine plutôt conceptuel et historique. Je le voyais donc tous les vendredis matin, car les autres jours, il se consacrait à ses devoirs de ministre de l’intérieur et c’était une tâche très lourde à l’époque de Mosaddeq. Nous continuions à réfléchir et à étudier les thèmes que l’on aurait pu aborder peu à peu et développer. Nous cherchions également à élargir notre cercle à d’autres chercheurs. Ces contacts furent interrom­pus par le coup d’État d’août 1953 et Sadighi fut emprisonné. Pendant quelques mois, nous craignîmes beaucoup pour sa vie, parce qu’il était ministre de l’intérieur d’un gouvernement que l’appareil judiciaire considérait comme rebelle et contraire à la sécurité nationale.

Or, à ce moment-là (1954) se tenait un congrès consacré à Avicenne, auquel Louis Massignon participait. Massignon et Sadighi m’ont tous deux raconté ce qui s’était alors passé à Téhéran. Massignon, qui savait que Sadighi travaillait sur différents manuscrits d’Avicenne, a demandé à Ali-Asghar Hekmat, le président de ce congrès: «Alors, où est notre cher collègue Sadighi?» En 1938, il avait dirigé sa thèse soutenue à la Sorbonne sur les mouvements religieux dans les trois premiers siècles de [2] l’Hégire. Il m’a dit qu’il avait été prudent les premiers jours et qu’on avait fini par lui avouer que Sadighi était détenu à Lashkar-e zerehi. C’était la garnison de blindés où l’on détenait les prisonniers politiques; Mosaddeq, Shâyegân et d’autres s’y trouvaient également. Hekmat a promis à Massignon de lui ménager une entrevue et de demander l’auto­risation du Shah. Comme Massignon connaissait la valeur de telles pro­messes et les problèmes relatifs à ce genre de prisonnier, il a attendu le jour où ils étaient reçus par le Shah, et lorsqu’il lui a été présenté, il s’est avancé de trois pas et lui a dit: «Je vous demande l’autorisation excep­tionnelle de voir mon collègue Sadighi.» Le Shah a donné des instruc­tions, et le lendemain vers 11 heures, le Suisse Ernest Perron qui était un proche du Shah depuis leur séjour à l’école du Rosey, a accompagné Massignon à Lashkar-e zerehi.

Ceux qui connaissaient le Dr Sadighi se rappellent combien il était attaché au protocole. Voici comment il m’a raconté la visite:

«Tout à coup, à 11 heures du matin, le commandant de la police militaire est venu frapper à ma porte et m’a dit que j’allais avoir la visite d’un pro­fesseur français. J’ai demandé: «Qui est ce professeur français?» Il m’a répondu: «Je ne sais pas». J’ai rétorqué: «Je ne peux pas recevoir quel­qu’un que je ne connais pas. Alors, allez vous informer du nom de ce pro­fesseur! » Quelques minutes après, il est revenu et a dit: «C’est Louis Mas­signon». J’ai dit: «Oui, mais pas ici, il n’y a pas de chaise pour le recevoir, je n’ai qu’un petit lit, et puisque c’est un professeur qui s’intéresse à l'Iran, il faut qu’il soit bien reçu, même si je suis un prisonnier.» On m’a emmené dans le bureau du commandant de la division blindée, et lorsque nous nous sommes vus, nous avons éprouvé beaucoup d’émotion, nous nous sommes embrassés les larmes aux yeux, et avons discuté pendant une heure de pro­blèmes de travail à l’institut de recherches.

En effet, Sadighi — tout comme Hekmat et Siassi (qui était recteur de l’université) — avait obtenu du Shah l’autorisation de recevoir ses fichiers dans sa cellule parce qu’il devait publier trois ou quatre manus­crits des Elâhiyyât d’Avicenne, et donc il lui était possible de continuer à travailler. A la fin, ils se sont de nouveau embrassés et Massignon est parti en disant: «Je suis sûr que cela ne va pas durer longtemps».

J’ai rencontré Massignon à Paris. En revenant de Genève, j’avais un sujet de thèse sur les moments spirituels de l’Iran au XIXe siècle, mais vu la situation, j’ai préféré en changer et faire une étude sur les méthodes de recherche et les problèmes de données statistiques, bien qu’évidemment j’aie toujours à cœur ce problème historique. Je suis venu à Paris grâce à une bourse française, je dois dire que ce n’était pas facile à l’époque. Je me rappelle que je me suis présenté chez M. Camborde, qui était alors conseiller culturel français à Téhéran, et je lui ai dit que je voulais aller en France pour faire un stage sur les sciences sociales et créer un institut avec l’aide d’autres personnes. J’ai obtenu une bourse et je suis allé au Centre National de la Recherche Scientifique, au Centre sociologique et surtout chez feu Alfred Sauvy, de l’institut de Démographie.

Lorsque j’ai appelé Massignon pour la première fois, il m’a dit: «Venez dimanche matin». J’ai demandé: «A quelle heure?» Il m’a répondu: «Je ne suis pas comme ces Français qui se lèvent à 10 heures du matin, venez à 7 heures du matin, quand vous voulez». Il était très matinal et se levait à 5 ou 6 heures. Je suis arrivé à 8 heures du matin chez lui, et notre premier entretien a été très chaleureux et extrêmement enrichissant pour moi sur tous les plans. A la fin, il m’a dit: «Ecoutez, dimanche, je suis là pour les amis, venez quand vous voudrez». Alors, j’y suis retourné tous les deux ou trois dimanches pour ne pas abuser de son temps et j’ai tiré un très grand profit de ces entrevues. Je ne pense pas que l’on puisse définir Massignon. Il était à la fois un orientaliste, un humaniste au sens classique du terme, un historien et un politicien mili­tant. Concernant sa visite à Sadighi, il m’a expliqué qu’il mettait un point d’honneur à visiter les prisonniers dans tous les pays où il se ren­dait car, disait-il, c’était un moyen de pression. Il avait raison en ce sens que cela crée un certain malaise auprès des classes dirigeantes.

Nous avons parlé essentiellement de deux choses qui ont peu à peu fait germer des idées en moi et ont inspiré mes recherches beaucoup plus tard. J’ai publié il y trente ans, à ma sortie de prison, une traduction d’un livre sur la «chevalerie spirituelle» (fotovvat) où Corbin avait fourni une analyse substantielle et très poussée du javânmardi1. La fotovvat était l’un des thèmes favoris de Massignon qui estimait qu’à côté du mysti­cisme au sens philosophique, il y avait la spiritualité vécue des masses urbaines. Il me posait des questions sur l’Iran et me parlait de Va fotovvat qu’il avait étudiée en Syrie et en Irak. Comme il y avait alors en Iran une forte tendance à l’occidentalisation, on évitait d’en parler. Ce n’est qu’avec la révolution et devant tous les radicalismes que la fotovvat avec ses valeurs a pris un sens nouveau. J’ai senti que c’était le moment d’en parler, que cela pouvait faire réfléchir les gens, alors j’ai traduit et com­menté ce livre trente ans après ma conversation avec Massignon. [3]

Un jour que nous étions ensemble, je lui parlais des centres d‘études théologiques chi’ites en Iran (howze) et du fonctionnement des madra- sas, car mon père était un ancien talabe et m’avait raconté comment fonctionnait le système des études religieuses. Je lui ai dit que, par contre, l’enseignement moderne européen était si éloigné de la vie cul­turelle du pays qu’il était un facteur de déracinement. Il m’a répondu: «Ah! voilà un sujet dont vous pourriez traiter, faites-moi un article là dessus». J’ai écrit un article intitulé «Elite ancienne, élite nouvelle en Iran», qui a été publié dans la Revue des études islamiques[4], où j’ai parlé de l’élite nouvelle, c’est-à-dire de tous ceux qui avaient été formés en Europe à l’époque de Rezâ Shâh, et je disais donc qu’ils étaient déra­cinés, coupés du milieu culturel. Evidemment à cette époque où la sociologie empirique américaine était à son apogée, pour beaucoup de sociologues, tout ceci paraissait désuet, sans intérêt, démodé, et il a fallu attendre trente ans pour que l’on comprenne, après la révolution islamique, que cette réalité continuait à exister de manière sous-jacente. Il y a deux ans, j’ai publié un autre livre sur les changements sociaux en Iran à la Maison des sciences de l’homme[5]. Ce livre est lui aussi venu au jour sous l’influence de Massignon.

J’ai appris l’autre jour que le persan avait été supprimé de la liste des langues que l’on peut présenter au baccalauréat français[6]. Si Massignon avait encore été là, il aurait écrit le soir même au ministre de l’Education et aurait menacé de faire la grève de la faim pour que la possibilité de présenter le persan soit rétablie. C’est ainsi qu'il agissait, avec beaucoup de véhémence. Par exemple, Henry Corbin, avec toute l'admiration qu’on peut avoir pour lui, n’aurait jamais écrit de lettre, tandis que Mas­signon aurait crié et menacé de jeûner. Cette colère, que l’on pourrait qualifier de sainte, lui permettait d’ouvrir les portes des prisons et de faire bouger les choses. Il avait une personnalité fascinante et je le consi­dère comme un homme hors du commun sur tous les plans. Sur le plan religieux, je pense qu’il avait atteint des Sommets et c’est pourquoi il se sentait à l'aise à la fois dans l’islam et dans le christianisme et n'était vraiment étranger ni à l’un ni à l’autre. Sur le plan culturel et social, cet homme nous manque beaucoup en ce monde où le fossé entre l'Occident

et l’Orient ne cesse de se creuser et où l’on fait la guerre des tranchées avec très peu de chose. Nous avons besoin d’hommes ouverts au monde. Massignon me disait que, contrairement à ce que la plupart des gens pensent, l’islam n’est pas seulement une culture et une civilisation digne d’être étudiée, mais il est aussi un élément indispensable à notre vie intellectuelle, à notre équilibre même. Il ajoutait que, sans connaître l’is­lam, l’Europe était perdue. Aujourd’hui, un certain européanisme fait que l’on supprime le persan où il y a cent candidats, alors que l’on main­tient le norvégien et le finnois avec cinq candidats ! Or, le persan, le turc et le vietnamien sont des langues qui nous ouvrent à d’autres civilisa­tions. J’espère que la nouvelle génération aura l’ouverture d’esprit d’un Massignon et comprendra la nécessité de reconsidérer les choses à une échelle mondiale et universelle.

Approches orientalistes

LE SOUFISME ENTRE
LOUIS MASSIGNON ET HENRY CORBIN

Christian Jambet

Parler des relations qui unirent Louis Massignon et Henry Corbin, comme de leurs recherches respectives consacrées au soufisme, plus par­ticulièrement au soufisme iranien, c’est rappeler d’abord un lien de filia­tion et de transmission.

«Il faut dire, écrit H. Corbin, que le philosophe, devenu étudiant d’arabe égaré chez les linguistes, pensa périr d’inanition en n’ayant pour toute nourriture que grammaires et dictionnaires. Plus d’une fois, au souvenir des nourritures substantielles que dispensait la philosophie, il se demanda: que fais-je ici? où me suis-je égaré? Il y avait cependant un refuge. Ce refuge s’appelait Louis Massignon1...»

Ce fut plus qu’un refuge contre l’ennui philologique, qu’il fallait accepter au titre de la rigueur, qu’il convenait de surmonter en ne cédant jamais sur le primat de la philosophie, du désir de philosophie. Assez étrangement, Louis Massignon devint, en études orientales, ce qu’Etienne Gilson devait être en philosophie chrétienne, et ce que Heidegger serait pour la métaphysique et son destin: il renforça chez Henry Corbin quelques certitudes initiales, l’évidence de quelques vérités fondatrices. C’est dire quel événement majeur, dans la vie d’Henry Corbin, fut le don que lui fit, un jour, Massignon, d’un exemplaire lithographié du Livre de la Sagesse orientale (Kitâb Hikmat al-lshrâq) de Sohravardî. Cette édi­tion contenait les commentaires de Qotboddîn Shîrâzî et les Gloses de Mollâ Sadrâ Shîrâzî. Elle dévoilait la lignée transhistorique des Ishrâ- qîyûn et leur ultime éclosion dans les controverses philosophiques de la Renaissance safavide[7] [8] [9]. Il convient sans doute au chercheur en spiritualité islamique de faire semblable rencontre. Il lui faut la chance d’un dialogue de toute une vie avec le maître spirituel dont il tentera de restituer l’in­tuition première et qui sera pour lui un intercesseur et un guide dans le continent qu’il explore. Et il paraîtra plus tard que la rencontre était pré­destinée par la vérité qu’elle seule pouvait aider à exprimer. Hallâj fut pour Massignon ce maître invisible et Sohravardî le fut pour Corbin. A partir du centre incandescent occupé par la personnalité exemplaire du Shaykh al-Ishrâq, Henry Corbin vit irradier les cercles de la philosophie iranienne islamique. Si la critique radicale opérée par Ghazâlî pouvait frapper une philosophie de l’entendement, elle restait inopérante devant la synthèse systématique réalisée par l’avicennisme illuminatif. L’on comprenait mieux, dès lors, pourquoi la philosophie avait perduré en Iran, dans l’Orient du monde islamique, résistant aux offensives des pieux ascètes comme à celles des littéralistes: elle était devenue apte à s’élever à la hauteur des sciences spirituelles tout en conservant sa puis­sance démonstrative. Elle était un moment de l’histoire supra-sensible de l’esprit. Le développement de l’histoire de la philosophie islamique par Henry Corbin est l’illustration de cette simple thèse, telle que le prologue de la Sagesse orientale de Sohravardî l’énonce: «S’il se rencontre à une époque donnée un sage qui ait à la fois profondément pénétré en l’expé­rience mystique et en la connaissance philosophique, c’est à lui que revient l’autorité terrestre, et c’est lui le khalife de Dieu[10]

La pratique philosophique n’est plus étrangère au mode de vie du spi­rituel, et le soufisme n’est plus l’adversaire de la philosophie, mais dis­cours et expérience, concept et sensation se conjoignent. Telle est la situation de la métaphysique en terre d’Iran: elle rend vaine l’opposition abstraite du poème et de la prose démonstrative, parce qu’elle surmonte cette opposition avant même qu’elle ne se fige, et qu’elle est l’union indissoluble de la raison et de la présence, du désir et du mouvement spéculatif du travail des concepts et des problèmes, d’une part, de la vision suréminente immédiate d’autre part.

Louis Massignon identifie, le plus souvent, la philosophie islamique et les falâsifa. Il adopte ainsi le point de vue qui était celui de Renan, annonçant la mort de la philosophie en terre d’Islam après Averroès, à la condition d’entendre par là l’épuisement de la Falsafa et d’elle seule. En effet, Renan ajoutait à ce jugement célèbre celui-ci qui l’est bien moins: l’avenir de la métaphysique, après Averroès, appartenait aux courants de pensée spéculatifs et mystiques, singulièrement ismaéliens et extrémistes. Du moins, la philosophie proprement dite, identifiée au rationalisme hellénique, passait-elle pour déclinante, en voie de lente extinction. C’est cela même que retient Massignon. Il considère les phi­losophes de l’islam comme de simples «rationalistes», incapables de s’élever à la hauteur requise par le témoignage d’amour envers Dieu et la compréhension de l’amour de Dieu envers l’homme. Hallâj, selon Massignon, identifia le Désir et l’Essence divine, «alors qu’à l’imita­tion des «premiers» philosophes helléniques, Xzsfalâsifa musulmans ne faisaient de l’Amour qu’un Démiurge[11].» La supériorité du soufisme hallâgien sur la philosophie néoplatonisante tiendrait à ceci: les philo­sophes, tout en faisant de l’Amour une propriété native de l’existant, situeraient son règne au niveau de l’Ame du monde, et ne parvien­draient pas à le percevoir au sein même de l’Unité divine, qu’ils juge­raient immobile et impassible. Les spirituels du soufisme, après Hallâj, disposeraient d’une théorie bien plus audacieuse de l’Amour, identique à l’Essence divine elle-même, travaillée par une inquiétude sans remède, celle de l’essentiel Désir. Voilà pourquoi Massignon privilégie les hérauts du témoignage sacrificiel et les situe bien plus près du vrai que les tenants de l’émanatisme platonisant. Dans une très belle page où il médite l’épreuve d’Ibn Sab’în, Louis Massignon écrit:

«Il comprit que l’élément médiateur entre l’homme et l’Essence divine ne pouvait être une émanation angélique (teintée de matière) comme l’unité de l’intellect passif d’Ibn Sînâ ou l’unité de l’intellect actif d’Ibn Rushd. Il découvrit que toute l’humanité croyante pouvait être philosophiquement décrite comme en processus d’identification à Dieu par une Forme suprê­mement enveloppante (ihâta), Parole créatrice (kalima jâmi'a) et Spiritua­lité personnalisante (Rûhânîya ‘Isâwîya), constituant chaque Elu humain en Muhaqqiq al-Tawhîd, c’est-à-dire en Témoin, dans le temps, de la Réalité Divine[12]

Négligeons ici de vérifier l’exactitude factuelle de telle ou telle de ces assertions. Seule compte l’inspiration, la visée souveraine de Massignon. Aux «formes apparitionnelles» des philosophes, il préfère la forme divi­nisante du Témoin, qui communique à l’Élu ce destin: avérer, effectuer le Tawhîd, éprouver en soi, dans le dépouillement de soi, la puissance de l’Unité divine.

Quant aux shî’ites, Massignon les observait souvent au prisme du procès de Hallâj, sous les traits de cette bourgeoisie de Bagdad, confor­tablement installée dans l’ordre du califat sunnite, organisée dans l’ab­sence de son Imâm autour de ses enseignants et de ses financiers, hostile aux soulèvements populaires comme aux paradoxes des «Gens du Blâme». Mais il savait aussi déchiffrer l’ésotérisme subversif des Qar- mates, le sens de la mission de Salmân, la puissance du legs de Fâtima l’Éclatante.

En offrant à Henry Corbin de se consacrer pleinement à Sohravardî, penseur sunnite mis à mort par les Docteurs de Saladin, Louis Massi­gnon rendait possible une réconciliation entre philosophie et soufisme, entre shî’isme spirituel et soufisme, entre shî‘isme et philosophie. Dans l'esprit d’Henry Corbin, la «philosophie illuminative» fut autre chose qu’un moment de l’histoire temporelle, empirique de la philosophie en islam. Elle acquit un rôle normatif et une fonction herméneutique. Elle permit de comprendre comment étaient surmontées les contradictions provisoires qui opposent le péripatétisme et la quête platonicienne de la Lumière, l’héritage des religions de l’ancien Iran et celui de l’islam. En suivant le fil du courant ishrâqî, sans négliger les vives controverses qu’il fit naître, Henry Corbin vit s’orienter le destin de l’avicennisme iranien loin des pratiques stériles d’une ratiocination dialectique (ce der­nier terme, entendu au sens étroit de l’exercice logique des opinions pro­bables est toujours péjoratif chez Corbin, influencé sur ce point par une certaine lecture des stoïciens). La raison la plus authentique était celle qui culminait en une préparation au pèlerinage spirituel, en un exode de l’âme. De là cette réinterprétation de l’édifice avicennien lui-même, — scandale, aujourd’hui encore, ici ou là, pour quelques esprits simples qui ne parviennent pas à concevoir ce qu’est au vrai un symbole et préfèrent s’en remettre au dictionnaire usuel plutôt qu’à Leibniz, à Dilthey ou à Schelling[13]. De là, aussi bien, la réinterprétation du sens originaire de l’ismaélisme et du shî’isme duodécimain, délivré du recouvrement opéré par les politiques étatiques et reconduit à sa source purement exégétique et mystique.

Cette transmission de Sohravardî, qui fut décisive, ce geste en appa­rence anodin («Tenez, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous») et pourtant si riche d’avenir, ne doivent pas masquer un certain conflit d’interprétation. Des divergences réelles existent, qui séparent ces deux maîtres, quand ils doivent se donner une conception générale du soufisme. Peut-être le nom qui symbolise le mieux le point où passe la ligne de fracture est-il celui d’Ibn ‘Arabî. On sait qu’Henry Corbin consacra à celui qu’il considéra toujours comme «le plus grand théo- sophe de l’Islam» un livre qui fait époque, et l’on sait aussi qu’il mit en valeur l’impact singulier du Maître andalou en Iran. Il s’agit bien plus que d’une quelconque influence; il s’avère, à la lecture d’Henry Corbin, que la gnose d’Ibn ‘Arabî a configuré le soufisme iranien spéculatif, qu’elle lui a permis de vaincre les difficultés qu’il connaissait. Ces obs­tacles théoriques et pratiques, le soufisme iranien les tenait de la radica­lité même de l’expérience hallagienne, tout spécialement de l’épreuve de «l’anéantissement» en Dieu. D’autre part, H. Corbin montra que la résis­tance du shî’isme à sa propre dégradation en politique cléricale se fit, dans l’œuvre imposante de Haydar Amolî, autour d’une incorporation de la méditation du Shaykh al-Akbar à la théorie shî’ite de la walâya. Enfin, il souligna l’importance de la dimension proprement philosophique de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî pour les penseurs d’Ispahan et de Qom, importance si grande qu’Ibn ‘Arabî peut être considéré, à l’égal de Plotin, et lu comme lui, la source prévalante de la métaphysique d’un Mollâ Sadrâ. En condensant, en exhibant les traits épars au long de l’œuvre immense que composent les Conquêtes spirituelles de la Mecque, formant le puzzle d’une théorie compacte de l’imagination créatrice, Henry Corbin fondait sa propre conception du mundus imaginalis, qui lui permettrait de com­prendre la cohésion de l’architecture réelle des univers spirituels en méta­physique iranienne.

À l’inverse, Louis Massignon ne manifesta jamais de sympathie pour l’édifice des Conquêtes spirituelles de la Mecque. La thématique de l’imagination visionnaire lui était foncièrement étrangère. La question des questions était celle du rapport paradoxal, impossible et nécessaire à la fois, entre l’Un indicible de la divinité, le Réel créateur et la réalité créaturelle de l’amant. Comment accéder à ce Réel, ou mieux dit, si tout «accès» est interdit, comment témoigner de l’unicité du Réel, du taw- hîd authentique? Comment congédier toute multiplicité, toute altération de l’Un? Les faces imaginales, les multiplications de l’Unité dans les heccéités étemelles semblent à Louis Massignon disperser l’unitude divine et faire participer les créatures à la dignité de leur Seigneur. La distinction de degré, qui s’impose entre le Deus Absconditus, le mystère insondable de la divinité cachée (al-ghayb) et les niveaux hiérarchisés de la manifestation seigneuriale ne saurait avoir pour Louis Massignon l’importance qu’elle aura pour Henry Corbin. Celui-ci verra dans les mondes médians et médiateurs du néoplatonisme la ressource offerte par la métaphysique à la quête du mystère divin, tandis que Massignon valorise, dans l’expérience hallagienne, l’épreuve de ce qui se refuse à toute médiation. Comment pouvait-il admettre, dès lors, la doctrine des manifestations théophaniques et l’angélologie d’Ibn ‘Arabî? La multi­plication du divin était, à ses yeux, perdition de Dieu. L’immanence néoplatonicienne de l’Un au multiple de ses apparitions, mal contredite par l’excès de signification de l’Un eu égard à ces mêmes multiplicités, n’était plus que panthéisme ou «monisme existentiel». Selon Henry Corbin, la perte de Dieu et son congédiement résultent du tatîl comme du tashbîh, l’une de ces deux erreurs de jugement étant toujours soli­daire de l’autre. La vision théophanique épargne au théosophe mystique l’une et l’autre, en offrant une manifestation de l’invisible, une proféra- tion de l’indicible, qui n’est pas une multiplication de l’Un mais de sa révélation. Ce n’est pas Dieu qui est en toute créature, mais toute créa­ture qui est en Dieu, qui exprime Dieu.

Pour comprendre ce qui engendre une divergence radicale entre Louis Massignon et Henry Corbin, le mieux est de comparer leurs interpréta­tions des paroles de Hallâj. C’est l’expérience de Hallâj qui condense, pour Louis Massignon, les leçons achevées du soufisme. C’est en se détachant de ces leçons, ou en les entendant autrement, que Henry Cor­bin soutient sa propre vision du soufisme.

Nous partirons d’une brève citation, que Sohravardî fait de Hallâj en son Symbole de foi des philosophes', «hasbu’l-wâhid ifrâdu’l-wâhid la hu»1. Ces mots nous sont conservés dans le récit que Shiblî fit de la pas­sion de son maître, qui les prononce, crucifié, dans sa réponse au dis­ciple. Louis Massignon en donne deux versions :

«Ce qui compte pour l’extatique, c’est que l’Unique le réduise à l’unité[14] [15]».

et

«Ce qui compte, pour l’extatique, c’est que son Unique le réduise à Son unité»[16].

Cette dernière interprétation exprime parfaitement le sens que déchiffre Massignon: l’objet du désir est l’extinction en l’Unique, la réduction de toute dualitude, de toute multiplicité ou séparation appa­rentes, par l’opération divine. Le terme de l’opération ne saurait être que la disparition de l’identité provisoire et de la singularité illusoire du dis­ciple d’amour. Voici la version que propose Henry Corbin et le com­mentaire qu’il en donne:

«Ce qui suffit à l’Unique, c’est que l’unique le fasse un»; «L’Un se constitue comme Un, et c’est cela l’être. L’être se constitue chaque fois en constituant un être. Monadam monadare, disait Leibniz[17] [18]

Le premier wâhid ne désigne plus, ici, l’extatique, mais bien l’Unique, soit ce qui se constitue comme Un. Pour cette constitution dont il est sujet, il requiert de l’Un qu’il le fasse un, qu’il monadise. La phrase de Hallâj désignerait l’activité constituante de l’Un, qui n’est autre que sa multiplication en monades, en unités, par où son Unité authentique se déploie et s’établit dans l’être. Lecture néoplatonisante de Hallâj, toute empreinte de Proclus, et sans nul doute cohérente avec les schèmes sohravardiens ; dans un premier temps, H. Corbin avait assigné au premier wâhid une signification proche de celle que Massignon lui donnait:

«Ce que désire Tunique, c’est que Tunique le fasse un11».

Traduction de transaction, de consensus, pourrait-on dire, cette inter­prétation ménage pour une part celle de L. Massignon. Le sujet de «ce qui suffit», du hasb, ou du désir, c’est encore l’unique (chez Massignon, l’extatique, celui qui est sorti hors de son propre être par le fait qu’il s’est desquamé de toute multiplicité) et Tunique attend de l’Un d’être par fait un. Ici, déjà, les deux lectures divergent, puisque l’objet, le but recherché par le désir, selon Massignon est disparition, selon Corbin surexistence et assomption de l’unité singulière. De la lecture par Massi­gnon à l’ultime lecture par Corbin, en passant par la première interpréta­tion de celui-ci, nous obtenons le périple herméneutique suivant:

Massignon: le mystique tient pour essentiel, pour son «compte», d’être «réduit» à l’unité (divine).

Corbin (première version): le mystique désire que l’Un (divin) lui communique son unité et le fonde comme un.

Corbin {deuxième version): l’Un (le Réel divin) se constitue comme être en étant fait un (monade expressive) par l’Un: auto-opération de l’Un sur l’Un qui monadise les monades, les singularités. Distinction de l’Un constituant et de l’Un constitué.

Cette dernière interprétation est bien fidèle à la situation de Hallâj, tel qu’il est évoqué par Sohravardî, en compagnie d’autres maîtres, comme Abû Yazîd Bastâmî, l’Imâm ‘Alî ou même le Christ, dans le Livre des Tablettes'2. Citant à nouveau la phrase de Hallâj, Sohravardî en fait le témoignage du rattachement de l’âme pensante à la condition seigneu­riale divine. Faite une par l’action de l’Un, l’âme devient «semblable à son Père céleste» comme le veut le commandement de l’Evangile selon St. Matthieu (5/48). Ainsi, Henry Corbin lit-il Hallâj dans le miroir de Sohravardî, en fonction de la doctrine de l’illumination, qui fonde chaque singularité de lumière (chaque âme ou Lumière régente) dans la procession des Lumières advenantes et dans le retour vers les Lumières archangéliques et la Lumière des Lumières. L’interprétation platonisante est renforcée encore par le commentaire de Wadûd Tabrîzî, qui conçoit l’esseulement de l’Unique à la façon dont Socrate enseigne la libération de l’âme à l’égard de son enveloppe matérielle et son retour au monde immatériel[19] [20].

Le souci d’Henry Corbin aura été de réhabiliter, entre la déité inson­dable de Dieu, la pure transcendance du Dieu caché, et la personne du fidèle, du spirituel, la médiation du dieu révélé en une Face qui s’adresse singulièrement à ce fidèle et qui le guide vers son unification. L’unité du Maître et du fidèle, du Seigneur et du vassal d’amour n’est possible que si le Seigneur est le maître personnel du fidèle, son alter ego, et non pas s’il est le néant surexistant de la déité originelle. C’est ainsi que Corbin réhabilite la fonction théophanique des expressions de la divinité, des manifestations des Noms et des Opérations. Le terme de l’expérience mystique ne saurait être, selon lui, l’anéantissement ou la consumation, mais plutôt ce qui vient rédimer cet anéantissement et supprimer la consumation en l’intégrant en une surexistence. La mystique selon H. Corbin est une mystique du baqâ’.

C’est pourquoi la figure de Hallâj typifie très souvent la tragédie d’un soufisme qui ne parvient pas à surmonter la damnation volontaire et la tentation du néant. Hallâj, d’abord entendu avec l'oreille néoplatonicienne de Sohravardî, devient la victime de Vhybris^. Le shî’isme, grâce à l’imâ- mocentrisme, évite le Anâ’l-Haqq, et le soufisme d’un Rûzbehân l’évite aussi, grâce à la célébration de l’amour humain, miroir de l’amour divin. Voici ce qu’écrit Henry Corbin, commentant Semnânî:

«Dans un rapprochement saisissant, Semnânî établit une connexion entre la séduction à laquelle cède le dogme chrétien de l’incarnation en proclamant l’homoousie et en affirmant que ‘Isâ ibn Maryam est Dieu et l’ivresse mys­tique dans laquelle un Hallâj s’écrie: «Je suis Dieu» (Anâ’l-Haqq). Il y a une symétrie des périls: d’un côté le soufi en éprouvant le fana fî’llâh, le confond avec une résorption actuelle et matérielle de la réalité humaine dans la divinité; d’un autre côté, le chrétien opère un fana de Dieu dans la réalité humaine[21] [22]

Le refus du dogme de l’incarnation est fondé sur celui de l’absorption de la divinité en l’humanité, la rejonction de l’une et de l’autre en une seule et même réalité étant la ruine de la métahistoire et de la puissance événementielle, transhistorique de la Croix de Lumière. Le docétisme de Semnânî, qui est l’expression de son islam, mais qui, aussi bien, devient celle de la gnose, répugne au fana de l’homme en Dieu, parce que celui- ci prépare le fanâ de Dieu en l’homme. Si Henry Corbin relève cette position de thèse, c’est qu’il est lui-même hanté par le désir de contrarier le destin hégélien du christianisme, enraciné dans la théologie conci­liaire. Au soufisme de Hallâj, qui correspond fort bien au christianisme fidèle à l’incarnation du Verbe, au paulinisme, H. Corbin préfère la théo­logie des univers médians, qui réserve éternellement la distance où la syzygie du Seigneur et du Fidèle se sauve de ce monde et de son his­toire. Que l’on mette en regard des lignes que nous venons de citer, celles-ci de Massignon:

«Le holûl, clef de voûte de la dogmatique hallâgienne, — c’est l’informa­tion divine dans le cœur du saint, qui se trouve alors transporté dans un état permanent d’Union essentielle où, — après la transformation de ses sifât, il se trouve «transsubstantié» en essence divine, — sans confusion ni des­truction, — et acquiert ainsi sa personnalité définitive, suprême, And[23]

Ici, l’union est information, donation de la forme divine, de la forme de l’essence divine. Mais qu’est-ce que la forme de l’essence? Dans la perspective de Louis Massignon, cette forme n’est pas l’émanation de l’essence, elle n’est pas la forme du premier émané, Intelligence, Verbe. Elle n’est pas épiphanie, distincte du secret fondement indicible, mais l’indicible même. Quant au témoignage de l’homme, il est transsubstan­tiation, le mystère de l’Eucharistie n’étant rien d’autre que le mystère de la destination de l’homme:

«Associé ainsi à la vie divine, le saint devient en ce monde le hûwa hûwa, c’est-à-dire le «Témoin actuel», chargé de proclamer Dieu à la face de la création, — l’Homme par excellence, — où s’incarne par l’opération de l’Esprit ce nâsut divin, qui brilla chez ses prédécesseurs les Prophètes, chez Adam, chez Jésus[24]

L’ipséité divine peut, sans doute résister à toute confusion avec la nature de l’homme, et la distinction des deux natures ne pas être détruite, Louis Massignon n’en met pas moins en rapport très étroit la fonction du témoignage, qui suppose l’extinction en Dieu, et la manifestation d’une humanité divine, descente incompréhensible de la Face humaine de Dieu dans l’homme.

Tout ce qui appartiendrait à des mondes médians, entre ipséité divine et humanité ne serait que strates multiples de la réalité et non Réel créa­teur. Nous avons dit la répugnance de Massignon à l’égard du théopha- nisme d’Ibn ‘Arabî. L’angélologie est idolâtrie:

«Les natures angéliques, que l’idolâtrie des Qurayshites vénère comme maîtresses absolues des astres (gharânîq), ne sont que des noms stériles, impuissants à nous unir à l’essence divine inaccessible[25]

Cette essence est le seul Réel, et Massignon adopte la proposition de Hallâj:

«Et le Réel est encore au-delà de la réalité; car la réalité n’implique pas le Réel[26]

La distinction du Réel indicible et de la réalité pleinement constituée des nominations de ce Réel est déterminante de toute spiritualité ordon­née à la via negationis. L’accent sera mis très différemment sur cette dis­tinction, qu’on insiste sur l’aptitude de la réalité émanée du Réel à médiatiser l’accès à ce Réel, tout en préservant le secret de son retrait, — c’est l’orientation de Henry Corbin, ou bien qu’on insiste, dans la perspective hallâgienne et massignonienne sur la non-implication du Réel dans et par la réalité, sur le devoir de rejeter la réalité pour s’unir, dans la consumation de soi, au Réel:

«Or la réalité est réalité et la nature créée. Rejette donc loin de toi la nature créée, pour que toi, tu deviennes Lui, et Lui, toi, dans la réalité[27]! »

Ce rejet prend la forme de la damnation volontaire, de l’épreuve subie d’un anéantissement sans rémission ni consolation créaturelle, où la passion de l’Un contredit et subit la Loi, expression de la volonté et de l’impératif auquel l’amour veut s’unir, auquel il ne peut s’unir qu’au prix de la perte. Parlant des hallâgiens, L. Massignon écrit:

«Pour cette secte, la mort ignominieuse de son maître — condamné en ce monde, et damné dans l’autre, — était la vérification suprême de sa doc­trine: choisir la damnation par pur amour. Il avait prouvé la loi islamique, il s’en était constitué le témoin, — shahîd, — en se faisant condamner en ce monde par la communauté islamique, et exclure dans l’autre des élus, en acceptant d’avance sa sentence et son dam, par amour[28]

L’expérience spirituelle authentique est celle du Réel, et elle ne sau­rait atteindre son terme sans consumation. Il s’agit de se consumer, de s’amenuiser, de se volatiliser, comme il est dit dans ces lignes des Tawâ­sîn:

«La lueur de la chandelle, c’est la «science de la réalité»; la chaleur de la chandelle, c’est la «réalité de la réalité»; rejoindre la chandelle (brûlante), c’est le Réel de la réalité.»

Et:

«Il ne se satisfait pas de sa lueur, ni de sa chaleur, il se précipite tout entier en elle... Mais lui-même, à ce moment, se consume, s’amenuise, se volati­lise (dans la flamme, y) demeure sans traits, sans corps, sans nom, sans masque reconnaissable. Et puis, dans quelle intention s’en retournerait-il vers ses pareils, et dans quel état, maintenant qu’il possède[29]'. »

Évanouissement, anonymat, évanescence de toute singularité, dimi­nution (et non perfectionnement, l’idéal philosophique), tout cela afin de ruiner l’édifice substantiel.

Tel est précisément le vertige qui doit être conjuré, selon Henry Corbin, si l’union transformante doit être salut et non pas damnation. Il

ne s’agit certes pas d’une sorte de «recul» devant 1’-expérience extrême, ni de quelque refus du Réel, mais d’un jugement qui porte sur l’accès même au Réel. La voie hallâgienne accède au Réel, mais au point d’anéantissement qui est l’aboutissement du pèlerinage, ce Réel se renverse en réalité, puisque nul «espace» n’existe plus entre réalité et Réel. De même, dira souvent H. Corbin, si le zâhir disparaît, le bâtin et la haqîqa se transforment en zâhir, en apparence exotérique. L’accès au Réel doit préserver l’abscondité du Réel, et c’est pourquoi il faut maintenir que l’union a lieu avec son Seigneur personnel, le rabb dont le fidèle est le marbûb. L’union atteste de l’accès à l’Un et vérifie que seul l’Un est, tout en réservant, en amont de cet Un qui est, la place du ghayb, de l’inconnaissable, l’Un qui n’est pas. Le «vertige» qui résorbe l’Un dans l’être est ainsi conjuré.

«C’est, écrit Henry Corbin, ce qu’Ibn ‘Arabî dénomme le sirr al- robûbîya, le secret qui fait du Seigneur un Seigneur, et qui permet de dire non pas avec Hallâj: «Je suis Dieu» (Anâ’l-Haqq), mais avec Ibn ‘Arabî, «Je suis le secret de Dieu» (Anâ sirr al-Haqq)[30]

Metin Kutusu: 23Entre fanâ ’et baqâ extinction et surexistence, le soufisme trouve ainsi deux approches dont les noms emblématiques de Louis Massignon et d’Henry Corbin sont les symboles.

LA QUESTION DES LANGUES CHEZ MASSIGNON:
ARYANISME ET SÉMITISME, PROFANE ET SACRÉ
[31]

Yvon Le Bastard

Si l’on avait demandé à Massignon: «Quelle est pour vous — ou quelle est absolument — la langue parfaite?», nul doute qu’il aurait répondu «l’arabe», et plus précisément l’arabe classique, Vdfushâ. En dépit de sa connaissance certaine du persan, qu’il a approfondie vers la fin de sa vie, il est toujours resté fidèle à ce que l’on pourrait appeler ses premières amours en matière linguistique. On pourrait se demander pourquoi il était si attaché à l’arabe.

Il y a, je crois, deux séries de causes qui d’ailleurs s’entrelacent, et à la base desquelles il y a des raisons que la raison ne connaît pas, des rai­sons de cœur ou des raisons sentimentales, bien que Massignon ait par la suite cherché à justifier intellectuellement cette préférence fondamen­tale. Quiconque est familier de son œuvre remarque que cette préférence pour l’arabe classique -— et dans un cercle plus large pour les langues sémitiques, mais avec des bémols que je vais préciser tout à l’heure — ne va pas sans une dépréciation parallèle des langues qu’il appelle «aryennes». Ce parallèle permanent chez lui, cette opposition entre le sémitisme, la présentation sémitique de l’idée et, au contraire, l’arya- nisme, la présentation aryenne de l’idée, qui apparaît surtout dans plu­sieurs articles réunis par feu l’Abbé Moubarac dans le tome II des Opera Minora, est quelque chose de très frappant.

Massignon emploie assez rarement le terme de langues indo-euro­péennes; il reprend, suivant en cela l’usage allemand du XIXème siècle, la dénomination de «langues aryennes», alors que presque partout a pré­valu depuis l’adjectif «indo-européen». Curieusement, lui, l’amateur de références religieuses et notamment bibliques, ne parle jamais de langues japhétiques. Il aurait pu le faire pour opposer les langues japhé- tiques aux langues sémitiques, mais peut-être cette référence l’aurait-elle empêché de dévaluer, et même de dénigrer les langues aryennes.

Nous avons en islam un hadît, ou tout au moins une maxime, qui dit que l’hébreu est la langue des hommes religieux et des prophètes, le syriaque la langue des anges, et l’arabe la langue de Dieu. Nous ver­rons que Massignon, d’une certaine façon, assume ce propos, lui qui se présentait souvent en linguiste même pour parler spiritualité et théo­logie.

Avant d’en venir à un peu plus de détails, on peut dire que Massi­gnon, dans ce débat entre langues aryennes et langues sémitiques, a pris position contre toute une tradition d’orientalisme, ou contre certains cou­rants de pensée qui ne lui plaisaient pas, je pense en particulier à Renan. Il a des affirmations réitérées qui ne laissent aucun doute sur sa pensée quant à la nature même des langues sémitiques d’une part et aryennes d’autre part. Par exemple, il dit textuellement: «nos langues aryennes, langues d’idolâtres»[32], et à l’inverse, il était fermement convaincu que les langues sémitiques, en particulier l’hébreu et l’arabe, étaient en quelque sorte par essence des langues porteuses du message monothéiste.

En cela, Louis Massignon reprend une vieille tradition enracinée dans ce que l’on pourrait appeler un préjugé biblique, qui a longtemps fait de l’hébreu la langue originelle de l’humanité, et même la langue du Para­dis. Ce fameux débat sur la langue du Paradis, dont Maurice Olender a fait un livre intéressant[33], s’est élargi au début du XIXème siècle lorsque l’on a redécouvert le sanskrit et que l’on a commencé à redéchiffrer l’Avesta mieux que ne l’avait fait Anquetil Duperron (1731-1805). Le problème s’est posé de savoir quelles étaient les langues les plus anciennes de l’humanité, et il y eut toute une querelle pour ôter à l’hé­breu la supériorité qu’on lui avait jusqu’alors très largement reconnue en Europe occidentale, et la donner à différentes langues indo-européennes, plus particulièrement au sanskrit ou à 1’«indo-européen originel». Or, dans l’opinion de beaucoup de savants, les langues indo-européennes et le sanskrit en particulier étaient très antérieures à l’hébreu, et les livres écrits en sanskrit, et considérés comme révélation par les hindous, étaient bien plus anciens que ceux rédigés en hébreu. Massignon était au courant de ce débat, même s’il n’avait pas une connaissance très tech­nique de ses aspects linguistiques et philologiques.

Quelles sont les raisons que Massignon invoque pour établir la supériorité des langues sémitiques? Tout d’abord, il reprend l’idée selon laquelle une langue est intimement liée à l’âme d’un peuple dont elle révèle les structures profondes, et cela, je dirais, d’une manière assez naïve. Une autre idée peut-être platonicienne dans le fond, c’est que l’une des supériorités des langues sémitiques consiste dans la fixité et la relative stabilité de leurs consonnes qui résistent beaucoup mieux à l’usure que dans les langues indo-européennes. Massignon voyait là ce qu’il appelait la constellation consonantique de l’arabe et des langues sémitiques, garantie de la stabilité du sens des mots, et il a même des propos tout à fait excessifs quand il dit, par exemple, que cette structure empêche toute évolution du sens d’un mot arabe loin de son sens originel, ce qui est largement démenti dans bien des cas par les études lexicographiques de l’arabe et des autres langues sémitiques.

Mais bien sûr, chez Massignon, cet aspect grammatical était inti­mement lié à la théologie. Autrement dit, en arabe, la grammaire est théologique et la théologie est grammaticale. Il y aurait une sorte de philologie céleste dont plusieurs des communications de cette table- ronde nous ont donné quelques aperçus. Le rôle que Massignon voit attaché aux langues sémitiques et plus particulièrement à l’arabe tient à leurs qualités religieuses, qui ont elles-mêmes un fondement linguis­tique. Il y voit même une supériorité d’ordre spirituel. Selon lui, la langue du Coran est particulièrement apte à exprimer directement un «pur monothéisme» et cette capacité entraîne une présentation de l’idée qui court-circuite la logique, chose qu’aimait aussi Léon Bloy. Cette particularité lui semblait également correspondre à un autre aspect, celui de l’usage liturgique de ces langues. Notamment, il y voyait, dans le cadre de l’islam, la justification du maintien de l’arabe comme langue «liturgique» (même si l’usage de l’adjectif «litur­gique», concernant l’islam, nous paraît abusif), et ceci même en dehors de l’aire où cette langue est normalement parlée. Il a écrit un article célèbre qui s’intitule L’arabe comme langue liturgique de l’island.

Voyons ce qu’il dit, en contrepoint, des langues aryennes. Leur voca­bulaire se construit et s’enrichit par expansion (mots composés, préfixes, suffixes). Elles présentent essentiellement l’idée par de longues phrases [34] avec des subordonnées, telles des cercles concentriques qui essayent de dégager l’idée abstraite à travers toute une série de raisonnements et de syllogismes. C’est donc l’inverse des langues sémitiques qui court-cir- cuitent la logique et qui ont très peu de possibilités de subordination, puisque leur syntaxe aime procéder par juxtapositions, par parataxes. Pour Massignon, cette particularité des langues aryennes est plutôt un défaut Cette sorte d’éclair qui illumine immédiatement ce que l’on veut dire dans les langues sémitiques est à peu près le contraire de cet éclai­rement beaucoup plus lent qui n’aboutit qu’à une clarté abstraite dans les langues aryennes.

On voit comment les considérations de Massignon sur la structure même des langues, leur vocabulaire et leur grammaire, à laquelle il semble attribuer une sorte de qualité intrinsèque, sont liés à sa philoso­phie et à sa façon d’aborder la mystique. Il a sévèrement critiqué la phi­losophie en contrepoint de son étude sur la mystique, en particulier la philosophie grecque acclimatée dans la culture arabe sous le nom àefal- safa. Il a également fait la critique de tout un pan de la culture arabe et persane, qui relève de ce courant. Il n’aimait pas du tout les représen­tants de ce qu’Adam Metz et Joël Kraemer ont appelé Y «humanisme arabe», épanoui sous la dynastie bouyide aux Xème et XIème siècles à Bagdad et en Iran. L’adjectif quasi injurieux qu’il leur lance, c’est qu’ils sont hellénisés, car cela représente une corruption de la culture arabe idéale telle que Massignon la concevait et, dans la mesure où cet élément hellénique s’insinue dans des courants de pensée religieux musulmans, il représenterait également une corruption de la religion. C’est pourquoi, tout en ayant une attirance pour certains milieux chiites et notamment Ismaéliens, il ne cessa de critiquer tout l’apport de la philosophie grecque dans la pensée religieuse et dans la pensée gnostique en islam.

Que dire de son attitude vis-à-vis de la langue persane, langue «aryenne»[35] par excellence? Il s’en est assez souvent dit familier et nous connaissons son immense intérêt pour la littérature persane et surtout pour les grands poètes mystiques. Mais, quant à la langue — puisque chez lui langue et pensée religieuse sont étroitement liées —, comment pouvait-il bien voir le persan?

On ne peut s’en faire une idée qu’indirectement à travers ses réflexions à propos du débat sur l’émergence des nationalismes au Proche-Orient au XXème siècle. Dans chacun des pays, en particulier en Turquie et en Iran, se posa le problème de l’épuration de la langue et lorsque l’on parlait d’épuration, on voulait signifier par là l’élimination du vocabulaire étranger. Le vocabulaire «étranger» consiste principale­ment en mots d’origine arabe en Iran, et en mots d’origine persane et arabe en Turquie. Massignon était extrêmement critique vis-à-vis de ces efforts d’épuration nationaliste des langues. Il a avoué qu’à mesure que cette épuration se mettait en œuvre, avec beaucoup d’efficacité en Tur­quie, il regrettait l’espèce d’esperanto lexical que constituait, pratique­ment de la Bosnie à l’Indonésie, la base arabo-persane du vocabulaire. Massignon a apprécié l’œuvre de l’esprit iranien au sein de l’islam en tant que celui-ci, d’une part, s’est fait le propagateur de l’islam et, d’autre part, s’est laissé lexicalement sémitiser. Il ne cache pas son iro­nie lorsque l’Académie iranienne tente d’éliminer les mots d’origine arabe pour les remplacer par des mots «archaïsants», comme il le dit, mais purement iraniens.

Par contraste, on pourrait se pencher sur ce qu’il a dit de l’hébreu et du syriaque, langues sémitiques dont il avait des notions, mais non une connaissance approfondie. Il en parle assez souvent en des termes éton­nants: «La mission liturgique de la langue hébraïque s’est achevée avec la Loi et les Prophètes, et celle de l’araméen (dont le syriaque) avec la Bonne Nouvelle du Messie. La mission liturgique de l’arabe n’est pas encore achevée parmi les nations. » Or la langue hébraïque est toujours utilisée justement dans la liturgie juive, et l’araméen est toujours employé dans une demi-douzaine d’Eglises orientales, précisément comme langue liturgique! Pour l’arabe, Massignon entend le mot «litur­gique» en un sens très large qui équivaut à cultuel. Quant au syriaque, Louis Massignon n’ignorait pas l’importance de cette langue dans la transmission de l’héritage antique, essentiellement grec, au monde arabe par l’intermédiaire de ce vaste mouvement de traduction, dont l’agent le plus remarquable fut Hunayn b. Ishâq au IXème siècle. Mais, justement, il estimait que le syriaque n’était pas une langue sémitiquement pure, parce que c’était une langue hellénisée. Il force un peu la note lorsqu’il affirme que le syriaque est structurellement hellénisé, alors qu’il ne l’est que lexicalement, et à un degré moindre que, par exemple, le persan n’est arabisé. Il n’hésite donc pas à faire feu de tout bois pour conforter ses positions.

Il y a dans la pensée de Massignon des choses étranges du point de vue philologique. Il dit par exemple que l’arabe était la langue sémitique la plus pure parce la plus archaïque, et à l’appui de cette thèse, il donne des arguments dont certains sont critiquables. Il souligne que l’arabe classique ne possède que les trois voyelles primitives «a, i, u» que l’on retrouve en akkadien, par exemple, et cela lui paraît être, à juste titre, un argument en faveur du protosémitisme de l’arabe. Par contre, il a du mal à expliquer pourquoi l’arabe dispose de vingt-huit consonnes alors que les autres langues sémitiques n’en ont que vingt-deux[36] [37]. Dans un texte, il prétend que le caractère archaïque de l’arabe est d’autant mieux prouvé par l’existence de ces six lettres supplémentaires, parce qu’il les a empruntées à un fond présémitique originel, ce qui contredit ce qu’il écrit ailleurs sur le même sujet.

Je conclurai en deux points. Massignon fait la théorie de son rapport personnel au monde arabe et à l’islam par une sorte de métaphysique lin­guistique. Il a encouragé certains de ses disciples à creuser ce rapport entre grammaire et théologie (cf. le beau travail de Roger Amaldez sur Ibn Hazm de Cordoue). Du point de vue existentiel — car Massignon a toujours mis ses idées dans sa vie —, cet amour de la langue arabe abou­tit, à la fin de sa vie, à sa demande de devenir prêtre dans l’Eglise mel- kite. Il est vrai que c’était à l’époque la seule possibilité de dire la messe dans sa chère langue arabe, «langue universelle dont la beauté pure l’a séduit pour son esthétique transcendantale»1.

Vision massignonienne de l’islam iranien

ABÛ HÂMID AL-GHAZÂLÎ VU PAR LOUIS MASSIGNON

Eric Ormsby*

Quiconque veut comprendre l’attitude de Louis Massignon envers Hujjat al-Islâm Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 505/1111) doit tout d’abord étudier la position de ce dernier envers le «martyr mystique de l’Islam» Ibn Mansûr al-Hallâj (m. 309/922). On n’exagère guère en comparant al- Hallâj au soleil autour duquel gravite toute l’œuvre immense de Massi­gnon: soleil à la fois sombre et radieux. A cet égard, on se souviendra des paroles d’Ibn cAbbâs citées par le grand savant du XVIIIe siècle Murtadâ al-Zabîdî dans son commentaire sur Vlhyâ’ d’al-Ghazâlî: «Ceux qui veulent comprendre les décrets de Dieu sont comme ceux qui regardent fixement les flammes du soleil : plus ils regardent, plus ils sont éblouis.»1

Pourquoi Abû Hâmid a-t-il joué un rôle important dans le développe­ment de la pensée de Massignon? Certes Louis Massignon le cite sou­vent dans La Passion d’al-Hallâj. Il lui accorde même un rôle décisif dans l’histoire de la transmission de ce qu’il appelle, à juste titre, «la légende hallagienne». Ainsi, selon Massignon,

... le premier grand penseur dont le développement doctrinal ait été sérieu­sement influencé, à un moment donné, par les opuscules hallagiens, c’est Ghazâlî. Il s’est, personnellement, bien gardé d’y référer explicitement, et nous avons vu plus haut les curieuses variations des jugements ex cathedra où il n’osait pas avouer son admiration pour Hallâj. Il n’en admirait pas seulement la vie; un moment vint, croyons-nous, où il lut ses œuvres[38] [39] [40].

En outre, Massignon semble associer Abû Hâmid à ceux qui ont réussi à intégrer al-Hallâj au soufisme dit «orthodoxe», tel le célèbre hanbalite contemporain Ibn cAqîl (m. 513/1119). En essayant d’expli­quer non seulement les paroles d’al-Hallâj comme le notoire anâ’l haqq\ «Je suis la Vérité», c’est-à-dire «Je suis Dieu», mais aussi en expliquant sa mort brutale et spectaculaire sur le gibet, al-Ghazâlî, semble-t-il, vou­lait incorporer al-Hallâj dans la lignée des maîtres et des saints soufis qui servaient d’exemples aux aspirants mystiques[41]. Néanmoins, toujours aussi prudent que hardi, al-Ghazâlî invoque al-Hallâj souvent d’une façon ambiguë: il paraît l’accepter comme exemplum, comme modèle, tout en répudiant ses excès. On est tenté de dire qu’il voulait à la fois «désinfecter» al-Hallâj et faire ressortir la force et la valeur réelle de son exemple.

Massignon semble parfois faire allusion à une autre possibilité: Abû Hâmid al-Ghazâlî a enseigné une doctrine ésotérique, surtout dans la dernière phase de sa carrière; au moins, c’est ce que ces disciples ont prétendu. Ses détracteurs, dont les plus connus sont les philosophes Ibn Tufayl et Ibn Rushd, l’accusent d’une part d’une confusion intellectuelle fondamentale et d’autre part de duplicité et même, en quelque sorte, d’opportunisme. Ainsi, selon Ibn Tufayl, Abû Hâmid est un soufi parmi les soufis, un ashcarite parmi les ashcarites, etc. Ibn Rushd se montre même plus sévère encore, et pour cause, compte tenu du débat entre les deux penseurs dans leurs Tahâfut. Al-Ghazâlî, prétend Ibn Rushd. a osé divulguer aux ignorants les secrets interdits de la foi, les mystères cachés qui pourraient être nuisibles aux croyants non-initiés[42].

Sans entrer dans les détails de cette accusation, qui a une assez longue histoire, j’ai l’impression que Louis Massignon discernait dans les allusions énigmatiques d’Abû Hâmid un enseignement ésotérique éparpillé quasi systématiquement à travers Vlhyâ’ culûm al-dîn (et d’autres textes): Massignon soupçonnait une doctrine secrète basée sur les enseignements de son maître al-Hallâj.

En tout cas, cela est vrai pour Ahmad al-Ghazâlî (m. 520/1126), le frère cadet d’Abû Hâmid, comme lui professeur à la Nizâmîya de Bag­dad. Dans les écrits de ce dernier, et surtout dans le livre persan inti­tulé Savânih al-hikma, la conception hallagienne de l’amour divin apparaît nettement[43]. Dans La Passion, Massignon semble se rallier à l’enseignement extrême d’Ahmad al-Ghazâlî, faisant presque une cari­cature des enseignements du maître[44] [45].

Né à Tûs dans le Khorâsân en 450/1058, élève de maîtres soufis ira­niens tel Abû cAlî al-Fârmadhî et Abu al-Qâsim al-Kurkârî (ou: Kur- kânî)[46], et parfaitement bilingue en arabe et en persan, ayant écrit plu­sieurs livres importants en persan, Abû Hâmid al-Ghazâlî peut être à juste titre considéré comme un représentant du soufisme iranien, et à plus forte raison son frère en est-il un, lui dont les œuvres majeures sont en persan[47].

Pourtant, quand Abû Hâmid cite ou invoque Ibn Mansûr, il le fait à titre de représentant d’une tradition purement spirituelle plutôt que natio­nale ou ethnique. Le choix de la langue tient à une question d’intensité et de niveau d’intimité: arabe classique (langue canonique) pour le grand public, persan (langue maternelle) pour les initiés, les intimes du maître.

Comment, en effet, Abû Hâmid cite-t-il Ibn Mansûr dans les textes? Examinons très brièvement quelques exemples.

Le premier texte dans lequel Abû Hâmid mentionne Ibn Mansûr al- Hallâj est le livre anti-bâtinite qui s’intitule Fadâ’ih al-Bâtinîyah ou al- Mustazhirî (Bouyges, n° 22), texte peut-être plus problématique que ne le pensait son premier éditeur I. Goldziher. Dans cette Streitschrift (comme Goldziher l’a appelée), Abû Hâmid inclut Ibn Mansûr parmi les hulûliyîn, c’est-à-dire ceux qui croient en la possibilité d’une identifica­tion avec la divinité. Le mot arabe hulûl signifie à la fois la disparition du moi et son remplacement par le Moi divin; et celui auquel ce Moi divin s’incorpore non seulement a le droit de parler, mais ne le peut pas sans parler du plus profond d’un autre moi, qui n’est plus lui. Il est inexact de dire que Dieu parle à travers ce moi anéanti; il s’agit plutôt d’une «extinction de voix», où la voix du Moi divin se fait entendre. Cependant le mot hulûl et la doctrine dont il est l’expression, tout en se distinguant nettement du christianisme et de la doctrine de l’incarnation du Christ, évoquent cet article de la foi chrétienne et s’en font l’écho[48].

Dans ce même traité anti-bâtinite, Abû Hâmid se montre sévère à l’égard de la hulûlîya qu’il rejette complètement. Chose curieuse pour­tant, dans le même passage, il semble invoquer une sorte d’excuse pour ces errants. Les hulûliyûn errent, dit-il, non pas par méchanceté, mais par «stupidité» (hamâqa)[49] [50] [51]. Cette attitude de mépris atténue curieusement le jugement théologique ou juridique. Massignon nous rappelle qu’Abû Hâmid était l’un des «transmetteurs» shâficites de la/a/Tvd d’Ibn Surayj qui déclara un takâfu’ al-adilla, une «équipollence des arguments», dans le cas d’al-Hallâj11.

Dans ce texte polémique, Abû Hâmid explique Vanâ’l-haqq d’al-Hal­lâj comme étant une pure expression de hulûliyan. Cette phrase blas­phématoire, tout comme les «shathîyât» d’Abû Yazîd al-Bistâmî (Subhânî! Subhânî! Mâ aczama sha’nî), exprime une identification de l’extase avec le divin[52].

Goldziher note l’objectivité avec laquelle Ghazâlî parle de cette doc­trine[53]. Ghazâlî développe le sujet, dit-il, «sans désapprobation ortho­doxe»[54]. Pourquoi cette tolérance manifeste? Selon Goldziher, c’est parce qu’à cette époque, Abû Hâmid subissait l’influence d’un shaykh soufi. «La doctrine de la hulûlîya n’est pas nécessairement — ou a priori — fausse»[55], écrit-il, «bien qu’un grand nombre de maîtres sou- fïs, aussi bien qu’un groupe de philosophes, se soient érigés contre cette doctrine»[56]. «Moi j’ai entendu un des maîtres soufis», écrit al-Ghazâlî (faisant ici allusion à son shaykh al-Fârmadhî, comme Goldziher l’a démontré[57]) «dire que tous les attributs divins contenus dans les quatre- vingt dix-neuf noms de Dieu deviendront les attributs des soufis eux- mêmes...»[58]

Al-Hallâj évoque donc (ashâra) la doctrine de hulûlîya quand il s’ex­clame anâ’l-haqq! Cela signifie que c’est Dieu, et non Ibn Mansûr al- Hallâj, qui parle. Mais en vérité, comme Massignon l’observe (suivant l’enseignement d’Ahmad al-Ghazâlî):

Dieu, au fond, est l’Auteur responsable de chaque acte personnel dans tout être intelligent; et quand cet être dit librement «je», il divulgue le secret, il vole à Dieu «la Perle de l’amour» (...), il mérite ici-bas le châtiment légal, et après la mort, la damnation. C’est ce qu’ont fait Iblîs et Fir’awn, ainsi qu’a fait Hallâj en disant Anâ’l-Haqq, parole divine, volée à Dieu: donc parole véridique et réelle, et pourtant kufr (impiété), interdite[59],..

Anâ’l-Haqq exprime donc le secret ultime, sirr al-rubûbîya, le mys­tère souverain de Dieu: au fond, tout «je» appartient à Dieu seul. Quand on dit «je», c’est Dieu qui parle vraiment, car Dieu est le seul dans l’univers qui agisse dans un sens réel. «Je est un autre», écrit Rimbaud; mais selon le soufisme, le «je» n’existe que pour Dieu. Notre «je» si cher est ici, si j’ose dire, hors-jeu.

Certes, l’anâ’l-haqq est aussi la manifestation du fana’ pour Abû Hâmid, la disparition, voire l’extinction, du moi personnel, plutôt que du jamc, l’union avec Dieu[60]. La personnalité humaine obscurcit la présence divine qui est toujours là, derrière, ou dessous, ce moi factice. C’est donc dans ce sens qu’on peut comprendre V anâ’l-haqq: Je suis la vérité, c’est-à-dire mon «je», le «je» de Dieu, est la seule vérité[61].

Par ailleurs, il me semble qu’Abû Hâmid fait référence à cette possi­bilité dans un autre texte, son œuvre sur les Noms divins écrite après Vlhyâ’: il s’agit du livre qui s’intitule al-Maqsad al-asnâ fî sharh macâni asmâ’ Allâh al-husnâ (Bouyges, 33). En commentant le nom divin musawwir, «celui qui forme», al-Ghazâlî dit que la part de l’homme (hazz al-cabd) dans ce nom divin vient du fait que l’homme reçoit la forme de l’existence entière — dans sa structure et son ordre, dans son esprit — jusqu’à ce qu’il contienne (littéralement «entoure», muhît) tout l’univers comme s’il le fixait du regard; ensuite il doit pas­ser de l’universel au particulier...[62] Le but de l’exercice que Ghazâlî décrit minutieusement est de réaliser l’activité créatrice de Dieu qui, par Sa seule pensée, donne forme aux choses. Par cette méditation mystique, l’homme devient capable de comprendre les formes de toutes choses, comme s’il était lui-même le créateur des formes (musawwir). Bien entendu, il faut souligner l’hypothétique comme si. Ce comme si est bien connu dans les textes classiques soufis: on doit agir comme si... Mais Ghazâlî insiste sur ce point: la part de l’homme dans l’activité divine ne peut être qu’analogique et métaphorique (dhâlika calâ sabîl al-majâz). C’est par métaphore que l’homme donne forme à sa pensée tandis que Dieu donne l’existence aux choses par la pensée seule. Ainsi les noms al-bâri’ et al-khâliq ne conviennent point à l’homme sauf par analogie lointaine (majâz bacîd)[63]^.

Dans ce texte, Ghazâlî semble accepter une tradition hallagienne transmise par son maître al-Fârmadhî, qu’il cite d’ailleurs par son nom dans le MaqsacT-[64], tout en épurant cette tradition de ses éléments dou­teux. Il ne s’agit plus d’une identification avec Dieu mais d’un exercice spirituel qui insiste sur la différence absolue entre Dieu et ses créatures. C’est, si on peut l’exprimer ainsi, la transformation ashcarite de la doc­trine hallagienne.

Al-Ghazâlî mentionne al-Hallâj à plusieurs reprises dans son Ihyâ'. mais toujours avec circonspection[65] [66]. Ainsi, en citant Vanâ’l-haqq dans le dernier rubc de Vlhyâ’ (dans le Kitâb al-mahabba), al-Ghazâlî réaffirme l’accusation de hulûl contre al-Hallâj (qu’il assimile aux chrétiens); pourtant dans le même passage, il semble excuser Abu al-Hasan al-Nûrî, compagnon de Hallâj et comme lui partisan de l’amour divin (yishqy.

Massignon nous rappelle que Ghazâlî approuvait la/afrra d’Ibn Surayj qui décrétait l’impossibilité juridique de juger et de condamner Hallâj: «Que dirais-je d’un homme qui, en droit canon, en sait plus que moi et, en mystique, parle un langage que je ne comprends pas[67] [68] [69]

Al-Hallâj, comme al-Nûrî, était bouleversé par l’extase. Cette expli­cation de 1’«ivresse», de la «transe extatique» peut être considérée comme l’explication officielle des paroles d’al-Hallâj dans la tradition shaficite. Par exemple, elle apparaît 600 ans plus tard dans le grand com­mentaire sur Vlhyâ’ de Murtadâ al-Zabîdî (m. 1205/1791). Donc, selon al-Zabîdî, «Dieu retire l’obligation juridique (taklîf) à celui dont l’intel­lect est obscur (man ghâba caqluh)2<)». Et Massignon commente: «al- Zabîdî a adopté toutes les idées de son maître (al-Ghazâlî) sur la sainteté de Hallâj. Il paraît, en outre, avoir été initié à la tarîqa hallâjîya20».

Abû Hâmid semble très prudent dans Vlhyâ’ en ce qui concerne al- Hallâj; il ne parle jamais de lui qu’en termes voilés. Cependant, c’est beaucoup plus ouvertement qu’il étudie son cas dans un de ses textes les plus intéressants, composé dans la dernière décennie de sa vie. Il s’agit du traité mystique intitulé Mishkât al-anwâr (Bouyges, 52), écrit vers l’an 500/1107 (Bouyges préfère une date antérieure). Dans ce texte, Ghazâlî consacre une page à l’explication des shathîyât comme anâ’l- haqq ou le subhânî de Bastâmî[70].

Selon Ghazâlî, à la cime de l’unicité absolue, quand toute relation a disparu et qu’il n’y a plus d’«ici» ou d’«ailleurs», quand il n’est plus question d’ascension, parce qu’une fois arrivé au sommet, on ne peut aller «plus haut», il ne reste que la possibilité de descendre. Certains enseignent que cette descente est celle d’un ange vers le ciel le plus bas; mais un autre, plongé dans l’unicité unique de Dieu, imagine la possibi­lité d’une descente de Dieu lui-même vers «le ciel le plus bas»[71]. Voici donc l’explication de la tradition bien connue: «Je suis devenu son ouïe avec laquelle il entend, sa vue avec laquelle il voit, sa langue avec laquelle il parle». C’est Dieu seul qui entend, qui voit, qui parle. Mais si Dieu «descend», le muwahhid («confesseur de l’unité de Dieu») «monte» en même temps: les mouvements de son corps prennent leur origine dans ce ciel le plus bas tandis que son intelligence monte par degrés jusqu’au trône de l’unicité divine où «il s’assied sur le trône»[72]. Les phrases telles que anâ’l-haqq doivent être interprétées dans cette perspective, dans la perspective de ceux qui, comme Hallâj, ont connu l’expérience de l’ascension vers l’unicité de Dieu.

D’après Massignon, par ailleurs, il s’agit du sirr al-mutâc, ou ce qu’il nomme «le secret de l’investiture démiurgique»[73]. Ainsi, selon lui:

Dieu, qui est immobile, délègue la mise en branle de l’univers à un chef de la hiérarchie des saints; et tout obéit aux titulaires successifs, apotropéens (abdâl), de cette délégation, qui doivent demeurer cachés. En tant que par­ticipant au fiat créateur, ce mutâc a le droit de penser VAnâ ’-Haqq la parole créatrice[74]...

Et il ajoute:

Ghazâlî (ap[ud] Mishkât) semble estimer qu’après le Prophète, des saints comme Hallâj ont pu être investis de ce rôle. [...] Selon cette théorie, Hal­lâj avait le devoir de dire Anâ’l-Haqq, il est saint et ses juges ont été injustes[75].

En somme, selon Louis Massignon, Abû Hâmid al-Ghazâlî est non seulement le défenseur d’al-Hallâj[76] contre une orthodoxie intolérante, mais il est celui qui, le premier, a réussi à intégrer la tradition halla- gienne aux traditions soufies acceptables. De plus, Ghazâlî a plaidé en faveur de Hallâj en tant que shaficite et ashcarite, c’est-à-dire en juris­prudence et en théologie. Pour Louis Massignon auquel l’érudition a accordé le pouvoir, semble-t-il parfois, de lire dans les cœurs des maîtres disparus, il s’agissait d’un «cas de conscience» de la part de Ghazâlî qui «sentit qu’il fallait trouver une formule de conciliation réadmettant Hal­lâj dans la Communauté islamique[77]».

Dans les enseignements différents, bien que liés, des deux frères Ghazâlî, Massignon voyait non seulement la survie de la «légende hal- lagienne», mais aussi les débuts de deux traditions mystiques qui se poursuivent jusqu’à nos jours: la première a été transmise par Hallâj à Qushayrî qui l’a transmise à Abû Hâmid al-Ghazâlî, ce dernier exerçant une influence profonde sur Sadr al-dîn Shîrâzî (Mullâ Sadrâ)[78]; la

seconde a été transmise par Hallâj à Ahmad al-Ghazâlî et ce dernier l’a transmise à son élève, le martyr cAyn al-Quzât al-Hamadânî. Le lien caché entre ces deux traditions était peut-être Ahmad al-Ghazâlî qui, selon Massignon, avait initié son frère Abû Hâmid aux enseignements ésotériques d’al-Hallâj[79].

GHULÂT ET CHriSME SALMANIEN CHEZ
LOUIS MASSIGNON

Michel Boivin

Le terme de ghulât — les chi’ites extrémistes — désigne les sectes musulmanes ayant adopté des dogmes qui n’apparaissaient pas, à moins d’une interprétation symbolique, dans les textes scripturaires de l’Islam1. Les hérésiographes sunnites et chi’ites imâmites modérés ont eu tôt fait d’y voir des influences étrangères à travers la présence de trois idées aliénantes: l’incamationisme (hulul), la métempsychose (tanâsukh) et l’antinomisme (ibâha). Les orientalistes s’intéressèrent aux ghulât dès le début du XIXe siècle. Silvestre de Sacy, l’un des premiers, consacra une partie de son œuvre écrite aux «Assassins» et aux Druzes, deux sectes classées parmi les ghulât1.

La contribution présentée ici souhaite analyser le travail effectué par Massignon sur les ghulât, et en particulier étudier la place qu’il a assignée à l’islam iranien dans la formation et le développement du chi’isme extré­miste, sans oublier sa conception des liens entre les différents ghulât.

Massignon et le problème des ghulât

Dans ce domaine, Louis Massignon apparaît à plusieurs égards comme un pionnier. Il est le premier à chercher à comprendre et à connaître les ghulât de l’intérieur, en dressant pour la première fois une bibliographie des sources directes, la fameuse Esquisse d’une bibliographie qarmate qui sera suivie par V Esquisse d’une bibliographie nusayrie[80]. Ce faisant, il rompt avec la méthode orientaliste inaugurée par Silvestre de Sacy qui se basait presque exclusivement sur des sources sunnites hostiles pour la connaissance des doctrines et de l’histoire des Ghulât. Cette méthode rénovatrice le conduit à repenser les doctrines de ces sectes, faisant appa­raître leur influence sur divers mouvements intellectuels de la période classique de l’islam comme la falsafa et le soufisme.

Louis Massignon s’intéresse au problème des ghulât à travers sa recherche sur Hallâj. Il découvre en effet l’origine chi’ite de l’inculpa­tion de Hallâj: l’usurpation du pouvoir suprême de Dieu (rubûbîya'). Le mot a été utilisé par les Imamites pour désigner l’acte de ceux qui avaient exagéré, en l’usurpant, l’autorité à la fois spirituelle et tempo­relle dont Dieu a investi les Imams alides. C’est l’hérésie des Kaysâ- niyya et des Khattâbiyya[81]. À cet égard, deux épisodes de la vie du Pro­phète vont recevoir une interprétation spécifique de la part de ces groupes: celui du ghadîr de Khumm le 18 hijja 10/19 mars 632, où le Prophète aurait désigné ‘Alî comme son héritier, et celui de l’ordalie (mubâhala) du 21 zu’l-hijja 10/20 mars 632, lorsque le Prophète aurait mis les siens, c’est-à-dire ‘Alî, Fâtima, Hasan et Husayn, en otages pour le «jugement de Dieu». Pour Massignon, les Mukhammisa, qui se confondent plus ou moins avec les Khattâbiyya, sont les premiers à en avoir donné une interprétation extrémiste: «Le seul lexique métaphy­sique à la disposition des Mukhammisa à l’époque, précise-t-il, était celui de la mixtion manichéenne des deux principes[82]». A travers cette analyse, Massignon relève d’emblée l’origine iranienne des Ghulât.

On a mentionné l’œuvre de pionnier accomplie par Louis Massignon dans les études Ismaéliennes. C’est en scrutant les sources persanes ima­mites qu’il s’aperçoit que les hérésiographes sunnites ont cherché par tous les moyens à discréditer les chi’ites extrémistes: ils en ont fait les introducteurs des religions étrangères, la plupart iraniennes (mazdéisme, mazdakisme, manichéisme). C’est avant tout cette thèse réductionniste à ses yeux que Massignon tient à réfuter. Il le fait par une analyse serrée de «la littérature polémique des Imâmites et plus spécialement les traités apologétiques où les diverses sectes extrémistes essaient de se convaincre réciproquement, en partant de leurs termes techniques com­muns»[83]. Pour ce qui est des auteurs imâmites, il s’agit essentiellement d’al-Nawbakhtî et d’al-Qummî[84].

Les Qarmates

Il est intéressant de noter ici la conception particulière que Massignon se fait des Qarmates. Pour lui, les Qarmates constituent à la fois le mou­vement chi‘ite extrémiste le plus authentique, et la matrice d’où pro­viennent tous les autres qui sont nés à partir du IXe siècle (Fatimides, Assassins, Nusayris, Druzes, etc.). Peut-être cette conception générique lui permet-elle de pallier à certaines lacunes; c’est par exemple le cas en ce qui concerne la doctrine qarmate. Lorsqu’il l’expose dans son article de l’Encyclopédie de l’Islam, il s’inspire en fait des Ikhwân al-Safâ’: «Enfin le recueil encyclopédique des Ikhwân al-Safâ, écrit-il, (...) est inappréciable pour la compréhension synthétique de la pensée karmate[85].» Pourtant, la filiation entre les Qarmates et les Ikhwân al- Safâ’ est loin d’être établie. La majorité des sources tendrait plutôt à indiquer que les Ikhwân auraient représenté une tendance ismaélienne opposée à celle des Qarmates[86]. D’autre part, Massignon est convaincu que le mouvement qarmate a été «accaparé par une famille d’ambitieux, la dynastie des Isma’îliens qui fonda l’anti-Khalifat Fâtimide». La reli­gion druze quant à elle n’est qu’une hérésie qarmate.

En réalité, par «qarmate», Massignon entend «ismaélien», terme qu’il réfute comme «étiquette politique shi'ite»[87]. De fait, il caractérise ce mouvement sur le plan scientifique, politique et religieux. En ce qui concerne l’influence de l’Iran, sa position évolue. En 1922, dans son Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, il mentionne le «syncrétisme philosophique oriental» qui, constitué d’élé­ments hellénistiques et iraniens, aurait influencé les Qarmates: des Maz- dakistes, les Khorramiyya, auraient été convertis vers 245 par Dindân au qarmatisme11. Pour identifier cette influence, Massignon s’appuyé essen­tiellement sur le lexique technique. Pourtant, dans son article de l’Ency­clopédie de l’Islam, il ne fait plus aucune mention d’une influence ira­nienne quelle qu’elle soit:

«Ce mouvement a été caractérisé, écrit-il au sujet des Qarmates, au point de vue scientifique, par l’adaptation du vocabulaire arabe à des données techniques d’origine étrangère, surtout hellénistique (écrits néoplatoni­ciens. pseudo-hermétiques, et «sabéens»)[88] [89]

Massignon a tendance à minorer l’apport philosophique des grands auteurs iraniens qui, dès le Xe siècle, donnèrent à l’ismaélisme sa forme spéculative la plus élaborée. Dans l’Essai sur les origines du lexique technique, il s’évertue par ailleurs à démontrer que les premiers souris comme Ibrâhîm b. Adham étaient de purs Arabes, y compris ceux qui portaient une nisba iranienne. Le chi’isme lui-même a été propagé en Perse par des colons arabes de Kufa à Qom. Par conséquent, il ressort avec la plus grande évidence que Massignon cherche à démontrer l’ori­gine non pas purement arabe de ces chi’ismes extrémistes mais sémite, puisque ses recherches le conduisent finalement à mentionner une ori­gine «sabéenne» du mouvement qarmate. Massignon s’oppose sur ce point à Corbin qui voyait au contraire, en particulier dans l’ismaélisme, une forme non seulement iranienne de l’islam, mais aussi une filiation directe entre certains concepts mazdéens et certains concepts Ismaé­liens[90].

Il est nécessaire de situer la réflexion de Massignon dans le contexte des enjeux intellectuels qui prévalaient au sein de l’orientalisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Louis Massignon s’est élevé contre la vision simpliste et raciale qui prédominait à cette époque sur le chi'isme. En effet, nombre d’orientalistes et d’auteurs européens, Gobi­neau et Renan les premiers, voyaient dans cette religion une réaction des Aryens contre l’islam sunnite qui aurait été une production des Arabes sémites. D’après cette théorie, le chi'isme représentait la forme la plus élevée de l’islam, la mystique, que les Sémites auraient été incapables de concevoir. C’est pour réfuter cette thèse que Massignon doit par consé­quent rechercher dans quelle mesure l’Iran — la culture, les religions iraniennes pré-islamiques — a pu contribuer à façonner une forme spé­cifique de l’islam.

La question de l’origine des ghulât est liée à cette notion de «syncré­tisme philosophique oriental». Massignon a donné du problème une for­mulation lapidaire: «Samaritaine, et grecque en chrétienté, la gnose naquit manichéenne, c’est-à-dire araméenne et iranienne en islam[91].» Concrètement, il présente quatre rapprochements :

1.       la notion qarmate d’irresponsabilité des âmes (ibâha) qu’il qualifie d’«un peu mazdéenne»,

2.       la notion de métempsychose défendue par Abû Ya’qûb Sijistânî,

3.       la doctrine des contraires, d’origine manichéenne,

4.       la discipline de l’arcane (taqiyyd), elle aussi manichéenne[92].

Pourtant, dans le même ouvrage, Massignon revient sur le «syncré­tisme oriental» ou plutôt sur ce qu’il nomme encore ses «formes de transition» que sont «sabéisme hellénistique» et «ismaélisme qar­mate»[93]. On note qu’ici, les religions iraniennes, manichéisme ou maz­déisme, ont été purement et simplement remplacées par le qarmatisme[94]. Ce qui permet de dire que Massignon a pressenti l’influence mani­chéenne ou mazdéenne sur les ghulât que furent les Qarmates sans pou­voir véritablement en attester.

Lorsque Massignon écrit ses premiers articles sur les ghulât, il ne connaît pas un ouvrage important pour la question: VUmmu’l-Kitâb, qui est encore un livre sacré pour les Tâdjiks Ismaéliens du Badakhshân. Il le mentionne certes dans sa communication sur Salmân Pâk[95], mais c’est seulement en 1936 qu’Ivanow le publie dans Der Islam^. Par contre, dès l’année suivante en 1937, Massignon l’utilise dans sa contribution sur l’origine et la signification du gnosticisme dans l’Islam, bien qu’il ne recoure pas au texte original, préférant se référer à la présentation publiée par Ivanow dans la Revue des études islamique s[96] [97]. Il mentionne une origine manichéenne probable pour le gnosticisme musulman dans son ensemble, sans signaler de traces particulièrement apparentes dans VUmmul-Kitâb[98]. Ce texte éclaire néanmoins à la fois le problème des origines des ghulât, et celui de l’influence de l’Iran. Il est affirmé sans ambages que les Ismaéliens sont les descendants d’Abu’l-Khattâb. Plu­sieurs traits de la doctrine sont de toute évidence d’origine mani­chéenne: la cosmogonie basée sur la lutte entre le Bien et le Mal (il faut noter que Satan est appelé Ahriman), la sotériologie conçue comme une libération de la substance lumineuse du monde physique, etc.[99]

De Salmân à Salsal

C’est en fait surtout à travers la figure de Salmân Pâk que Louis Mas­signon cherche à situer l’influence de l’Iran sur les Chi’ites extrémistes; il s’agit «simplement de constater qu’un peu de la physionomie du Khor- muzta, de l’Homme Primordial des manichéens orientaux s’est projetée sur celle du Salmân historique»[100]. Cette fois, Massignon accepte de reconnaître une influence iranienne à travers Salmân, et ce en s’appuyant sur W. Ivanow, et par lui sur VUmmu'l-Kitâb. Mais là encore, il émet de nombreuses réserves: en effet même si Salmân est historiquement le pre­mier Persan à être venu à l’islam, même si la légende gnostique présente des aspects indubitablement iraniens, cette figure reste néanmoins le pro­duit du milieu hybride de la Koufa du premier siècle. Ce milieu fut pro­pice à l’émergence d’une gnose islamique. Il observe par ailleurs que si cette légende gnostique s’est enracinée en milieu iranien, comme l’attes­tent les textes sacrés des Tâdjiks Ismaéliens du Badakhshân, elle est aussi présente en milieu sémite, par exemple chez les Arabes nusayris de Syrie.

Il est vrai d’autre part que Salmân joue un rôle important ailleurs que chez les ghulât ou même les chi‘ites modérés. Il est en effet le point de départ de la chaîne de transmission (isnâd) des corporations artisanales ainsi que de certaines confréries religieuses sunnites (Qâdiriyya, Naqsh- bandiyya, etc.). Dans la futuwwa, Salmân éclipse toutes les autres figures. Il est chargé de l’initiation des Compagnons du Prophète, mais aussi de Hasan et de Husayn. Les textes spécifient que Jibrâ’il initia Muhammad en le rasant, celui-ci initia ‘Alî qui initia à son tour Salmân. Massignon voit ici une influence qarmate: il ne cite malheureusement aucune source[101].

Le fait que les ghulât attribuent un rôle prédominant à Salmân n’in­dique pas à proprement parler une influence de l’Iran. D’après les ismaé­liens par exemple, c’est lui qui a fait retenir tout le Coran à Muhammad; ils affirment également que Jibrâ’il est un nom de Salmân, suivis en cela par les Nusayris et les Ahl-i Haqq (ou Ali-Ilahis). Pour les Druzes, Sal­mân fut l’arbitre supérieur à Muhammad lors de la mubâhala. Quoi qu’il en soit, dès le début du IIe siècle, la personnalité historique de Salmân est absorbée par une figure gnostique: Salsal, désigné aussi par l’initiale Sîn. Massignon pense qu’Abu’l-Khattâb (ob. 138/755) est à l’origine de cette transfiguration: «il ne l’identifie pas de piano au Rûh sanctifiant, écrit-il, il l’y unit graduellement par un processus d’assomption spiri­tuelle; et il l’élève ainsi à la déification, au-dessus de l’Imâm, dont il fait un quinaire (de Cinq Personnes)'. Muhammad, ‘Alî, Fâtima, Hasan, Husayn; on reconnaît les Cinq de la Mubâhala[102]». Il est intéressant de noter que Massignon n’aborde guère la question des liens historiques entre les Khattâbiyya et les Qarmates, tandis que S. M. Stem démontre de façon convaincante que les Khattâbiyya, qui proclamaient ouverte­ment la divinisation de l’imam au milieu du VIIIe siècle, n’ont guère de liens avec les Ismaéliens qui apparaissent un siècle plus tard, et qui ne soutiendront jamais cette thèse[103]. Quoi qu’il en soit, chez les théolo­giens extrémistes, Salsal est un des prototypes spirituels qui se situent entre Muhammad et ‘Alî. Le ‘Ayn, le prototype de l’imam est ‘Ali; le Mîm est celui du Prophète, de Muhammad; le Sîn est l’instrument de l’initiation, Salmân. Pour Massignon, tous les ghulât qui attribuent un rôle important à Salmân, Ismaéliens, Druzes et Nusayris, forment le chi‘isme salmânien[104].

Il est néanmoins probable que dans la première période de l’ismaé­lisme fatimide, la place qu’occupait Salmân dans la théologie classait les Ismaéliens parmi les ghulât. On peut encore le constater dans une lettre écrite par le troisième calife fatimide al-Mansûr (ob. 341/953) à Vustâdh Jawdhar. Parlant des mawâlî du Prophète, le calife écrit: «L’un d’eux est Salmân Fârisî, Limam auquel est due l’obéissance après l’imam suprême (‘Alî). On n’accède à l’obéissance à Allâh, à Son Envoyé, à ‘Alî son légataire, que par l’obéissance à Salmân, Seigneur des Croyants en son temps[105]». Ce type de croyance extrémiste disparut de toute évi­dence de la doctrine fatimide à l’époque de la réforme réalisée par son fils et successeur al-Mu’izz (ob. 365/975).

Dans VUmmu’l-Kitâb, une formule sacrée qui apparaît à plusieurs reprises est particulièrement intéressante. En effet, à côté de la divinisa­tion des Panj tan-i pâk (les Cinq très purs que sont Muhammad, ‘Alî, Fâtima, Hasan et Husayn) on trouve l’invocation à la bénédiction sur Muhammad, ‘Alî et deux membres adoptifs de leur famille qui sont Sal­mân et Abu’LKhattâb. C’est ainsi que la pentade divine se transforme parfois en heptade. On sait qu’un hadîth chi‘ite fait dire au Prophète que Salmân compte parmi les Ahl al-Bayt.

C’est sans doute dans VUmmu’l-Kitâb que l’influence manichéenne est la plus évidente. A ce sujet, il faut revenir sur le Khormuzta déjà mentionné. Il s’agit en fait de l’Homme primordial assimilé par certains textes de Tourfan au dieu Ohrmizd. Il constitue la figure sotériologique centrale du système. Dans son combat contre les Ténèbres, il revêt une armure constituée de cinq lumières qui sont les cinq hypostases de la divinité[106] [107]. Dans VUmmu’l-Kitâb, Salmân — assimilé à Jibrâ’il — est à l’origine de tout, comme l’est l’Homme primordial des textes mani­chéens. Le traité fait de Salmân le prototype du fidèle de l’imam, c’est- à-dire de celui qui connaît la finalité de la Révélation: la divinité de ‘Alî. C’est pourquoi la connaissance gnostique ne peut être atteinte que par le développement du «Salmân du microcosme» (Salmân-i ‘âlam-i kut- chaky0. Il est intéressant de noter que cette méditation métaphysique réapparaît dans l’ismaélisme nizârite d’Alamût. Khayrkhwâh-i Harâtî (Xe/XVIe siècle) mentionne cette promesse de l’imam: «Sois mon fidèle, je te rendrai semblable à moi comme Salmân[108]». En réalité, dans l’ismaélisme nizârite, comme dans tout le chi’isme salmânien, cette réfé­rence à Salmân signifie que tout initié peut accéder au statut d’imâm. De nos jours, Salmân reste une figure primordiale chez d’autres chi’ites comme les Nusayris, les Druzes, les Kyzylbash et les Ahl-i Haqq.

Nusayris et autres ghulât

Louis Massignon publie quelques écrits sur les Nusayris (voir biblio­graphie). Il voit en eux les représentants les plus authentiques de la gnose la plus archaïque qui subsiste encore dans l’Islam contemporain[109]. Les Nusayris sont les premiers à avoir possédé «une structure idéolo­gique et eschatologique qu’on peut appeler «salmânienne», car elle apparaît historiquement à Madâïn, où fut enterré Salmân (,..)[110]».

D’autre part, les Nusayris pratiquent encore l’hospitalité salmânienne qui sacralise le hors-la-loi devenu l’hôte. Dans cette hospitalité, le mari peut aller jusqu’à «offrir» sa femme à l’hôte de marque comme don suprême.

À l’instar des orientalistes, Massignon commence par considérer que les Nusayris (ou Alaouites ou Ansariyyés) sont les derniers rejetons des fameux «Sabéens» dont la doctrine, ainsi qu’il l’avait constaté en der­nière analyse, avait constitué la source principale du «syncrétisme orien­tal». «L’âme de l’Iran» ne joue plus ici qu’un rôle secondaire. Les Sabéens de Harrân associaient la religion astrale chaldéenne, les études mathématiques et astronomiques, la spiritualité pythagoricienne et néo­platonicienne. Ils furent les derniers représentants de l’hermétisme en la personne de Thâbit b. Qurra (ob. 288/901), qui essaya en vain de démon­trer que les Sabéens comptaient parmi les Ahl al-Kitâb. Mais par la suite, Massignon considère que ces éléments empruntés à l’hellénisme ne sont que «décoratifs», et non pas «structuraux»[111]. En fait, les rites des Nusayris leur permettent de pénétrer dans le Paradis où la Résurrection est anticipée: là se trouve l’essence même du chi'isme salmânien. Ils sont d’autre part caractérisés par «une persistante protestation de justice contre la victoire des technocraties matérialistes». En revanche, Massi­gnon ne signale pas que les Nusayris ont adopté les fêtes iraniennes des équinoxes (Nawrik et mihrgâri).

Massignon en est venu à s’intéresser aux Nusayris à l’occasion de ses missions en Syrie. Il n’a par conséquent pas cherché à établir une liste exhaustive de toutes les communautés salmâniennes[112]. Il faut remarquer à ce sujet la place que tient Salmân dans la communauté kyzylbash (ou alevî) de Turquie. Il est le patron des corporations artisanales (ahï) qui infiltrèrent les Bektashîs et il tient un rôle fondamental dans leur rituel principal d’ayin-i cem. Cette cérémonie est réalisée en présence du dede, le chef de plusieurs villages, qui en profite pour régler toutes les affaires relevant du droit coutumier. Une fois ces affaires réglées, la cérémonie commence: c’est une cérémonie d’initiation qui représente les mystères de l’Au-delà, hors du Temps. Des hommes sont désignés pour tenir les rôles principaux: celui de ‘Alî, Husayn et Salmân. Un barde (asik) chante le mythe de la création, puis le mirâj, l’ascension du Prophète.

Celui-ci découvre que ‘Alî est sur le trône de Dieu puis il arrive au Ban­quet des Quarante. Il demande où se trouve ‘Alî qui lui répond, sans qu’il le reconnaisse: «Nous sommes les Quarante et les Quarante sont un». Le Prophète demande une preuve: ‘Alî se coupe la main et les Quarante saignent. Il dit alors: «Vous n’êtes que trente-neuf!». On lui répond que l’un d’entre eux est allé mendier de la nourriture. Aussitôt une main ensanglantée apparaît: c’est celle de Salmân qui revient avec un seul grain de raisin. Le Prophète presse ce grain et en tire le sorbet qui enivrera les Quarante[113].

Dans une autre cérémonie, celle du mûsahip ou «frère de l’Au-delà», les impétrants effectuent un rite qui a été accompli lorsque la terre et le ciel furent créés: Jibrâ‘il ceignit la ceinture autour des reins d’Adam, puis de ceux de Muhammad au cours du mi ’râj. Par la suite, ce dernier fit de même avec ‘Alî et ‘Alî avec Salmân. Ce rite instaure une fraternité spirituelle basée sur la croyance que les deux acteurs ne font plus qu’un[114]. Ensuite, Muhammad distribue du halwa aux disciples présents, après avoir prélevé une partie que Salmân apporte à Fâtima, Hasan et Husayn. L’origine manichéenne de certains rites alevîs est possible[115]. Enfin, chez les Ahl-i Haqq, chaque incarnation de la Divinité est accom­pagnée de quatre anges. A l’époque de ‘Alî, qui est la dernière incarna­tion divine, le premier ange est Salmân, suivi par Qanbar, Muhammad et Nusayr[116].

Remarque sur Salmân et les Ismaéliens aujourd’hui

Il n’est pas inutile de revenir sur la figure de Salmân dans l’ismaé­lisme contemporain[117]. Notons que le centre de l’ismaélisme nizârite, majoritaire de nos jours, s’est déplacé dès le XIe siècle vers la Perse; il s’y maintient jusqu’au tranfert de l’imamat vers l’Inde, survenu vers le milieu du XIXe siècle. À la fin du siècle, le quarante-huitième imam met en place une rénovation doctrinale imposante[118].

Le corpus des textes Ismaéliens contemporains est en partie en per­san, en ourdou, en gujarâti et en anglais. La rénovation théologique accomplie par Sultân Muhammad Shâh (le troisième «Agha Khan», 1877-1957) s’est accompagnée d’une renaissance de la littérature reli­gieuse: la renaissance de Bombay. Son propre demi-frère, Shihâb al-Dîn Shâh (ob. 1885) en fut le précurseur. Puis vers 1903, un ismaélien per­san, Fidâ’î Khurasânî (ob. 1923), rédige à Bombay plusieurs ouvrages sans doute sur la commande de l’imam. Chez ces deux auteurs, Salmân n’est plus au centre d’une mythologie gnostique. Chez Shihâb al-Dîn Shâh, Salmân apparaît de la même façon que dans la littérature chi’ite imâmite. L’auteur mentionne la célèbre sentence attribuée à Salmân: kardîd o nakardîd (vous avez fait et vous n’avez pas fait). Cette formule signifie pour lui que Salmân reconnaît l’élection d’Abû Bakr, mais qu’il regrette que ‘Alî n’ait pas été désigné[119]. Dans un autre ouvrage, il affirme que c’est Salmân qui reconnut le premier la divinité (rubûbîya) de ‘Alî[120]. Fidâ’î Khurasânî lui attribue le même rôle[121].

Chez Abualy Aziz, un auteur érudit qui représente la conception ismaélienne commune, on apprend que Maimun al-Qaddah est un des­cendant de Salmân[122]. Celui-ci est un disciple fidèle du Prophète ainsi qu’un mystique authentique: aucun rôle particulier ne lui est attribué. Dans les farmân des imams, le personnage de Salmân n’est jamais évo­qué. Cette normalisation correspond de toute évidence à la «normalisa­tion» de l’ismaélisme effectuée à partir de Sultân Muhammad Shâh[123]. Sur le plan messianique et sotériologique, l’imam a supprimé tous les intercesseurs autres que le Prophète et les Imams communs avec le chi’isme duodécimain. Il est apparu par conséquent comme le sauveur (sahib-i zamâri) ici-bas et dans l’au-delà. Le paradis sur terre que l’imam proposait revêtait la forme de la prospérité économique.

Conclusion

Qu’en est-il de nos jours du chi'isme salmânien? Si l’on doit définir l’appartenance aux ghulât, ces «ultra-chi‘ites» selon l’expression de Corbin, en se basant sur la représentation gnostique de Salmân, celle du Démiurge de notre monde, les Ismaéliens doivent être dégagés de cette appartenance; signalons par ailleurs que les auteurs fatimides comme Sijistânî n’ont jamais été attirés par la figure gnostique du personnage. En revanche on peut affirmer que les Nusayrîs, les Druzes, les Kyzyl- bash et les Ahl-i Haqq en sont les derniers représentants. Mais l’appar­tenance au chi'isme salmânien se situe ailleurs: elle est liée à la convic­tion que l’initié peut dépasser son statut humain pour atteindre le statut imamien, auquel cas les Ismaéliens et bon nombre d’adeptes de tarîqa soufies s’y rattachent.

On a vu combien il était difficile d’exprimer autre chose que des présomptions sur l’origine des croyances hétérodoxes de ces ghulât. Massignon lui-même se méfiait de ses propres intuitions fulgu­rantes, puisqu’il abandonne peu à peu la thèse de l’origine iranienne du mouvement qarmate, pour retenir exclusivement celle de l’origine sabéenne, mouvement qui se rattachait à l’hermétisme. L’influence des religions iraniennes apparaît très ponctuellement, comme dans VUm- mu’l-kitâb : on ne peut en aucun cas conclure à une influence détermi­nante de ces croyances sur le chi'isme, extrémiste ou non. En dernière analyse, on peut penser que la mise en avant de correspondances dans les systèmes théologiques ne suffit pas à indiquer une influence ou une filiation; jusqu’à preuve du contraire, elles restent de simples coïn­cidences.

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L’ISLAM CHriTE DANS L’ŒUVRE DE LOUIS MASSIGNON

Pierre Lory

Au cours des recherches d’une foisonnante richesse qu’il accomplit sur l’islam classique durant sa carrière, Louis Massignon aborda à de nombreuses reprises la question du chi’isme, tant sous ses aspects histo­riques que proprement doctrinaux. Ainsi, dans ses travaux sur la vie de Hallâj, mit-il en évidence les différentes tendances et enjeux au sein du courant chi’ite, en particulier à la fin du IXe et au Xe siècle de notre ère, au moment de 1’«Occultation mineure»1. Diverses monographies, dont les plus importantes ont été regroupées dans les Opera Minora, éclairent des facettes de la tradition et de la piété chi'ites, ou mettent en lumière certains aspects des courants Ismaéliens, nusayris etc. Son œuvre écrite n’a toutefois pas abordé de front les débats fondateurs du clivage sépa­rant les deux principales parties de la communauté musulmane[124] [125]. En cela, il suivait sans doute une logique d’historien, car l’opposition sunnite/chi‘ite n’avait pas fracturé en profondeur la communauté musul­mane, comme l’ont fait dans l’histoire des églises chrétiennes les diffé­rentes excommunications qui la jalonnent. En outre, Massignon cherchait à détecter et expliquer la flamme première et originelle qui avait provo­qué 1’«incendie» monothéiste islamique à partir du VIIe siècle; en cela, il était plus attentif à ce qui unit les musulmans, à ce qui suscite leur ins­piration commune, qu’à ce qui les divise[126]. Mais il y a plus: il suivait aussi en cela le tropisme intellectuel et spirituel qui était le sien depuis ses débuts dans les études d’islamologie, lorsqu’on mars 1907 un vers de Hallâj rapporté dans la Tadhkirat al-awhyâ’ de ‘Attâr vint percuter sa propre destinée, le décidant à consacrer ses recherches à la mystique:

«La prière de l’amour demande deux rak’a, mais leurs ablutions sont accomplies avec du sang»

Ce sont les répercussions de son approche des spiritualités que je voudrais ici expliciter, à propos de l’étude du chi’isme. Massignon n’étudia jamais la mystique ni l’histoire musulmanes comme un ento­mologiste consciencieux étiquetant faits, dates et transmissions. Les croyants et croyantes dont il rapporta les dires et doctrines représentaient pour lui les protagonistes d’une expérience vivante et vibrante; il consi­dérait sa mission d’orientaliste, comme celle d’un homme de science cherchant à traduire et transmettre non seulement des informations, mais aussi quelque chose de cette vie et de cette vibration.

Il a exposé lui-même dans plusieurs de ses écrits sa méthode de tra­vail, très personnelle, présentée depuis dans des études consacrées à son œuvre[127]. Dans un entretien récent à France-Culture[128], Christian Jambet relevait à juste titre la consonnance entre la démarche de Massignon et celle de Léon Bloy, notamment dans Le salut par les Juifs. Le détour par Bloy illustre à mon sens assez clairement l’attitude de Massignon. Pour Bloy, les événements historiques, tout comme ceux beaucoup plus ténus et intimes de notre vie personnelle, sont lourds d’une signification reli­gieuse, providentielle. Ainsi l’évolution historique du judaïsme à l’ère chrétienne avait pour lui une signification théologique, spirituelle et eschatologique éminente — comme du reste des événements et épreuves de sa propre vie — venant en quelque sorte compléter le message litté­ral de la Révélation elle-même. Car il affirmait en outre que lesdits évé­nements étaient lisibles dans la Bible elle-même, qui en donnait la clé et le sens final. Ainsi, il écrivit à Jacques et Raïssa Maritain, ses filleuls;

«Vous avez lu dans le Salut par les Juifs que Dieu ne peut parler que de Lui-même. Or Dieu, c’est Jésus, et nous sommes ses membres. Donc l’Es­prit Saint est forcé de parler en même temps de nous et chacun est en droit de s’appliquer à lui-même, en cette qualité, chacune des paroles du Livre Saint (...). Faites ainsi et vous serez stupéfaits du résultat. Je vais jusqu’à prétendre que l’Écriture prophétise chacun de nous d’une manière spéciale, précise. Quant on découvre cela, c’est à mourir d’amour...»[129].

Notons en passant la proximité entre une telle exégèse de la Bible et une certaine exégèse chi‘ite retrouvant dans l’entièreté du Coran un dis­cours sur rimâm. L’Imâm étant la face apparente du mystère divin absolu, Dieu ne peut parler que de lui. Chaque verset désignera ainsi nécessairement l’Imâm, et chaque fidèle chi‘ite pourra interroger le texte sacré pour sa propre guidance personnelle. Comme l’expose ‘ Alî b. Ibrâ­hîm al-Qummî (m. 307/919) dans l’introduction à son commentaire coranique: «(Les Imâms) sont le but même de la création, et le but de leur création est celui de Dieu Lui-même (...). Il n’est dès lors pas exa­géré d’affirmer que le Coran fut révélé à leur sujet, et pour eux[130]»

Mais revenons à Louis Massignon. Son œuvre de savant, d’érudit, n’est bien sûr en elle-même pas comparable à celle de Léon Bloy, dis­qualifié par ses propres outrances et ses naïvetés. Cependant, cette œuvre fut guidée, pilotée par une aspiration à décoder, dans des faits his­toriques ou des considérations mystiques même inoffensives voire ano­dines, des dimensions sociales immenses. Résumons en quelques points la démarche de Massignon[131]:

     L’historien des faits religieux ne doit pas se borner à accumuler des faits parcellaires, mais doit tenir compte de la finalité historique qui les anime et les structure. L’histoire est en effet celle de personnes qui donnent un sens, immédiatement, à chaque action posée ou subie par elles. Dans l’esprit de Massignon, ce sens apparaît dans un horizon eschatologique, du moins pour les trois religions mono­théistes.

     Ce sens est donné et illustré par des situations dramatiques éclairant les épreuves historiques des hommes dans leur perspective métaphy­sique. De tels événements emblématiques sont en nombre restreint. Ils se répercutent et se retrouvent à différents moments de la vie des communautés humaines (cf l’exode pour le peuple juif). Ainsi l’humble figure de Jeanne d’Arc, par exemple, sera-t-elle évoquée en différentes circonstances du destin national français.

     Ces attitudes et actions exemplaires qui donnent sens sont assumées par des individus en petit nombre, mais totalement abandonnés voire sacrifiés à leur cause, et simultanément complètement solidaires du destin de leur communauté. C’est ici à Hallâj que se réfère Massi­gnon, persuadé de l’oblativité efficace des souffrances et de la mort du grand soufi. Mais la perspective adoptée est bien celle du chi'isme, comme il l’écrivit lui-même:

«Contre le littéralisme nominaliste de la plupart des Sunnites, mu’tazilites ou non, les Shi’ites pensent que les versets coraniques, Parole de Dieu, sont perpétuellement «avertisseurs», actuels. De génération en génération, ou plus exactement de cycle en cycle prophétique (coupés par des vides), Dieu nous désigne, sous des noms historiques, grâce à des situations analogues obligeant à option morale, des personnes vivantes[132]

Et c’est en ce sens qu’on doit relire, à mon avis, les principaux textes consacrés par Massignon à l’Islam chi'ite. Il n’est pas question ici de tout passer en revue; il est sûr que ses considérations sur le rôle de la bour­geoisie ultra-chi‘ite à l’époque de Hallâj ne nous apporteraient ici que peu d’éléments sur la question. Au fond, ce qui a le plus frappé Massi­gnon, ce qui l’a interpellé, travaillé, enthousiasmé, ce ne sont pas des idées ou des conceptions métaphysiques, mais avant tout des figures emblématiques portées beaucoup plus haut par le chi'isme que de simples hagiographies. Fâtima, Husayn, Salmân sont infiniment plus que des saints; ils représentent des symboles vivants, des sortes de cartes stel­laires résumant des pans entiers de notre histoire d’hommes, donnant sens aux épreuves et souffrances. Parce qu’ils ont été incarnés dans des destins historiques, ils sont aussi bien autre chose que des archétypes. Massignon a d’ailleurs tâché de leur donner autant que faire se pouvait une consistance, une épaisseur humaine. De ces figures, je ne retiendrai que deux, les plus chargées de sens dans les écrits de Massignon: Fâtima, la fille, et Salmân le compagnon persan du Prophète. C’est sur elles sur­tout que Massignon a écrit, et l’on peut souligner qu’il n’a approfondi ni la figure de ‘Alî dans le drame de sa position politique, ni celle de Husayn, qui pourtant imprègne jusqu’à saturation la sensibilité chi'ite.

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Fatima

Le personnage de Fâtima, étudié avec passion par Massignon, ne constitue pas à vrai dire une figure historique de premier plan. S’il s’in­surgeait contre le portrait particulièrement négatif qu’en avait brossé Henri Lammens[133] [134], il lui reconnaissait cependant une certaine validité. Quelle qu’ait été sa personnalité historique réelle, la fille du Prophète resta assez effacée, se mêla peu à la vie publique ou même aux querelles de harem. Massignon se plut précisément à relever la discrétion de cette femme de santé fragile, élevée dans la pauvreté, voire le dénuement lors des premières années de leur installation à Médine, consacrée au service humble et domestique de sa maison. Il insista sur la qualité de son mariage monogamique avec ‘ Alî, trop pauvre pour la pourvoir d’un véri­table douaire, et qui ne prit aucune autre coépouse tant qu’elle vécut11. Il transfigura ces épreuves de privation, de frustration en signes des privi­lèges insignes reçus par ceux qui gardent comme seule richesse leur foi confiante en Dieu.

Massignon mit en relief deux événements principaux:

La Mubâhala

Ce bref épisode a pris une dimension considérable dans la mémoire religieuse du chi‘isme[135]. En janvier 632, au moment où les différentes tribus et cités de la péninsule arabe venaient se soumettre au Prophète vainqueur, une délégation de la ville chrétienne yéménite de Najrân vint à Médine pour négocier son allégeance. Muhammad enjoignit aux délégués de ne plus croire en la nature divine du Christ. Une discussion théologique s’ensuivit dont la tournure irrita le Prophète, qui proposa aux Najrânites une ordalie exécratoire {mubâhala). Il s’agissait d’un rite couramment pratiqué en Arabie à cette époque pour des litiges qu’on n’arrivait pas à régler faute de témoignages probants: suivant un rituel préétabli, chacune des deux parties demandait à la divinité d’at­tirer sur elle-même la malédiction si elle avait tort. Le lendemain, au lieu-dit de la Dune rouge, les protagonistes se retrouvèrent. Muham­mad regroupa sous un manteau (en fait, une tenture placée entre deux poteaux) sa fille Fâtima, son gendre ‘Alî et ses deux petit-fils Hasan et Husayn[136]. Les Chrétiens de Najrân arrivèrent alors et, pour des raisons non explicitées par les sources, renoncèrent à l’ordalie et préférèrent négocier directement leur soumission à l’Etat musulman.

Les théologiens chi‘ites insisteront beaucoup sur cet événement pour­tant bref et sans suite, parce qu’il mettait en relief de façon spectaculaire l’attachement du Prophète à son gendre, à sâ famille et sa descendance, les produisant comme témoins et «otages» de sa mission devant Dieu. Massignon relève la situation centrale de Fâtima (qui cependant n’avait rien fait ni dit quoi que ce soit lors de la mubâhala) au sein des quin­tuples liens de la famille: paternité, filiation, mariage, maternité, frater­nité. Elle se trouve au cœur de la «sainte famille», malgré son efface­ment apparent[137]. «Cette position de Fâtima est axiale, privilégiée, et exposée; seul lien “charnel” entre son père, son mari et ses fils: “Umm abîhâ” [mère de son père], unique principe de perpétuité de la Race; choisie pour endurer les réversibilités des jugements de Dieu; elle est au centre des “cinq relations parentales qui occultent la divinité”[138]»

Son dépouillement après la mort de son père

Massignon fit également état d’une pénible affaire d’héritage qui tou­cha semble-t-il beaucoup la fille du Prophète. Muhammad avait promis verbalement à sa fille de lui faire don de l’oasis de Fadak, conquise en 628. Après sa mort, le calife Abû Bakr fit valoir que ce qui avait appar­tenu au Prophète était propriété de l’État, et refusa d’accorder Fadak à Fâtima; ce qui affecta énormément celle-ci, qui mourut d’ailleurs deux mois et demi après son propre père, dans le deuil et le chagrin. D’autres événements dramatiques intervinrent semble-t-il au cours de cette courte période (mais leur historicité est moins assurée); par exemple la viola­tion de domicile et l’intimidation brutale dont Fâtima aurait été l’objet de la part de ‘Umar venu exiger l’allégeance de son mari au nouveau chef de l’Etat, Abû Bakr. Peu après, elle accoucha d’un garçon mort-né, connu dans la tradition chi’ite sous le nom de Muhassin, drame qui obs­curcit certainement encore gravement ses derniers instants.

Massignon relève d’autres anecdotes rapportées par des historiens de tendance diverses, selon lesquelles le Prophète aurait demandé à sa fille de prier pour les morts: pour son oncle Hamza tué à la bataille de Uhud en 625, puis pour Ja’far ibn Abî Tâlib tombé à Mu’ta en 629. Il souligne ainsi combien Fâtima fut dédiée aux larmes et aux douleurs — non seu­lement par ses propres souffrances, mais par délégation, en assumant également celles de son entourage. Il brosse en effet le tableau d’une femme éprouvée par les douleurs (Dhât al-ahzân, selon le texte d’une litanie chi’ite attribuée à Nasir-e Tûsî), victime et intercesserice, héroïne effacée d’un drame qui se prolongera jusqu’à la fin des temps, où l’es­chatologie chi‘ite fait apparaître Fâtima venant demander à Dieu répara­tion contre les meurtriers de ses enfants. Massignon fut donc très sensible à l’intensité de souffrance qui habitait son expérience de «compatiente» et lui apparaissait porteuse d’une efficacité transpersonnelle.

C’est très explicitement que Massignon établit ici un rapport entre Fâtima et Marie. Il souligne la similarité des épreuves subies (mort de Muhassin, puis, par prophétie, de Husayn) comme celles des fonctions dans le culte populaire. Il ne s’agit pas d’un simple rapprochement sou­lignant un parallélisme de situation, mais de l’esquisse d’une figure commune, universelle de la Mater Dolorosa. Massignon sonde ainsi la mémoire du chi’isme majoritaire où Fâtima est présente depuis les ori­gines parmi les «Quatorze Immaculés», mais surtout la mythologie des courants de tendance gnostique (Nusayris; U mm al-Kitâb). De toutes ces données, à vrai dire assez hétérogènes, il tente de construire une figure emblématique: «Il sied pourtant d’avertir (les Chi’ites) de garder souci de leur dignité et de leur honneur, qui est dans Fâtima, le type musulman de la Femme Parfaite, Orante perpétuelle, Mère respectée d’un foyer monogame, Hôtesse intrépide donnant asile aux convertis étrangers, pré­figure arabe de la Promotion finale de la Femme[139]»

Salman

Massignon s’est également penché sur le rôle de ce compagnon du Prophète, à la suite notamment d’un voyage à Madâ’in en 1927, où il fut frappé par le contraste entre l’arc de Chosroès et la modestie de la tombe attribuée à ce personnage. Contre l’opinion de Joseph Horovitz qui pro­posait de voir en Salmân une figure légendaire élaborée par l’hagiogra­phie chi’ite[140], il s’efforça de retracer la biographie de ce non-arabe, ce Persan, en soulignant le rôle historique et symbolique qu'il joua dès les premiers moments de la prédication muhammadienne. Nous nous borne­rons à reprendre ici les lignes pour nous principales d’un article qui fit date, «Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l’Islam iranien».[141]

Les données traditionnelles regroupées par Massignon présentent de multiples variantes. Toutes considèrent cependant que Salmân a été un Persan et la plupart s’accordent sur son origine noble; issu d’une famille mazdéenne, Salmân se serait converti au christianisme par aspiration religieuse et mena ensuite une vie errante et ascétique. Ayant appris l’apparition d’un prophète en Arabie, il décida de se rendre à Médine. Il y parvint, après de multiples péripéties au cours desquelles il fut capturé et emmené comme esclave. Après avoir pu rencontrer Muhammad, il se convertit à l’Islam et fut racheté. Son insertion précise dans la commu­nauté médinoise est difficile à évaluer plus précisément. Un bref passage interpolé par Ibn Hishâm dans la Sîra de Ibn Ishâq indique que, selon certains, c’est lui qui aurait eu l’idée d’entraver l’attaque des Mecquois en 627 en creusant un fossé devant l’accès principal de l’oasis de Médine. La Sîra ajoute que, les Ansâr médinois disputant aux Muhâjirûn mecquois l’appartenance de Salmân à leur communauté, le Prophète aurait dit: «Salmân est des nôtres, nous gens de la Maison[142]». Cette sen­tence, malgré sa brièveté, fut d’une importance décisive pour la pensée chi’ite qui y vit la désignation de Salmân comme l’un des principaux Compagnons sûrs du Prophète, voire un «adopté» de la famille du Pro­phète. Massignon s’est efforcé d’analyser le rôle de Salmân auprès du Prophète — dans l’explicitation de certains traits de sa propre mission face aux autres religions notamment — de même qu’il a tenté d’évaluer la portée de ses prises de position après la mort de Muhammad et la nature de son attachement à la cause ‘alide.

Louis Massignon a toutefois particulièrement insisté sur l’interpréta­tion ultra-chi‘ite du rôle de Salmân. A cet effet, il a largement eu recours aux récits ismaéliens, nusayris ou à dés textes gnostiques comme le Umm al-Kitâb pour mettre en valeur son caractère d’adopté, d’expatrié qui quitta sa famille par amour de la vérité, et que son initiation à la gnose rendit spirituellement parent du Prophète et des Imâms[143]. La fécondation et/ou la filiation par la transmission du savoir et de la pré­sence divine est un autre thème où Massignon rapprochera les figures «salmâniennes» de bien des aspects de la spiritualité chrétienne où la filiation chamelle ne joue pas de rôle, mais où la transmission symbo­lique (par le biais des différents sacrements) constitue le lien principal entre les croyants.

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*

Que conclure devant le tableau de ces deux figures offertes à notre réflexion ou notre méditation par Louis Massignon? On peut relever tout d’abord leur dimension universelle, ou en tout cas leur communauté de sens avec des figures analogues dans le christianisme catholique, et cela selon trois modes:

     D’abord, celui des origines. Fâtima est d’abord «la mère de son père» (umm abî-ha). Non pas seulement, comme l’entendent les Chi‘ites, parce qu’elle donnera naissance aux Imâms manifestant l’essence étemelle de Muhammad — mais parce qu’elle est la figure de la Femme, de l’Ewigweibhche, de l’étemel féminin dans la pléni­tude de l’adjectif «étemel»; parce que face à Dieu, l’homme est d’abord féminin, et qu’ainsi, le féminin en Muhammad a précédé le masculin (ici, j’interprète Massignon, non pas la pensée chi’ite!), comme cela se reproduit également intérieurement chez chaque croyant.

     Ensuite, ces figures sont «participables» en tout temps au présent. Nous retrouvons ici sa conception de la solidarité universelle liant tout le genre humain, assumée par certains êtres d’exception, mais concernant chaque individu spécifiquement. Et s’il appartient au simple croyant de prendre exemple chez Hallâj, Fâtima ou Salmân, ce n’est pas parce que ceux-ci auraient été des modèles de vertu, mais parce que leur attitude symbolise efficacement celle de Dieu envers nous. La protestation de chaque femme outragée (par exemple pen­dant la guerre d’Algérie, à laquelle Massignon s’est souvent référé) est assumée par la figure de Fâtima, qui lui donne sens et noblesse.

     Enfin, ces figures ont partie liée avec les fins dernières. La pensée de Massignon — tout comme celle de Léon Bloy — était toute tendue vers T accomplissement eschatologique de l’histoire. Non pas par fascination apocalyptique de la dévastation de la Cité humaine pécheresse (Massignon a milité de toutes ses forces contre une sem­blable destruction, contre la bombe atomique notamment) mais parce que le temps messianique donnera le sens caché de toutes les souf­frances et injustices, dévoilant enfin la mystérieuse unité spirituelle qui traversait et soudait le genre humain. Son espérance d’une nou­velle Jérusalem soutenait son action et sa pensée. La fraternité des croyants «adoptés dans la foi» à l’instar de Salmân en est ici comme une prémice.

De ces quelques considérations, que peut-on conclure, que peut-on garder pour les générations futures qui se pencheront à leur tour sur le patrimoine chi'ite? Je dois avouer que, malgré l’immense respect que suscite l’œuvre de Louis Massignon, je ne considère pas que ces écrits, scientifiquement parlant, survivent aux ouvrages plus récents. La biblio­graphie de Massignon était moins complète que celle dont nous dispo­sons actuellement sur l’histoire et la littérature chi'ites. Sa méthode était parfois surprenante, car il avait souvent tendance à regrouper (par exemple sur l’histoire de Fâtima) une documentation fragmentaire, hété­roclite dans le temps et dans la doctrine, pour présenter une synthèse au fond assez fragile. Enfin, il a mis en relief certains thèmes, comme le rôle préétemel et cosmique de Fâtima, avec érudition, intelligence voire génie; mais je ne suis pas sûr que les intéressés eux-mêmes — les Chi'ites croyants — y reconnaissent leur propre piété, leur forme de sen­sibilité face à la fille du Prophète. Il me semble que dans l’esprit du Musulman chi‘ite ordinaire, elle est certes respectée avec ferveur, mais toujours par rapport à son père et à sa descendance, de façon subordon­née en quelque sorte. Ce qui n’exclut pas bien sûr des méditations de type massignonien au sein même du chi'isme — je pense en particulier à l’œuvre de Ali Shariati[144].

Je suis par contre persuadé que l’importance profonde et perdurante de l’œuvre de Massignon concernant le chi'isme (et l’islam en général) se situe dans le champ de la religion comparée, plus particulièrement de la pensée et de la spiritualité chrétienne[145]. Massignon a puissamment travaillé à faire naître, chez les catholiques notamment, une réflexion sur l’Autre, sur la fonction spirituelle du non-chrétien; plus encore, la façon dont il a stimulé le dialogue islamo-chrétien y a instauré une estime, une sympathie voire un esprit fraternel dont on mesure encore mal le caractère bénéfique. Ses méditations sur Fâtima ou sur Salmân, entraînées par l’appel à la compassion et à la substitution qu’il prônait, appellent même à aller encore plus loin que cette estime et cette sym­pathie, et la recherche d’un lieu de l’âme humaine où l’hospitalité envers l’autre permet de découvrir une commune configuration dans l’aspiration vers Dieu et le respect du mystère humain.

LA PLACE DU POÈTE PERSAN ‘ATTÂR
DANS L’ŒUVRE DE LOUIS MASSIGNON

Jacques Keryfll

A la suite de la parution de mon dernier ouvrage sur Louis Massi- gnon, intitulé Jardin donné, on m’a demandé de parler de la place de ‘Attâr dans l’œuvre de Massignon. N’étant pas un spécialiste de l’Iran, je ne serai ici que l’inhabile interprète du grand orientaliste.

Plantons tout d’abord le décor. C’est en 1906, au Caire, que Louis Massignon, jeune pensionnaire à l’institut français d’archéologie dirigé par Gaston Maspéro, découvre le mystique musulman al-Hallâj, grâce à une main équivoque, celle de Luis de Cuadra, ce jeune artiste aristocrate espagnol devenu musulman, l’un de ces désespérés de l’Occident pour lesquels l’islam apparaît comme l’ultime refuge. C’est dans le Mémorial des saints de Farid al-din ‘Attâr, poète persan du XIIe siècle, que Massi­gnon lit cette sentence percutante de Hallâj, mort crucifié, exécuté à Bag­dad pour avoir témoigné de l’amour de réciprocité entre Dieu et l’homme.

A l’époque, lorsqu’il découvre cette sentence: «Deux séries de pros­ternations suffisent en amour, mais l’ablution doit être faite dans le sang[146]», Louis Massignon est encore un jeune agnostique qui aime pas­sionnément la vie, la liberté, et qui entend bien en profiter au maximum. Cette sentence va engendrer chez Massignon un processus qui ne se ter­minera qu’avec sa mort. Cette sentence n’émeut guère alors en lui que sa fantaisie littéraire. Il dira plus tard avoir été d’abord charmé par les déli­catesses toutes profanes des textes mystiques. Il s’agit d’une admiration purement esthétique. Cependant, ajoute-t-il, certaines phrases l’attirè­rent, le retinrent par «un accent, par une force d’expression non plus lit­téraire mais instigatrice, comme un harpon destiné à tirer l’âme à Dieu».

«Mil neuf cent sept, écrira-t-il encore, année étrange, pleine de signes avant-coureurs de la grâce divine. » Du Caire, il écrit à son père pour lui annoncer sa décision de faire de la vie, de l’œuvre, de la mort de Hallâj son sujet de thèse. En fait, cette étude se poursuivra toute sa vie. Il en viendra même peut-être, à s’identifier à son modèle, à la prière duquel, dit-il, il devait sa conversion au Christ. Parfois on ne sait plus s’il parle de lui ou de Hallâj. Mais ce n’est pourtant pas de Hallâj que je dois vous entretenir aujourd’hui, mais de Farid al-din ‘Attâr et de la place qu’il tient dans l’œuvre de Massignon. *

Essayons d’abord de comprendre l’attitude profonde de Massignon face à ce poète persan. À l’époque, si Massignon qui n’a que vingt- quatre ans est déjà un chercheur qui met tout son savoir, toute son éru­dition précoce, toute son ardeur passionnée au service de sa recherche, c’est aussi et d’abord un poète au sens plein du mot, qui va vibrer au lan­gage des poètes dont ‘Attâr est l’un des éminents représentants en langue persane. Dans mon ouvrage Jardin donné, j’ai essayé de montrer à la suite de Gabriel Bounourre, que Louis Massignon était un authentique poète qui, dans ce «préconscient spirituel» dont parle Jacques Maritain, dans cette nuit spirituelle translucide, a trouvé son inspiration poétique. Il était, comme dit Heidegger, «le feu et la source», il était déjà cet homme de désir qui, bien qu’enfermé dans le cercle restreint de son savoir rationnel, voyait pourtant au-delà, par l’œil du cœur. A l’affût de l’invisible, présent dans le réel, pratiquant l’intériorisation, il a été et est resté celui qui, comme le dit encore Gabriel Bounourre, «retrouve à l’état de preuve rendue vivante par son amour, le mémorial que nous portons en nous, le rappel du Paradis, les traces de la gloire de l’Alliance première». Pour Massignon, la poésie devait témoigner du désir pressant de s’imprégner de vérité pleine, non pas abstraite, mais vivante, et c’est pourquoi il avait horreur de la poésie-littérature qui, par de faux brillants, ébouit la conscience. Seuls l’intéressaient les textes qui libèrent les fins dernières du langage, ceux qui font accéder au réel, dira-t-il.

Mais est-ce seulement parce que Massignon a trouvé en ‘Attâr un authentique poète qu’il s’est intéressé à lui, qu’il l’a étudié? Massignon a trouvé dans ‘Attâr l’une des nombreuses chaînes par lesquelles il pou­vait remonter à Hallâj qui avait séduit son âme inquiète et tourmentée. Converti au Christ en mai 1908 à Bagdad, Louis Massignon va se lancer dans une étude scientifique de Hallâj. Mais insistons encore une fois sur ce point: pour Massignon, si vraiment il y a dans ce monde quelque chose d’immortel, seul un certain effort d’imagination artistique — «en avant», dira-t-il — peut nous permettre de le rejoindre et de nous y joindre. Il insiste en précisant: «Sans ce travail de la méditation artis­tique, de l’imagination créatrice, nous ne pouvons pas comprendre.»

Dans le cas particulier qui fut pour Massignon la recherche historique de la vie de Hallâj, nous savons qu’en islam, on n’attribue de validité

qu’au témoignage oral. Les musulmans se représentent l’Histoire vraie de leur communauté, de Vumma, comme un tissu où les chaînes paral­lèles et séparées des générations sont traversées par des trames continues et perdurables dont les témoins-transmetteurs constituent les nœuds. Ainsi pour Hallâj, reprend Massignon, «sa réincorporation graduelle dans la conscience islamique s’est faite selon ce mode de transmission à travers ces chaînes de témoins se passant son souvenir comme un via­tique d’espérance.» Dans cette perspective, il était donc logique que Louis Massignon cherchât à remonter par cette succession de témoins vers celui qui lui avait entrouvert le voile sur le Mystère, sur l’Absolu.

Louis Massignon va donc distinguer ici plusieurs lignes de transmis­sion, tout d’abord celle de la sentence juridique, ensuite celle des com­mentateurs du Coran qui acceptèrent d’expliquer certains versets cora­niques au moyen de mystique hallagienne. Il y a enfin une troisième ligne qui est celle des soufis, et c’est ici qu’il place ‘Attâr. L’essai de ‘Attâr de situer la physionomie de Hallâj selon la perspective de 1’« amour vain­queur» explique sans doute pour une grande part l’attention portée par le jeune poète Massignon à son initiateur Farid al-din ‘Attâr et son éclosion à l’étude passionnée de la vie de Hallâj, de son œuvre et de sa mort. Et c’est pourquoi dans sa thèse, il va revenir à une étude systématique de l’œuvre de ‘Attâr, dans la mesure où celle-ci pouvait le renseigner sur Hallâj. Je pense donc que c’est essentiellement dans cette perspective qu’il s’est intéressé à lui et que, de plus, l’authenticité de l’expression poétique de ‘Attâr le mettait «en contact d’un réel —■ ce réel plus réel que la réalité — libérateur l’appelant vers autre chose.»

Mais où est-il question de l’œuvre de ‘Attâr dans Massignon? Dans sa thèse La passion de Hallâj, revue, corrigée et rééditée après sa mort en 1975 par son fils Daniel, on peut trouver au volume IV, des index où il est fait 182 fois mention de ‘Attâr; vingt-six pages lui sont exclusi­vement consacrées. Dans les Textes inédits de la mystique musulmane publiés chez Vrin en 1929 (p. 115), Louis Massignon présente deux textes de ‘Attâr en persan; le premier est tiré de Haylâj-Nâma et l’autre de Jowhar al-Zat. Dans Parole donnée, le dernier ouvrage écrit par Louis Massignon, édité juste après sa mort et réédité en 1983, on peut trouver encore un très beau texte sur ‘Attâr, que je citerai en forme de conclusion à la fin de cet entretien. Enfin le texte des Opera Minora II reprend intégralement celui de la thèse. Sans avoir pu faire une recen­sion systématique de tous les écrits de Massignon, je pense, sauf omis­sion de ma part, que c’est essentiellement dans ceux que je viens de mentionner qu’il est question de ‘Attâr.

Revenons, si vous le voulez bien, au texte principal. C’est dans sa thèse, au tome II, que l’on peut trouver une analyse détaillée de l’œuvre de'Attâr concernant al-Hallâj, de la page 380 à la page 406 de la nou­velle édition. Cette étude se situe dans un contexte plus large que Louis Massignon intitule La légende hallagienne, origine et floraison litté­raire. Tout au début de ce chapitre, dans une section traitant de l’oniro- critique, Louis Massignon écrit déjà: «‘Attâr nous signale le rêve d’un anonyme auquel Hallâj apparut décapité avec un cierge allumé qui lui avait été donné pour remplacer sa tête coupée». En onirocritique, rêver de décapitation, c’est rêver affranchissement, guérison, réconfort, paie­ment des dettes; rêver d’une tête coupée qu’on remplace, c’est rêver d’un martyr au jihâd. Le cierge signifie la science (surtout celle qui éclaire le cœur), la gloire, l’âme sage. (Passion II, page 357)

Louis Massignon va diviser son étude en cinq parties: tout d’abord celle où il va étudier la personnalité de ‘Attâr, suivie de l’analyse du Mémorial des saints (Tazkerat al-Owliya), ce premier livre dans lequel Massignon avait découvert al-Hallâj. Viennent ensuite les recueils poé­tiques du début: Bolbol-nâma, Manteq al-Teyr, etc. En quatrième partie, il va analyser les grands récitatifs lyriques ou épopées hallagiennes : Jowhar al-Zât, Oshtor-nâma, etc. Il termine son étude par les quatrains dont trois traitent de Hallâj.

Essayons de revenir rapidement sur chacune des parties de cette étude. Dans sa première partie, Louis Massignon nous présente ‘Attâr comme pharmacien, médecin; il n’a pas été, dit-il, un religieux conven­tuel retiré du monde, mais un artiste aux yeux ravis par la beauté éparse de l’univers, et un mystique au cœur épris des plus héroïques anéantis­sements de l’amour. Sa date de naissance et celle de sa mort sont incer­taines. Il serait né aux environs de 530 H et serait mort vers 617 H. ‘Attâr eut une fécondité littéraire et une facilité versificatrice inouïes. Sa prose, selon les termes de Massignon, est une magnifique suite d’enlu­minures, ses vers constituent fréquemment des récits assez courts, romancés, le tout forme d’étonnants recueils ruisselants d’exclamations lyriques répétées, où il chante inlassablement la mystique noyade de l’âme dans le Tout divin, prenant al-Hallâj comme modèle et héros de cet anéantissement amoureux. ‘Attâr a eu pour la célébrité de Hallâj une action décisive due aux qualités de son style poétique, à son ample cul­ture philosophique, à ses hautes relations sociales et littéraires. C’est avant tout aux œuvres littéraires de ‘Attâr, nous dit Massignon, que le thème hallagien doit d’être devenu l’un des leitmotiv les plus célèbres de la poétique musulmane iranienne et partout où l’islam s’est propagé avec l’amour de la poésie persane depuis le Turkestan et les Balkans jusqu’à l’Inde et la Malaisie.

Passons au Mémorial des saints. Selon Massignon encore, le dessein de ‘Attâr dans ce livre est avant tout esthétique. Il veut nous faire parta­ger l’admiration que les sentences des grands mystiques lui avaient fait ressentir. Il serait trop long que nous nous arrêtions sur ce chapitre.

En troisième lieu, Louis Massignon relève les recueils poétiques du début: Bülbül-Nâmah, Ushtür-Nâmah, Mantiq al-Tayr, Vaslet-Nâmah, Elâhi-Nâmah, Bêsar-Nâmah[147]. Le plus ancien recueil dans lequel ‘Attâr fasse mention de Hallâj est le Bülbül-nâmah ou Livre du Rossignol, dans lequel les oiseaux se plaignent du bruit que fait le rossignol en s’adres­sant à la Rose et demandent à Salomon de le faire taire. Voici la réponse du rossignol:

Le rossignol répondit: «Ô prophète, notre breuvage n’a ni coupe ni calice;

— l’ivresse est spirituelle qui me vient de ce vin dont la coupe ne contient pas à boire «ce qui n’est pas (Dieu)». (...) Le vin dont j’ai bu ce matin de la main de l'échanson de la Cour royale, — qu’une goutte en soit versée dans ta gorge, raison et pensée te quitteront. De ce vin Mansûr [Hallâj] reçut une gorgée, il dit «anâ al-Haqq» et le monde s’emplit de tumulte; — dès qu’il eut pris en main la coupe de l’union, les muftis par fatwâ rendi­rent son sang licite, deux cents d’entre eux signèrent cette fatwâ, ayant quitté toute honte; en leur bazar, ils ont exposé cet enivré, — tenant entre ses mains sa tête de héros.» (Passion II, p. 384-5)[148]

Dans le Bêsar-Nâma, très court poème d’une quinzaine de pages, il est question de l’offrande à la mort par amour. Il commence ainsi: «Je révèle le secret de la décapitation, je recherche de par le monde les amoureux qui y sont égarés» (p. 389). Si ce poème résume l’exemple de Hallâj et reprend en refrain son «Je suis la Vérité», Hallâj n’y est nulle part nommé. Voici le refrain: «Me voici, Dieu, me voici, Dieu, moi Dieu, vide de rancune, d’orgueil et de convoitise» (man khudâyam, man khudâyam, man khudâ).

Louis Massignon aborde en quatrième partie les grandes épopées hal- lagiennes. Dans le Jowhar al-Zat, ‘Attâr reprend le récit du rêve où Hal­lâj apparaît décapité une coupe à la main. C’est le symbole de l’union essentielle.

Signalons enfin le seul livre ésotérique de ‘Attâr, Haylâj-nâma. «Haylâj» est un terme astrologique médiéval couplé avec kadhkhudhâh (kadkhodap, il désigne les deux planètes maîtresses du thème gémel- liaque, relatives à l’horoscope fixant l’une la durée et l’autre le destin du nouveau-né. Ce livre où ‘Attâr nous ouvre toute sa pensée sur Hallâj apparaît comme une expression de sa divinisation totale et absolue. Enfin en cinquième partie, Louis Massignon cite les quatrains dont trois sont consacrés à al-Hallâj.

En résumé et selon l’analyse de Massignon lui-même, ‘Attâr a écrit à une époque où l’héroïsme hors pair de Mansûr al-Hallâj était devenu classique en poésie iranienne. ‘Attâr, qui est un contemplatif, essaye de le situer dans la perspective de l’amour vainqueur au Jugement. Face à la Loi islamique qui l’a fait mourir, pour qui il a voulu mourir et qu’il transcende, il est le saint martyrisé, substitué au Prophète législateur qu’il parachève et qu’il dépasse, il est le héros de la fin du monde.

Pour conclure, je reprendrai les termes de Massignon:

«‘Attâr avec un sûr instinct dramatique a centré son œuvre hallagienne sur la méditation du supplice. (...) il s’est cru constamment inspiré par la spi­ritualité (rûhânîya) de Hallâj. (...)» (Passion U, p. 409)

«Dans un style incomparable et prolixe, il [‘Attâr] a développé en d’amples poèmes allégoriques les thèmes fondamentaux de l’amour pur. En cette terre de Khorassan où la tête de Hallâj supplicié, quittant après douze mois le musée des têtes califales, avait été promenée, jaillit deux cent cinquante ans plus tard pour l’imagination de ‘Attâr le thème de la «décapitation» comme symbole de cette mort par amour, qui divinise.» (Passion II, p. 382)

Voici enfin un extrait de Parole donnée'.

«'Attâr dans sa grande épopée hallagienne, donne sa forme définitive à la sainteté musulmane de Hallâj, consommée dans un sacrifice guerrier, mili­tant et mâle. (...) ‘Attâr montre avec quelle véhémence passionnée cet amant audacieux a «joué sa tête» pour conquérir le joyau de la Beauté divine de haute lutte; ce combattant héroïque que Dieu finit par tuer au combat singulier, à la guerre sainte, s’enduit le visage avec le sang qui coule de ses membres mutilés pour ne pas sembler pâlir. Et le cri suprême «Je suis la Vérité», qu’il a proféré, se répand hors de lui avec son sang qui coule, ruisselle sur le monde où tous les éléments libérés se déchaînent et entrent en tumulte, déchire le voile des idées, ressuscite les morts et «carde l’univers» (cf. Coran, CI, 4) comme à la venue du Jugement dernier. (...)» ‘Attâr est aussi, avec ‘AQ Hamadhâni[149], à l’origine de la dévotion des poètes de l’Iran et des mystiques de l’Inde pour Hallâj; du sultan Haydar Bayqarâ de Hérat qui fit peindre toute sa vie par le célèbre Behzâd et du Sultan Husayn, Shah du Bengale, qui autorisa le culte hallagien de « Satya Pir» (...) Cette lignée de témoignages passionnés, prise dans le dilemme sainteté-damnation, d’un romantisme intense, a engendré des légendes popu­laires, sur le témoignage du sang, sur la fécondité des cendres de Hallâj, jetées au fleuve, sanctifiant les novices qui s’y désaltèrent, faisant concevoir les vierges qui en boivent. (...) Déformation chamelle de cette vérité: que le sang des témoins est une semence spirituelle de confesseurs de la foi qui assure ainsi la résurgence perpétuelle du Témoignage.» (pp. 92-93)

Bibliographie

Louis Massignon, Opera Minora IL Paris, P.U.F, 1963, pp. 140-166.

Louis Massignon, Passion de Hallâj IL Paris, Gallimard, 1975, pp. 357 et 380­406.

Louis Massignon, Recueils de textes inédits concernant l’histoire de la mys­tique en pays d’Islam. Paris, Geuthner, 1929.

Louis Massignon, Parole donnée. Paris, Seuil, 1983, pp. 92-93 [pp. 84 sq dans l’édition 10/18].

Jacques Keryell, Jardin donné. Louis Massignon à la recherche de l’Absolu.

Paris, Éditions St Paul, 1987.

LOUIS MASSIGNON ET L’AFGHANISTAN

Christian Destremau

Lorsqu’on veut étudier la place que l’Afghanistan et la culture afghane jouent dans la vie et l’œuvre considérable de Louis Massignon, on est tout d’abord confronté à une certaine pénurie. Les indices sont peu nombreux et épars, mais cela ne veut aucunement dire que son inté­rêt soit faible, bien au contraire. Disons que le contact de l’orientaliste avec ce pays se condense, est fondé sur des intuitions plus que sur une connaissance approfondie et systématique.

C’est en 1945, au cours d’une des nombreuses missions qu’il effectue pour le compte du Quai d’Orsay, que Massignon va séjourner en Afgha­nistan: il visite Herat, Qandahar, Kaboul, Ghazni et Bamyan mais ne pourra se rendre à Balkh, lieu «hallagien» par excellence. Il s’incline sur les tombes d’écrivains et de poètes afghans de langue arabe et persane, qui ont, je cite son rapport de mission, «exprimé le génie national de ce peuple courageux, énergique, dont la mysticité est toute pénétrée de ce moralisme dont Hakim Sanai a exprimé la force».

Voilà bien ce qui attire d’emblée Massignon en cette après-guerre qui le laisse désorienté devant la puissance des moyens employés, devant l’aliénation de la science. Les Afghans apparaissent à ses yeux comme un peuple courageux, indépendant, indomptable. «Ce pays a su traverser la guerre sans rien aliéner de son indépendance vis à vis des banquiers et des pétroliers», écrit-il en une formule lapidaire dont il est coutumier.

Il s’agit aussi, sur le plan religieux, d’un peuple qui semble juxtapo­ser une grande orthodoxie et un sens mystique profond. Et c’est assez vrai, je crois, que l’Afghanistan, dans sa majorité sunnite, a su mêler une orthodoxie nette et sans compromission d’une part et une forme de spi­ritualité sourie d’autre part. Le culte des morts y est vivace et l’on sait combien le rappel des morts a été important pour Massignon, lui qui n’a cessé de sillonner l’Orient pour se recueillir auprès des tombes souvent fort humbles et dénuées de tel ou tel souri, et en premier lieu son bien- aimé Hallaj.

On peut estimer que l’islam afghan, même s’il l’a très peu connu, était bien pour Massignon une sorte d’islam idéal. Il n’en méconnaît d’ailleurs pas certains aspects rétrogrades, puisqu’il constate à Qandahar, évoquant devant le Qazi l’éducation des filles, un non possumus absolu. Il y découvre un sens de l’honneur et de l’hospitalité, thèmes si importants dans sa pensée, d’autant d’ailleurs qu’il n’aura guère le temps d’en goû­ter l’ambivalence. Soulignons néanmoins que Massignon connaît peu la culture pashtoune, et se montre inquiet face au projet du roi Zaher Shah d’imposer le pashto comme langue nationale. L’orientaliste a tendance à considérer le pashto comme un simple dialecte: il ne connaît pas la poésie pashto, et notamment Khushal Khattak.

Sur le plan des relations culturelles, Massignon constate le rôle que peut jouer la culture française qui dispose d’un instrument de choix avec le lycée Esteqlal de Kaboul. Il connaît le rôle important joué par la Délégation archéologique dirigée par Joseph Hackin, disparu en 1941. Le français a une place de choix dans l’éducation des élites: c’est d’ailleurs un peu un poste avancé de la francophonie, car au-delà de la passe de Khyber, l’anglais règne en maître. Massignon voit d’ailleurs sans déplaisir les tribus pashtounes et pathanes asticoter les britanniques le long de la ligne Durand qui sépare les Indes de l’Afghanistan. Les missions de l’orientaliste, financées par le Ministère des Affaires étran­gères, n’étaient certes pas dénuées de visées politiques!

L’Afghanistan reste cependant avant tout pour lui le symbole même de l’indépendance et c’est ce qui le fascine. C’est qu’en effet Massi­gnon en cet après-guerre songe de plus en plus au rôle que peut jouer le tiers monde, s’il s’unifie dans un «bloc des neutres» dont les pays musulmans seraient le fer de lance, mais qui irait bien au-delà puisqu’il serait absurde d’en exclure un pays comme l’Inde. Dans un rapport de mission de 1947 il parle d’un «bloc culturel des neutralités (formule pour le moins alambiquée), que dans le prochain conflit mondial, non seulement les Etats arabes, mais leurs frères musulmans comme la Tur­quie, voudraient constituer avec nous de Kaboul à Rabat».

Très tôt Massignon a suivi la destinée de l’Afghanistan: on le voit dans ses articles de la Revue du Monde- Musulman, à laquelle il colla­bore à partir de 1907. Il enregistre la pénétration du mouvement wah­habite dans le nord-est du pays, dont on trouve encore des traces aujour­d’hui, observe les relations entre l’Afghanistan et le pouvoir bolchevique, ainsi que le rapprochement, après la Première Guerre mondiale entre la Turquie et l’Afghanistan. Ceci dit, ses principaux centres d’intérêt sont ailleurs et Massignon ne pouvait sans doute connaître cette région aussi bien que l’Afrique du Nord ou la Mésopo­tamie. Ainsi l’Afghanistan, c’est avant tout chez lui, quelques intui­tions, et des figures clefs.

La première de ces figures qui ait intéressé l’orientaliste, est Jama- luddin Afghani. Je pense qu’il le connaît surtout indirectement, par l’in­termédiaire de Mohammad Abduh et Rachid Rida qui poursuivent au Caire la pensée du Sayyed et dont Massignon connaît bien les publica­tions puisqu’il suit de très près la presse arabe. Dès 1910, dans un article de la Revue du Monde Musulman, il évoque «la révélation d’un initia­teur, l’apparition d’un nouveau thème mélodique de l’islam dans la bouche d’un héros très nietzschéen — le Sayyed Jamaluddin — dont la figure de précurseur dépasse de toute sa hauteur ses deux partenaires vaincus, le cadavre déjà très refroidi du vieux shah Nasruddin [Nâserod- din Shâh] et le moribond encore récalcitrant qu’est l’ex-Khalife Abdul Hamid ». Massignon s’intéresse à cette figure de penseur qui veut moderniser l’islam sans rien renier de sa tradition et qui a pour souci constant la recherche de l’unité au sein d’une communauté sous un pou­voir temporel incarné par le calife. Afghani conteste la solidarité fondée sur la nation qui doit selon lui être remplacée par une solidarité reli­gieuse; il y a bien aussi chez Massignon, à cette époque, un souci de montrer que l’Islam peut recouvrer sa splendeur d’antan, avec l’aide bienveillante de la France. En revanche, Massignon ne pouvait évidem­ment accepter le jugement porté sur le christianisme par Afghani (ce der­nier, en élève de Renan, ne faisant d’ailleurs que reprendre les travaux d’universitaires européens). D’autre part, il y a chez Afghani un rejet du soufisme qui le sépare encore plus nettement de Massignon.

Haliaj

Le lien essentiel, le trait d’union, c’est encore une fois Haliaj et sa descendance. Je n’ai pu quant à moi déterminer quelle était l’influence véritable de Haliaj en Afghanistan. En tout cas, il y est reconnu comme un grand souri, un «amant de Dieu». Il serait notamment d’un grand intérêt de déterminer s’il existe un culte de Haliaj, chez les souris et aussi dans ces sortes de confréries, assez semblables aux futuwwas, les kokas à Kaboul, les poylach à Qandahar, qui ont parfois subsisté à tra­vers la guerre.

La présence de Haliaj en Afghanistan se manifeste grâce à un maillon essentiel: Ansari, le pir de Hérat. Une des étapes majeures du séjour de 1945 est d’ailleurs la visite sur la tombe d’Ansari, près de la grande ville du Khorassan, au Gazorgah. A côté de Hakim Sana’i de Ghazna, plus tard de Jami, sans oublier Behzad et ses miniatures représentant le supplice de Hallaj, c’est la figure d’Ansari qui émerge, comme premier continuateur de Hallaj. La vivacité du culte qui lui est accordé est en quelque sorte, aux yeux de Massignon, un hommage indirect à Hallaj.

En 1957 l’orientaliste évoquera le souvenir de son «cher Ansari » dans une lettre à Serge de Beaurecueil. En 1962, quelques semaines avant sa mort, c’est de nouveau vers l’Afghanistan qu’il se tourne, dési­reux d’assister aux célébrations du 9eme centenaire de la mort du mys­tique. Il ne pourra accomplir ce vœu, car, comme il l’écrit à Serge de Beaurecueil, «ma carcasse renâcle».

Nous retrouvons donc Ansari dans des moments décisifs de la vie de Massignon. Ansari, pir de Hérat, est sunnite hanbalite, en appa­rence de stricte obédience. Il est ainsi très important, aux yeux de Massignon, de parvenir à démontrer qu’il est un disciple de Hallaj.

On doit constater que les liens sont assez ténus: ainsi le père d’Ansari aurait-il fait la connaissance à Balkh d’un disciple direct de Hallaj, le cen­tenaire Abdelmalik Iskaf; mais le père d’Ansari a abandonné sa famille et la ville d’Hérat alors que ce dernier n’a que dix ans et on ne voit pas que cette rencontre de Balkh ait pu l’influencer fortement au point d’en faire un disciple du «martyr mystique».

Restent alors les textes: c’est dans son ouvrage intitulé Générations des Soufis, qu’Ansari aborde le «cas» Hallaj. Voici ce qu’il en dit d’après Ibn Fatik, dans la traduction que rapporte Massignon dans le tome II de la Passion de Hallaj, sous-titré «Survie de Hallaj»:

«Que Hallaj ait été supplicié cela montre qu’il y avait eu de sa part, imper­fection; sa mort fut un châtiment, non un miracle de grâce, tout miracle étant source de vie». Plus loin, Ansari écrit une phrase qui semble bien indiquer qu’il se situe dans la lignée de Hallaj: «Moi-même, j’emploie les mêmes paroles que lui, mais à la dérobée, afin qu’aucun profane n’y atteigne. En ces paroles miennes, il y a alors une lumière, et celui qui m’écoutant, accède jusqu’à elle s’imagine qu’elle m’appartient en propre? non pas. Car cette lumière, c’est la Parole (divine) qui fait circuler en moi la vie1»

Comparons maintenant cette traduction avec celle de Serge de Beau- recueil, élève de Massignon, mais meilleur connaisseur du persan que son maître:

«A son sujet les Cheikhs sont en désaccord, la plupart le rejettent. Person­nellement, ni je l’agrée, ni je le rejette. Faites de même, suspendez votre [150] jugement à son sujet. Je préfère cependant ceux qui l’agréent à ceux qui le rejettent. Son supplice fut pour Hallaj une déficience et un châtiment, non une grâce, car le Soufisme est source de vie. S’il avait été parfait et s’était efforcé de traiter les hommes comme il convient, cela ne lui serait pas arrivé. De sa part, il y a eu faute sur ce point: on ne doit dire certaines choses qu’à ceux qui sont capables de les entendre, de façon que le secret de Dieu ne soit pas galvaudé (...) Il est en effet des choses qu’il faut taire pour un temps, sans les condamner pour autant. Moi-même, je dis des choses bien plus fortes que ce qu’il a dit; il y a pourtant là des gens du commun et ils ne me désavouent pas[151]. »

Entre «j’ai dit les mêmes choses que lui» [trad. Massignon] et «j’ai dit des choses bien plus fortes» [trad. Beaurecueil], il y a tout de même une marge importante. Ce n’est pas vraiment là un rapport de disciple à maître. De plus, mais là les traductions s’accordent à peu près, Ansari reproche à Hallaj son manque de discrétion, voire de sens politique, ainsi que la divulgation de certains secrets qu’il aurait été plus judicieux de dissimuler, pendant un temps du moins. Or, la Passion de Hallaj ne peut se comprendre autrement: c’est bien parce qu’il proclame haut et fort sa foi que Hallaj est condamné; et aux yeux de Massignon, c’est bien dans cette Passion, dans ce sacrifice sur le «théâtre surexhaussé» de Bagdad, que s’accomplit pleinement l’œuvre terrestre du mystique.

On peut également s’interroger quant à la distinction stricte que fait Massignon entre wahdat al-wujûd et wahdat al-shuhûd. Serge de Beau- recueil établit qu’en réalité Ansari est plutôt un précurseur d’Ibn ‘Arabi, un «moniste», ce qui semble l’éloigner de Hallaj. C’est ainsi qu’il écrit dans Cris du Cœur'. «Au début, Tu étais, à la fin, Tu seras. Tu es tout et c’est tout!». Et ailleurs: «Le soleil est là-bas, et le rayon est ici. Qui donc a vu rayon séparé du soleil? Le soufi est tout entier là-bas et sa trace est ici. Finies les discussions des Docteurs de la Loi! La trace n’est point séparée du Tout». Ou encore: «Rien ne vient pour Toi de per­sonne; rien ne vient de Toi pour personne, tout vient de Toi pour toi, Tu es tout et c’est tout». Est-ce à ces paroles qu’Ansari faisait allusion quand il affirmait prononcer des paroles bien plus fortes que Hallaj ?

Au fond Massignon se préoccupait-il tant de savoir si Ansari était ou non un disciple de Hallaj et un continuateur strict de sa pensée? Ansari est un saint, un guide et cela sans doute lui suffisait. Le pir de Hérat a traversé les siècles. L’épreuve du temps est décisive pour Massignon, et elle est peut-être la seule qui compte. Or, en Afghanistan, pays dénué de tout, la mémoire est une des seules richesses que Dieu ait données aux hommes.

Je ne voudrais pas terminer sans évoquer une anecdote qui m’a été rapportée et qui concerne la guerre d’Afghanistan. La pierre tombale d’Ansari avait été dérobée, par des miliciens proches du régime commu­niste; elle fut recouvrée à la suite d’une embuscade tendue par le chef de la province, embuscade qui fit d’ailleurs plusieurs morts. Les soufis se réunissent de nouveau, chaque semaine, le jeudi soir, autour du Pir-e- Harat, dans cette ville qui reste à peu près préservée, jusqu’il y a peu, des déchirements que connaît le pays. La chaîne, Visnad, n’est donc pas brisée. Cette anecdote aurait plu à Massignon. Car celui qui était devenu un non-violent, était convaincu que l’on devait se battre pour une simple pierre tombale.

Échos massignoniens en Iran

IMPORTANCE DE LA CONNAISSANCE
DE MASSIGNON POUR LES IRANIENS

Nasrollah Pourjavady

Pour moi, Massignon est avant tout le spécialiste d’un champ d’études que je partage avec lui: les débuts de l’histoire du soufisme. Bien que son activité ait eu de nombreux aspects comme l’ont rappelé quelques-uns des conférenciers, il était avant tout un orientaliste et un spécialiste du soufisme, en particulier du soufisme des premiers temps et des courants de pensée qui ont été à la base de la spiritualité de Hallâj. Or, bien qu’il ait voyagé en Iran et qu’il ait eu l’occasion de fréquenter certains cercles d’iraniens, il n’est pas — ou peu — connu en Iran comme spécialiste du soufisme.

Je souhaiterais ici éclaircir les raisons de cette méconnaissance de Massignon en Iran et démontrer combien il serait intéressant pour les Iraniens de mieux le connaître. Jusqu’il y a dix ou quinze ans, il existait peu d’ouvrages de Massignon traduits en persan. La traduction par Ravân Farhâdi — qui fut un élève du grand orientaliste — d’un petit livre sur Hallâj était la meilleure du genre. Ce petit texte s’intitule «La courbe de vie de Mansur Hallâj», et le traducteur signale dans son intro­duction que Massignon l’avait publié en 1945 dans la revue Dieu vivant et l’avait mis à sa disposition en 1950 afin qu’il le traduise en persan. Jusqu’alors, souligne Ravân Farhâdi, aucune des œuvres de Massignon n’avait été traduite en persan et Massignon s’en plaignait. Cette traduc­tion, qui a été supervisée par Massignon lui-même, est très bonne[152].

Pourtant, les Iraniens ont commencé à entendre parler de Massignon bien avant cette publication. Il nous faut remonter, en fait, à une période où Massignon ne connaissait pas encore bien l’Iran. En 1923, Seyyed Hasan Taqizâda envoya une lettre à ‘Allâma Mohammad Qazvini à Paris en le priant de lui procurer un livre publié par un jeune orientaliste fran­çais appelé Massignon. En réponse, Qazvini lui écrivit qu’il avait vu le livre et l’avait trouvé plein d’erreurs, que Massignon avait auparavant publié un autre livre sur Hallâj également plein de fautes, mais que ce deuxième livre était encore pire et ne méritait pas d’être consulté. Et il ne le lui envoya pas !

Qazvini avait personnellement rencontré Massignon et apparemment ce dernier n’avait pas fait bonne impression sur lui, puisqu’il écrit dans la même lettre:

«Je connais personnellement l’auteur de ce livre (i.e. Tawâsîn). C’est un jeune homme qui recherche à l’excès la notoriété et qui veut avoir accom­pli une œuvre qui laisse le monde stupéfait et l’ensemble des savants musulmans et des orientalistes occidentaux bouche bée d’étonnement face à cet océan surabondant que la nature a fait apparaître tout à coup après des centaines de siècles depuis le début des temps, océan dont chaque vague répand gratuitement sur les créatures misérables des tonnes de perles royales et de joyaux précieux[153]

En ce qui concerne les travaux de Massignon, Qazvini juge accep­tables ceux qui contiennent des textes anciens de Hallâj, comme les Tawâsîn, bien que ceux-là aussi soient «pleins d’erreurs manifestes». Mais lorsqu’il se penche sur les livres où Massignon exprime ses propres théories, il les trouve sans intérêt et interdit à Taqizâda de les acheter. Il écrit à ce dernier au sujet de deux livres que Massignon a publiés après la Première Guerre mondiale:

«(Ces deux livres) ne contiennent rien d’autre que des questions futiles et vaines, des développements sans fondement appuyés sur des suppositions malveillantes, des hypothèses farfelues, des chimères fumeuses, des illu­sions de drogué et autres manies propres à ces orientalistes qui, après un ou deux ans d’études élémentaires, s’imaginent avoir embrassé l’ensemble des sciences orientales et toute la tradition de l’Orient.»[154]

Le jugement de Qazvini est réellement injuste. Mais ceux qui le connaissent ne s’en étonneront pas outre mesure. Qazvini est un philo­logue. J’ai rencontré d’autres savants iraniens qui étaient tout aussi cri­tiques vis-à-vis des orientalistes, mais. uniquement d’un point de vue philologique. Ils n’essaient pas d’apprécier le point de vue des orienta­listes et l’approche historico-critique appliquée par ces derniers aux études islamiques leur paraît réductrice, alors qu’eux-mêmes se canton­nent à une approche purement philologique du sujet. Ils apprécient ceux qui, par exemple, ont édité des textes persans comme E.G. Browne ou R. Nicholson. Or Massignon n’a édité, en fait de textes persans, que quelques fragments de Ruzbehân Baqli Shirâzi qu’il a inclus dans son édition des Tawasîn. De plus, bien qu’il ait composé beaucoup d’autres travaux, Massignon leur semble ne s’être intéressé qu’à Hallâj. Or Hal- lâj est largement méconnu par les Iraniens. Un recueil de vers persans attribués à Hallâj (Divân-e Mansur Hallâj) a été publié plusieurs fois à Téhéran; il est probablement l’œuvre de Kamâl al-din Hoseyn Khârezmi (m. 840/1436-7). Cela reflète bien le genre de connaissance que la plu­part des Iraniens ont de Hallâj.

L’approche historico-critique de la pensée musulmane en général et du soufisme en particulier n'a été appréciée ni en Iran, ni dans les autres pays islamiques. Il y a là un problème d’attitude culturelle qui s’enracine dans la mentalité des peuples musulmans vivant dans des sociétés tradi­tionnelles. Ainsi, pour beaucoup d’iraniens, Mollâ Sadrâ est plus impor­tant qu’Avicenne, simplement parce qu’il est venu après lui et a écrit davantage! Ibn ‘Arabi n’est étudié qu’à travers les commentaires de ses œuvres par ses disciples. Lorsque Hamid al-din Nâguri compose une imitation des Savâneh d’Ahmad Ghazâli, il note dans une introduction figurant dans l’un des manuscrits de son œuvre que l’imitation est préfé­rable à l’originalité. Cela montre bien que l’idée d’originalité n’a pas du tout la même connotation dans une société traditionnelle et en Occident. A la rigueur, ce que ‘Attâr ou d’autres hagiographes ont dit de Hallâj est plus important, aux yeux de beaucoup, que ce que Hallâj a dit lui-même, et ils n’éprouvent aucun besoin de remonter dans le temps pour voir qui a été le premier à énoncer une idée nouvelle.

S’il existait une bonne traduction persane ou arabe de La passion de Hallâj, d’une part, cela changerait l’attitude par rapport à Massignon, et d’autre part, cela améliorerait beaucoup la connaissance de l’histoire du soufisme et les méthodes de recherche employées. J’utilise moi-même son livre comme un manuel, et à chaque fois que j’entame une recherche sur un point de mystique ou de kalâm au Ille ou IVe siècle, je commence par consulter l’index pour trouver qui a abordé ce problème, et cela répond à beaucoup de mes interrogations.

Un autre point important est le problème de la méthodologie. Com­ment étudier un sujet lorsque vous n’en êtes pas totalement détaché? Par exemple, je ne peux pas être un «orientaliste» parce que j’appartiens moi-même à cette culture que j’étudie. Il m’est impossible de parler du soufisme comme de 1’«extérieur». Par contre, je puis être un «occiden- taliste». Lorsque je travaille sur la philosophie occidentale, par exemple sur Descartes, Hume ou Locke, je garde une distance par rapport à mon sujet, distance qui garantit une sorte d’objectivité ou mieux de neutralité, d’absence d’idées préconçues et de parti pris.

Par ailleurs, il est vrai que votre sujet d’étude peut vous transformer profondément intérieurement. A chaque fois que j’étudie un sujet qui me tient à cœur, qui est vital pour moi, je constate à la fin de ma recherche que j’ai changé sous son influence. Bien sûr, d’une certaine manière, j’essaye d’être objectif en appliquant.la méthode phénoménologique, mais je crois que le chercheur finit toujours par être remodelé par son objet de recherche. Massignon était, certes, un orientaliste, mais son sujet l’avait transformé intérieurement. Il lui a consacré toute sa vie, et plus il approfondissait son étude de Hallâj, plus son expérience reli­gieuse et même mystique s’enrichissait. Il n’était pas aussi détaché que d’autres orientalistes. Il était engagé dans une quête spirituelle et avait trouvé une partie de la réponse dans la connaissance intime de Hallâj. En nous intéressant à son œuvre, nous nous trouvons en sympathie avec lui et nous partageons un peu l’aventure spirituelle qu’il a vécue à travers cette découverte de Hallâj.

On m’avait suggéré de parler ici de la relation que Massignon entre­tenait avec le soufisme de la poésie persane. Massignon s’est surtout intéressé au soufisme de la période classique en langue arabe. Dans mes travaux, j’ai essayé de prouver que l’arabe était seulement l’un des moyens d’expression du soufisme et qu’il en existait un second, très important, développé en Perse. Le soufisme iranien du Khorassan à par­tir du Ve siècle utilise la poésie amoureuse persane (profane dans un premier temps) pour exprimer ses expériences et ses idées. Il emploie des mots comme mey (vin), kharâbât (ruines, taverne, lieu mal fré­quenté), sâqi (échanson), etc., et la relation entre Dieu et l’homme est figurée par la relation amoureuse entre l’Aimé et l’amant avec toute sa complexité sentimentale. Ce type d’expression et de terminologie est pleinement développé au Ville siècle et Hâfez en est l’un des exemples les plus achevés. C’est ce type de langage mystique qui a influencé la poésie ourdoue, turque et même arabe.

Ce soufisme véhiculé par la poésie est une particularité du monde ira­nien, car en littérature arabe, après Ibn al-Fârid et Ibn ‘Arabî, il n'y a quasiment plus de grands poètes mystiques, tandis qu’en Iran, la poésie sourie fleurit jusqu’à nos jours. La métaphysique de ce type de soufisme se trouve exposée dans les Savâneh d’Ahmad Ghazâli. Massignon est le premier à avoir présenté Ahmad Ghazâli; il a traduit ce qu’il pensait être des extraits des Savâneh et les a publiés dans Opera Minora. Mais en vérifiant, je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait pas des Savâneh, mais des Lavâyeh de Hamid al-din Nâguri[155]. Massignon croyait en effet que le texte des Savâneh avait été écrit en arabe et que les Lavâyeh en étaient la traduction persane. Heureusement, l’auteur des Lavâyeh est resté très fidèle à la pensée d’Ahmad Ghazâli.

Bien que Massignon n’ait donc pas connu directement l’œuvre d’Ah­mad Ghazâli que ce soit en persan ou en arabe[156], il connaissait cependant d’une façon générale le lien entre la pensée d’Ahmad Ghazâli et celle de Hallâj. Par exemple, il signale la continuation par les soufis iraniens, dont Ahmad Ghazâli, de la théorie de l’amour essentiel que confessait Hallâj. Il semble penser que cette notion vient de la tradition sourie, bien qu’il remarque que cette croyance est aussi celle des philosophes. Le premier philosophe à avoir exprimé cette idée est un contemporain de Hallâj, Abû Nasr al-Farabî et cette conception remonte en fait à Plotin. Pour Massignon, cette idée est transmise directement par Ghazâli à ‘Eyn al-Qozât Hamadâni (m. 525/1131), puis au prince timouride Hoseyn Bayqara (m. 912/1506). Pour autant que je sache, ‘Eyn al-Qozât n’a traité ce thème dans aucune des œuvres qu’on lui connaisse. Par contre, le premier écrivain à avoir soigneusement étudié les Savâneh et à avoir reconsidéré l’idée de l’Amour essentiel est Fakhr al-Din ‘Erâqi. Peut- être Massignon ne s’est-il pas penché sur cet auteur parce qu’il ne voyait en lui qu’un disciple de Sadr al-din Qonavi. En réalité, la pensée de ‘Erâqi est au moins autant tributaire de la tradition sourie du Khorassan que de la doctrine de «l’Unicité de l’Etre». C’est parmi les poètes per­sans (‘Attâr, Hâfez, ...) que les idées de Ghazâli sur l’amour furent le mieux accueillies, et cet aspect du développement de l’idée de l’Amour essentiel a été totalement négligé par Massignon. D’après moi, Ahmad Ghazâli est le fondateur d’une pensée néo-hallagienne au Khorassan, pensée dont les représentants sont précisément les poètes[157].

D’autre part, l’influence de Hallâj sur Ahmad Ghazâli s’étend égale­ment à certains symboles littéraires. Par exemple, l’allégorie du papillon et du feu qu’Ahmad Ghazâli utilise dans les Savâneh est présente dans les Tawâsîn de Hallâj[158]. Cette influence se manifeste aussi dans la place que Ghazâli accorde à l’amour d’Iblis pour Dieu.

Bien que Ghazâli cite assez souvent Hallâj dans son œuvre et qu’il lui donne parfois raison, il estime cependant que Hallâj n’a pas atteint à la vérité de l’Union qui, selon lui, n’est autre chose que «l’anéantissement dans l’Unicité». Pour connaître précisément quelle est la place que Ghazâli accorde à Hallâj dans les étapes de la perfection de l’amour, il faut prendre en considération les trois étapes décrites au chapitre 65 des Savâneh. Dans la première, la forme de l’aimé devient l’image même de l’esprit de l’amant. Dans la seconde, le visage de l’aimé devient le miroir où se reflète l’amant; Ghazâli l’appelle «l’union avec l’aimé». Dans ces deux étapes, une sorte de dualisme demeure, puisque amant et aimé existent encore individuellement. Dans la troisième étape, l’union contient en elle-même le fait de retrouver, yâft, et la connaissance s’anéantit dans l’union tandis qu’amant et aimé disparaissent dans l’Amour. D’après Ghazâli, les sentences de Hallâj Anâ ‘l-Haqq et Anâ man ahwâ trahissent la dualité entre amant et aimé et situent donc leur auteur à la première étape[159].

Un autre aspect de la pensée de Massignon peut intéresser les Ira­niens: le concept de «religion abrahamique», dont le grand orientaliste a été le premier à parler et qui est employé en Iran depuis quelques années après avoir été probablement introduit par ‘Ali Shariati. Cette idée consiste à dire que le judaïsme, le christianisme et l’islam plongent leurs racines dans une seule tradition religieuse dite «abrahamique». Je pense que cette idée est très importante pour nous, pour tous les pays musulmans et également pour les chrétiens. Massignon est l’un des pionniers du dialogue islamo-chrétien et il le vivait réellement très pro­fondément. Depuis quelques années, plusieurs rencontres entre chrétiens et musulmans ont été organisées en Iran et trois symposiums ont réuni des représentants de la chrétienté orthodoxe et de l’islam shi’ite. Des musulmans iraniens se sont rendus au Vatican. Massignon a réellement joué un rôle dans l’ouverture de ce dialogue, et je pense que la connais­sance et l’approfondissement de sa pensée sur ce point peut nous ouvrir le chemin d’une meilleure compréhension mutuelle entre musulmans, chrétiens et juifs.

‘ALI SHARI‘ATI ET MASSIGNON

Yann Richard

N’est-il pas incongru, dans un recueil consacré à Louis Massignon, de présenter un idéologue révolutionnaire iranien qui semble n’avoir aucun point commun avec l’islamologue mystique et profondément mar­qué par le christianisme? Shari‘ati n’est-il pas connu pour avoir été l’un des principaux inspirateurs de la révolution islamique? Il était, d’après l’opinion commune1, un penseur marxisant peu intéressé par la spiritua­lité; son islam paraît même comme instrumentalisé pour les besoins d’une cause sociale. Sa rencontre avec Massignon à partir de 1960 à Paris, sans doute fortuite, n’a, semble-t-il, laissé aucune trace sur l’orien­taliste qui n’a pas eu l’occasion de l’évoquer, puisqu’il est mort peu après[160] [161]. Un lien entre eux apparaît cependant depuis qu’on commence à étudier Shari‘ati pour lui-même, en dehors du contexte révolutionnaire[162]. Je propose ici de résumer les grandes lignes de la rencontre entre l’isla­mologue chrétien et ce jeune musulman avant de revenir sur quelques questions encore non élucidées.

Shari‘ati: courbe de vie

Né en 1933 d’une lignée cléricale dans une petite ville du Khorassan, Shari‘ati fut mêlé très jeune au débat idéologique entre l'islam et les doctrines athées et s’engagea dans le mouvement nationaliste en faveur de Mosaddeq (1950-53) avec la logique de ceux qui, comme le théolo­gien enturbanné Mahmud Tâleqâni ou l’ingénieur en cravate Mahdi Bâzargân ne voyaient aucune contradiction entre la défense de l’islam et celle de la patrie. Un des premiers étudiants de la nouvelle université de Mashhad, il y étudia les lettres et le français, puis, bénéficiant d’une bourse iranienne, fit des études à Paris entre 1959 et 1964: il fréquenta différents intellectuels et universitaires français comme Gurvitch, Jacques Berque et certains militants de l’indépendance algérienne, comme Frantz Fanon; il rencontra également Louis Massignon (mort en 1962) pour qui il travailla pendant quelques mois sur la vie de Fatima (la fille du Pro­phète). Rentré en Iran, il devint à son tour un penseur de l’indépendance et de la révolution, en utilisant des thèmes islamiques et notamment chi’ites comme le martyre de l’imam Hoseyn et sa révolte contre l’ini­quité, l’attente eschatologique de l’Imam-guide, la vénération pour l’imam ‘Ali, son épouse Fâtima et la Famille du Prophète... Après une période d’arrestation d’environ deux ans et des pressions politiques très fortes, Shari‘ati choisit finalement l’exil et succomba à une crise car­diaque peu après son arrivée en Angleterre en juin 1977.

Dans la révolution iranienne de 1978-79, les écrits de Shari‘ati, libre­ment publiés depuis sa mort deviennent une source d’inspiration pour l’activisme politique et le militantisme parmi les jeunes. Ils refusent le modèle occidental, ils refusent la dictature aliénante et soumise à l’Occi­dent du Shah, ils refusent aussi l’interprétation traditionnelle de l’islam donnée par les ulémas officiels, trop souvent complaisants avec le pou­voir politique. Certains écrits de Shari’ati ont même été interdits parce que trop critiques pour le clergé, ou jugés trop peu conformes au dogme de l’islam. Très curieusement, l’engouement de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui pour ce penseur déjà lointain, reste très vif, comme j’ai pu en avoir récemment quelques témoignages.

«Massignon mon maître»

L’œuvre de Shari‘ati, qui occupe trente-cinq volumes, est principale­ment composée de textes militants, une réinterprétation révolutionnaire de l’islam chi’ite hostile aussi bien à l’alternative marxiste qu’à l’in­fluence de l’Occident, élaborée lors de causeries ou conférences dans des milieux intellectuels. On y trouve également des textes sur l’islam et l’histoire des religions, et des écrits inclassables, entre poésie et médita­tion philosophico-religieuse, qu’il a appelés ses écrits «de désert» (kavi- riyâf). Il dit lui-même:

«J’ai trois manières de m’exprimer: en faisant des discours, en enseignant et en écrivant. Ce que seul le public aime, ce sont mes discours. Ce que les gens et moi-même aimons en commun, c’est mon enseignement. Ce qui me satisfait moi-même, et je sens que c’est non seulement mon œuvre mais ma vie, c’est d’écrire! Mes écrits sont également de trois sortes, les écrits à caractère social (ejtemâ‘iyât), ceux à caractère islamique (eslâmiyât), et mes “écrits du désert”. Seul le public aime la première catégorie; quant aux écrits sur l’islam, je les aime aussi comme le public, mais ce qui me satisfait vraiment, qui n’est pas seulement mon travail, mon écriture, mais ma vie, ce sont les écrits “de désert”[163]

Le récit — traduit par Michel Cuypers — où Shari‘ati évoque Massi- gnon est précisément tiré de Kavir, «Désert», le seul des écrits «de désert» qu’il publia lui-même en 1969 à Mashhad[164]. Après sa mort, dans les Œuvres complètes, deux volumes curieusement intitulés Causeries de la solitude semblent reprendre et continuer, mais sans rédaction sui­vie, le même style poétique, entre confidence, méditation prophétique et rêve éveillé. Ce titre donné par Shari‘ati serait repris de l’ouvrage d’un certain professeur Chandel dont il prétend, dans de longs passages, tra­duire fidèlement le texte. Ces Causeries, que l’auteur faisait avec lui- même, étaient en réalité des feuilles de classeur écrites en Iran vers la fin des années 1960. Shari’ati gardait ces cahiers avec lui, et les avait notamment emportés en Angleterre où il mourut. Il semble qu’il ne des­tinait pas ces notes à une quelconque publication.

Première remarque: voici des textes de réflexion intime introvertie, poétique, à la première personne, d’un auteur connu par ailleurs comme un homme d’action, un orateur passionné devant des auditoires d’étu­diants pré-révolutionnaires; lui-même souvent arrêté par la police et sur­veillé en permence tant par le régime impérial qui était attaqué que par le clergé chi’ite qui voyait son autorité spirituelle défiée, au nom de l’is­lam, par un jeune agité imbu d’idées modernes. On peut s’interroger sur la représentativité de ces textes: d’une part ils ne reflètent peut-être que le défoulement d’un homme pourchassé par ses ennemis; de l’autre ils contiennent sans doute des codes de protection contre les lecteurs hos­tiles.

Deuxième remarque: Shari‘ati commence par une citation de la Bible traduite librement: «Tu connais le cœur de l’étranger puisque toi aussi tu as été étranger au pays d’Égypte[165]». Curieusement, la formulation choisie par Shari‘ati n’est pas celle de la traduction persane courante[166] [167], il l’avait donc repérée dans une version française et traduite lui-même, mais il la cite comme étant tirée de 1’Ecclesiaste^. Shari‘ati semble tellement aimer cette citation qu’il la paraphrase aussi, écrivant en parlant à Dieu «Je suis comme toi dans ce paradis, je suis seul dans cette multitude de créatures. Toi tu connais mon cœur esseulé d’étranger car toi aussi tu as été seul dans la contrée de l’Être[168].» Le livre, tel qu’il est publié dans les Œuvres complètes (vol. XIII), commence en effet par une longue médi­tation à la première personne sur la Création du monde. L’auteur s’iden­tifie à Adam à la fois selon la dramaturgie musulmane (les anges invités à se prosterner etc.) et selon la doctrine du péché et de la chute commune à la tradition abrahamique. Mais il se réfère également explicitement au Livre de la Genèse et à une ambiance liturgique catholique (musique d’orgue, mélodies grégoriennes)[169] [170]. De plus, à plusieurs reprises, Dieu s’adresse à Shari‘ati/Adam comme un père en lui disant «mon enfant», «mon fils»11.

Troisième remarque: après la chute vient l’esseulement, le désert. Ici, l’éloge du dépouillement, de la solitude. Le désert, c’est la liberté, c’est un océan, c’est aussi le contraire du paradis où coule l’eau fraîche, où les ombrages sont partout. Dans le désert, sous le ciel étoilé du désert, on est en réalité obnubilé par l’idée du paradis. La première initiation spirituelle reçue par Shari‘ati lui est venue d’un maître traditionnel expert dans le creusement des galeries d’irrigation souterraines (kâriz, qanâfy. l’eau de vie sortie des entrailles de la terre. Cet initiateur n’était- il pas comme Khezr/Khadir pour Musâ (dans le récit coranique), comme Shams-e Tabrizi pour Jalâloddin Rumi (le poète persan du XHIe siècle), comme Gabriel pour Mahomet, comme la forme mystérieuse de l’Esprit Saint pour Marie, comme le chant de l’oiseau pour le dernier survivant des Sept dormants d’Ephèse, enfin «comme le nom de Massignon qui fut pour moi celui qui m’a appris à venir à moi et à sortir de moi[171]...» Cette lente montée philosophique se continue, juste avant la présentation de Massignon, par une méditation sur le livre d’Erich Fromm (Honar-e ‘eshq varzidari), qui est déjà une méditation sur l’amour tant spirituel que charnel, agapè et eros, dust dâshtan et ‘eshqu.

Quatrième remarque: dès les premières pages de Hobut, Shari‘ati s’identifie à un personnage mythique (Adam), et mêle sa propre aventure spirituelle à celle des grandes figures qu’il évoque. La frontière entre la réalité vécue et la réalité sublimée et fantasmée est indiscernable. Le désert dont il parle est celui où il a passé une partie de son enfance (à Mazinân), mais c’est aussi une contrée spirituelle. Le personnage de Chandel (voir infra) surgit sans raison au milieu du récit. Puis des figures énigmatiques, Rosace de la Chapelle, Solange Bodin (voir infra), Claude Bernard (un libraire anarchiste, homonyme du grand savant) etc. Parmi ces figures floues, récurrentes, apparaissent également des noms célèbres, comme Jacques Berque, Jean-Paul Sartre, Jean Cocteau, Frantz Fanon... Berque, pour sa part, avait nettement dit n’avoir aucun souve­nir de cet étudiant trop timide sans doute, qui s’était prévalu ensuite de sa fréquentation assidue[172] [173]. Le seul universitaire français qui se rappelle Shari‘ati est Gilbert Lazard, qui dirigea sa thèse de philologie persane et n’en garde pas le souvenir d’un étudiant brillant. Cela ne met pas en doute le fait qu’il ait pu fréquenter Massignon, mais explique sans doute que le portrait qu’il en trace soit si peu concret. L’émotion, après la mort de l’orientaliste, a transformé le portrait en figure mythique.

Le problème de l’identification de Solange Bodin n’est pourtant pas réglé: répondant à la question sur l’influence de Massignon, Shari‘ati évoque cette femme qui lui apprit beaucoup (moralement) en allant visi­ter des étudiants aveugles auxquels elle faisait répéter leurs cours[174]. Cette S. Bodin, d’après Michel Cuypers, ne serait qu’une autre figure dédoublée de Massignon (mais cette action généreuse n’est pas rappor­tée de Massignon dans les sources disponibles sur lui). Cette interpréta­tion, qui n’est pas celle de Vakily[175], n’est pas impossible, malgré le retour, plus loin dans le texte, du nom de S. Bodin sans lien avec Mas­signon (p. 387), mais elle suggère une obsession, chez Shari'ati, du miroir, de la dissimulation, de la double-face. Issu d’une tradition chi’ite où la réserve mentale (ketmân) est élevée au rang d’une règle morale, oppressé par des conditions sociales et intellectuelles qui l’em­pêchaient de s’exprimer, poursuivi à la fois par le pouvoir politique et harrassé par le clergé, Shari'ati n’a pendant longtemps pu être publié que sous la forme de polycopiés ou même de feuillets recopiés à la main au carbone; deux ans après sa mort, on vendait encore à Téhéran des opuscules de lui sous des pseudonymes fantaisistes: ‘Ali Khorâsâni, Mazinâni, Sabzavâri, etc. et c’est seulement en se servant de sa double identité qu’il aurait pu, dit-on, échapper à l’interdiction de sortie du ter­ritoire iranien en 1977.

La confusion entre Massignon et Solange Bodin semble bien réelle, avec une tonalité tragique, lorsqu’il parle, pour évoquer la mort de Mas­signon, de la noyade d’une femme dans la Manche, près de Trouville. Une Solange que Shari‘ati a connue, belle-sœur de M. Bodin chez qui le jeune boursier a habité au début de son séjour parisien, serait effective­ment morte noyée quelques semaines après son arrivée dans cette famille[176]. La place immense de cette Solange dans les «écrits de désert» et son remplacement occasionnel par cette dame Chapelle ou De la Cha­pelle ou Rosace de la Chapelle... montre à chaque fois un lien d’initia­tion, vers l’amour, vers le féminin et la spiritualité du christianisme et une utilisation systématique de la métonymie qui empêche le lecteur de jamais séjourner dans l’anecdote ou le détail. La mort de Louis Massi­gnon âgé et malade n’est pas intéressante, ce qui touche Shari'ati est la mort d’un être adoré, figure de l’amour, initiateur d'agapè. On pourrait dire aussi que Massignon est devenu une figure mythique et féminisée, comparable à la figure de Marie ou de Fatima, femmes que Massignon a lui-même présentées comme se répondant spirituellement dans les deux religions[177].

Cinquième remarque: Shari‘ati ne parle apparemment pas de ce à quoi nous pensons immédiatement en évoquant Massignon, sa foi chré­tienne. Il est impensable qu’il n’en ait pas eu connaissance. Si Solange Bodin est «Massignon bis», alors il dit explicitement d’abord qu’elle [il] obéissait, selon l’expression de Pascal, «à des raisons que la raison ne connaît pas», manière de reconnaître une motivation mystique marquée par la foi chrétienne[178]. Et à la page suivante il ajoute «C’était un[e| catholique fervent[e], l’être chrétien était son eau et sa terre [= elle/il en était pétri/e] ». Il était en effet éminemment dangereux pour un jeune penseur qui prétendait parler de manière neuve de l’islam, de se récla­mer de l’autorité d’un maître chrétien islamologue, de s’inspirer pour réformer l’islam de l’enseignement d’un chrétien. D’où, naturellement à mon avis, la dissimulation de la religion de Massignon, qui n’a été avouée que derrière la façade de Solange Bodin, ce personnage partiel­lement inventé, ou en tout cas réinterprété. Même si Massignon ne posait pas de problème spécifique aux Iraniens, ni pour son rôle politico- diplomatique ni pour ses publications sur un mystique dérangeur, un «orientaliste» pouvait affaiblir la légitimité islamique de Shari‘ati: cela n’a pas empêché Ali Shari‘ati de lui rendre hommage de la manière qu’on a vue; mais on peut comprendre que Purân Shari‘at-Razavi, sa femme, ait passé presque totalement sous silence l’influence de Massi­gnon dans la biographie de 300 pages qu’elle a publiée sur son mari en 1995.

Shari‘ati et le christianisme

Comme le fait remarquer très justement Michel Cuypers, les juge­ments les plus abrupts, hostiles à l’Église en particulier et au christia­nisme en général, se trouvent chez Shari‘ati. Il l’évoque souvent pour dénoncer le pouvoir clérical opposé à la liberté et aux droits de l’homme. Ainsi, il décrit Sartre comme «un esprit sacrifié par l’Église et le capital, dégoûté du monde et de la religion qui, là-bas [= en Occident] sont les deux faces d’une même monnaie»[179]. Ailleurs, évoquant des aspects positifs du christianisme, il semble s’efforcer d’équilibrer son propos par un éloge du bouddhisme ou de l’islam. En somme, on peut dire que non seulement il n’y a aucun signe direct ou indirect d’attirance de Shari‘ati pour le christianisme, mais qu’il cherche à prendre ses distances d’une religion qui pourrait le délégitimer auprès de son auditoire musulman. Une manière de tourner l’affaiblissement qu’une évocation trop positive du christianisme pouvait entraîner sur lui est l’utilisation d’artifices, de prête-noms, de pseudonymes qui se révèlent parfois comme des refuges d’une identité plus intime.

On trouve ainsi, entre autres, dans les Causeries de la solitude, et à plusieurs reprises, une forte méditation — attribuée à Chandel — sur l’incarnation de Jésus et sur la maternité de Marie. Intrigué par ce dis­cours, j’ai cherché à connaître ce penseur qui inspira tant Shari‘ati et dont il se dit également le disciple, bien loin du militantisme et de la politique. Après de laborieuses recherches, j’ai fini par me rendre à l’évidence, à la suite d’ailleurs de plusieurs publications ou travaux récents sur Shari‘ati: Shandel/ Schandel/ Chandell etc. ne pouvait avoir existé que dans l’imagination de Shari‘ati Mazinâni ‘Ali, «Sham‘» (en arabe et en persan, «bougie», c’est-à-dire la «chandelle». Sham‘ est d’ailleurs le nom de plume de Shari’ati dans la presse du Front national iranien en France dans les années I960[180]). Si le maître de Shari‘ati est Chandel son propre moi mythifié, alors le Massignon décrit comme une «idole» est également une sorte de projection par Shari‘ati de son iden­tité idéale.

On trouvera, en annexe, la traduction de quelques textes «chrétiens» de Shari‘ati, tirés des Causeries. Plus explicites encore que les pages sur Massignon traduites par Cuypers, elles susciteront certainement l’étonne­ment, peut-être la consternation des musulmans. Curieusement, les Ira­niens qui se sentent proches de Shari‘ati et connaissent bien son œuvre sont passés à côté de ces textes publiés pour la première fois à Téhéran en 1983, quatre ans après la révolution: époque où Shari‘ati était encore craint par les autorités du fait des résonnances anti-cléricales qu’y trou­vaient les jeunes, et où l’inspiration méditative, introspective et ésoté­rique de ce penseur mort et enterré ne pouvait plus mettre en éveil l’at­tention des censeurs ni du public. Un proche de Shari‘ati m’a dit: oui, je ne sais pas qui est ce Chandel, mais ces textes ne sont pas importants.

Conclusion

Ces textes incompréhensibles, qui pourrait les attribuer à l’homme dont le discours passionné, au début des années 1970, a embrasé, au nom de l’islam, et d’un militantisme politique révolutionnaire, une génération d’iraniens? Qu’on ne s’y trompe pas. Shari‘ati a manifesté avec force son adhésion à l’islam et rien ne saurait la mettre en doute. La biogra­phie écrite par sa femme ne fait aucune allusion à un attachement à une autre religion que l’islam et minimise également l’influence sur lui de Massignon. Les textes cités pourraient n’être que des essais de dialogue intérieur où Shari’ati aurait simplement exprimé une voix chrétienne pour présenter dans sa logique interne le point de vue chrétien. Ils seraient la transposition d’idées entendues sur le christianisme qui auraient intéressé Shari‘ati, comme celles sur l’amour du livre d’Erich Fromm paraphrasé dans Kavir. Aurait-il trouvé la source de ces idées dans des paroles ou des écrits de Massignon? Shari‘ati avait-il d’autres amis chrétiens?

En Massignon, comme l’a montré Michel Cuypers, Shari‘ati a trouvé un point d’application proche des théories de Fromm sur l’amour spiri­tuel, Vagapè opposé à l’éros:

Deux hommes qu’aucune nécessité ne lie, si ce n’est cette pâte intime et pure et dépouillée qui constitue le ‘moi humain originel’ de chacun; un lien tissé non par l’intérêt ni la nécessité, non par la nature ni par la création, mais par la solitude de deux solitaires apparentés... que dire? Enfin, c’est cela que je ressens au sujet de Massignon, jusque dans la moelle de mes os et dans les profondeurs de mon être. Ce que je ressentais dans sa vie, de jour en jour, la main dans sa main, je m’en rapproche, je vais vers ce ‘je ne sais où’ dont nous portons sans cesse la nostalgie, et dans son regard, je vois ce ‘je ne sais quoi’ que nous espérons toujours ardemment retrouver. Voilà cinq ans que je porte tous les jours davantage son deuil, et chaque jour qui passe me rapproche du jour de cet ‘événement’. C’est lui qui m'a appris qu’aimer d’amitié dépasse l’amour-passiori[181].

Massignon est l’occasion d’une fixation qui cherche un sens univer­sel — nostalgie spirituelle — même si les textes marqués dissimulés par des pseudonymes emboités ou montés en miroir attestent bien une réflexion intime et profonde de Shari‘ati lui-même, non un emprunt seu­lement. Ils posent le problème du sentiment mystique sous-tendant le militantisme, étudié par Abdollah Vakily dans son mémoire de l’Univer­sité McGill[182].

On pourrait comparer, ici aussi, son attitude de militant politique mystique à l’attitude, plus sophistiquée sans doute, de Massignon, qui joignait facilement l’extase à l’action politique. Si les textes que j’ai cités sont bien de Shari‘ati lui-même — non simplement traduits d’un autre pour une démonstration quelconque — ils expriment l’ouverture à une expérience religieuse tout-à-fait différente de celle dans laquelle leur auteur a vécu, et cette ouverture me semble a-typique pour un musulman d’aujourd’hui. Ne retrouve-t-on pas ici la démarche de Massignon, unique également dans le christianisme, de prier avec la prière des autres, étranger au désir de détourner la prière de l’autre pour l’attirer vers une conversion. Chez Shari‘ati, on ne peut en aucun cas parler de désir de séduire les chrétiens par une prière à Marie. Il s’agit d’une démarche intérieure devant laquelle ceux qui lisent aujourd’hui ces textes restent indifférents ou perplexes.

Quand Shari‘ati se reconnaît dans la figure de Marie, c’est-à-dire se voit comme un intermédiaire de l’incarnation du Verbe, on voit poindre une tendance que l’identification à Adam, au début des Causeries de la solitude, ou à ‘Eynolqozât en d’autres passages, vient amplifier. Ailleurs encore, il se compare au Prophète de l’islam. C’est une vocation pro­phétique que Sharfati, par prudence sans doute, a tenté de dissimuler. C’est le message qu’il délivre à plusieurs reprises et qui constitue un thème récurrent des écrits de désert, celui de la solitude. D’une part, comme les soufis ou les moines qui se séparent du monde ou de la société distrayante, il cherche la solitude, le désert, s’identifiant à Dieu. D’autre part, il cherche l’amour, remède à la solitude. Et dans Kavir, il dit clairement à plusieurs reprises ce qu’il attribuera plus tard à Chandel, que Dieu n’aime pas la solitude et cherche à la vaincre en créant une créature pour l’aimer.

«Je suis comme toi dans ce paradis, je suis seul dans cette multitude de créatures. «Toi tu connais mon cœur esseulé d’étranger car toi aussi tu as été seul dans la contrée de l’Être.» Crée.donc une créature pour qu’en elle je trouve l’apaisement. La souffrance, c’est de n’avoir personne[183]

Plus loin, il écrit:

«Ce que Dieu voulait et veut, c’est connaître quelqu’un. H ne voulait pas rester seul à respirer dans le désert du néant, rester inconnu derrière le rideau du mystère, pour l’éternité. [...] Celui qui est d’une richesse sur­abondante a besoin de trouver un nécessiteux pour donner[184]...»

Telle est, selon le texte attribué à Chandel, la supériorité du Dieu chrétien, non plus seul dans son ciel lointain, mais proche des hommes par l’incarnation. Shari‘ati a sans doute perçu ce message en fréquentant Massignon, même s’il a eu d’autres rencontres et d’autres lectures, même s’il déborde le christianisme pour donner à sa quête spirituelle la qualité d’une nostalgie existentielle de l’amour. Le caractère particulier de Massignon, chrétien entièrement tourné vers l’islam, orientaliste fran­çais engagé malgré son grand âge dans le militantisme pour l’indépen­dance algérienne, savant inspiré... a certainement fasciné SharTati comme l’a fasciné la figure du martyr mystique iranien du XIIème siècle, ‘Eynolqozât, qu’étudièrent aussi des écorchés vifs, convertis ou révoltés, à la manière de ce dérangeur de Hamadân que les ulémas finirent par faire exécuter (crucifier ou brûler vif...)[185].

* *

*

Annexe: textes chrétiens de Shari‘ati

Je donne ici quelques citations significatives glanées dans des textes parfois très décousus.

«C’est Marie qui a fait descendre de son trône ce Yahvé sec et hautain, indifférent dans sa toute-puissance, qui trônait avec ses anges et qui piéti­nait la création comme un village en ruine et lui jetait à peine de temps à autre un regard de pitié; c’est elle qui le fit venir sur la Terre, le rendit tendre et apprivoisé sur la terre. Lui qui n’était accessible au regard de per­sonne s’est incarné dans le visage immaculé et bon de son Jésus. Oui! est- ce que Jésus ne serait donc pas Dieu? C’est Marie qui fit venir Dieu sur la Terre et l’a façonné sous les traits d’un homme et c’est César qui le mit en croix et le cloua aux quatre membres... Mais c’est encore l’œuvre de Marie: c’est elle qui fit descendre Dieu sur Terre et le fit monter de la terre sur le ciel du gibet et cette fois Dieu a fait Vascension [français dans le t.] de son gibet dans le ciel de sa solitude... Mais dans cette descente et dans cette ascension dans son essence des transformations très importantes se sont produites dont la Théologie [français dans le t., «hekmat-e elâhi»] nous parle et qu’elle commente.»[186]

D’autres passages, parfois fervents, manifestent une connaissance intérieure du christianisme. Shari‘ati parle avec émotion du dogme de l’incarnation, de la trinité, du salut par la mort du Christ, de la valeur fondatrice de la charité... Dans une annexe à Kavir, intitulée «Chers amis», Shari’ati se dit, à la manière du père de Mowlavi (Bahâ’-e Valad), poursuivi par une idée qui le fait suffoquer[187]. C’est l’idée qu’un écrivain est rendu fécond (âbe start) par les mots...

«Et Marie, comment est-elle devenue enceinte du Christ? Dans ce monde, le vent mystérieux souffle en permanence, comme le vent du printemps et comme l’esprit à'esfand [fin de l’hiver en Iran] qui rend «enceinte» la terre sombre de l’hiver et la fait germer dans le désert brûlé et silencieux du paradis. L’Esprit saint qui a fécondé la Vierge Marie de la grandeur et du miracle du Christ, c’est ce souffle. L’espace en est plein, il faut qu’il des­cende dans un gouffre fertile et se traîne au bord d’un ruisseau, d’une source, ou au moins d’une humidité, et (elle) ouvre ses bras à tout son être et s’offre à lui jusqu’à enfanter le Christ, jusqu’à être Marie, jusqu’à être Dieu! jusqu’à être confondue avec Dieu. Et c’est une grandeur étonnante: la Trinité du christianisme est une telle confusion et si belle: le Christ et Marie et Dieu, le Fils, le Père et l’Esprit-Saint, tout trois un et quel grand Un, Dieu, tout trois! »

[Shari’ati évoque l’assimilation de ‘Ali à Dieu par certaines sectes chi’ites extrémistes et la compare à l’incarnation. Dans l’islam, seul Mowlavi a compris le sens de cette maternité de Marie. Tout le sens de Kavir est ici explicité: la chute, le désert, le retour vers le paradis.]

Un autre passage des Causeries de la solitude utilise un redoublement de la dissimulation pour décrire ce qui pourrait-être une expérience per­sonnelle que Shari‘ati aurait voulu, pour des raisons de prudence aisé­ment compréhensibles, dissimuler à ses proches et qui n’était pas desti­née à la publication[188]:

Un général romain célèbre, Alios [= ‘Ali Shari‘ati...?], eut foi en Jésus et en Marie. On dit qu’un jour, un mercredi soir du mois de mars du premier siècle chrétien, il était à son poste dans Un état intermédiaire entre le som­meil et la veille, il eut un songe: soudain il vit Marie qui lui apparut et l’ap­pelait à la foi en Christ en lui demandant de délivrer le christianisme des serres de César afin que le gouvernement des cœurs pleins d’amour l’em­porte sur les têtes pleines d’armes et que l’amour prenne la place du glaive. L’officier romain fut pris d’une attirance pour cet appel mais ne savait y

répondre car nul ne connaît le chemin secret de l’amour et de la foi... Il essaie de résister, mais en vain, la foi l’a saisi. Chaque soir, secrètement, il sort du palais et se rend à une chappelle [sic! en fr. dans le texte[189]] et s’agenouille devant une icône de Marie qui porte son Jésus sur sa poitrine ou de Marie dont le Jésus a été cloué de quatre clous et monté sur le gibet et il murmure une prière et il lit des versets de l’Évangile... des versets qui si on les entendait, et de sa bouche, constitueraient un délit impardonnable ! Il ne peut rien faire pour éviter de revenir toujours devant cette icône. Sa prière:

«O! Sainte Marie, O Mère du Christ! s’ils te chassent de Rome, s’ils m'exilent de Rome, que ferai-je? Sans toi, dans cette ville de plusieurs mil­lions d’êtres sauvages, sans toi dans cette terre de sang, de vengeance et de sabre, O Mère du Christ, qui ruisselles comme un ruisseau de lait chaud matutinal dans mon cœur enténébré, O toi comme une aube dans les ténèbres de mon cœur, dans mes nuits obscures tu es un lever de soleil per­manent! O sainte Marie, O mère du Christ! sans toi Rome est insuppor­table, ô visage de beauté et de pureté de l’Orient, ô aimée de Dieu, épouse de Dieu, ô mère du Christ! sans toi Rome est insupportable, ô esprit clé­ment et splendide de l’Orient! souffle dans le corps assoiffé et vide de Rome, incarne-toi en lui afin que mon pays vive. O Marie, ô sainte Marie, mère de Jésus! épouse parfaite du Seigneur! dans Rome la vie est froide, aimer est difficile, que sais-tu? ô toi la plus belle et la meilleure fille de Jérusalem! des efforts que j’ai faits pour ne pas vouloir le Christ, pour ne pas t’aimer, pour que la foi en vous n’envahisse pas mon cœur.[190] Mais ce n’est pas moi qui commande à mon cœur, c’est toi qui es plus forte que l’empereur qui règne sur son pays, sur les hommes de son pays et qui as mis la main sur lui [= mon cœur?].

Si tu savais quelles pensées j’ai eues, quels serments j’ai faits, quels poings j’ai frappés, dans la solitude, de colère, contre les murs de ma maison, pour que tu ne saches pas qu ’un officier de Rome a eu son cœur pris au piège de l’amour pour le Christ et pour Marie et malgré tout cela mainte­nant si tu trouves le feu de la fièvre amoureuse [mehr: Mithra'l} dans la forme de chacun de mes mots, tu brûlerais, heureusement que tu ne sais pas! heureusement que je ne relâche pas mon attention un instant car il faut que je te laisse inattentive à ce qui se passe à l’intérieur de moi pour que tu ne saches pas qu ’un officier romain est devenu aussi impatient de toi qu’un moine de Palestine! que dis-je? un moine palestinien? un gnos- tique oriental? j’ai encore essayé de ne pas te faire savoir ce qui se pas­sait à l’intérieur de moi afin que tu restes confiante, toi esprit beau de Jérusalem, comme l’image de l’icône. Quelle immense chance j’ai, tu as aussi, mère de mon Jésus, ô la plus belle des filles de Jérusalem car mon monde est tout entier dans la dissimulation, tous mes efforts consistent à ne pas dire, quelle grande chance j’ai, tu as, ô mère de mon Christ! ô le plus tendre des esprits de l’Orient car «tu es l’icône de toi-même», non de ton «être à toi» (khishtan-e khish) car tu es une icône sur un tableau, non, la mère de Jésus dans un cœur, car tu es celle qui es en moi, non celle qui es sur le tableau! et c’est pourquoi tu n’entends pas mes paroles, que tu ne ressens pas l’esprit de mes paroles et la douleur de mes mots et quelle chance j’ai, tu as, ô épouse bonne et droite de Dieu, ô toi qui as le Saint- Esprit dans les bras et Jésus dans ton giron, ô toi dont mon Christ boit le lait de ton âme et grandit et devient fécond et devient le Christ, l’esprit de Dieu, toi tu élèves le Verbe de Dieu dans tes bras, tu as enfanté le Verbe de Dieu, tu lui as donné le lait, tu le caresses, tu l’embrasses, tu humes son parfum, tu le fais vivre, tu le fais grandir, tu l’élèves, dans tes mains qui sont la bonté incarnée, la caresse incarnée, dans ton giron qui est le refuge des têtes blessées, dans tes bras qui sont la niche de prière du cœur souf­frant, tu le couches et l’éveilles... quelle chance j’ai moi, tu as toi, les mots sont trop faibles, la langue est étrangère, dire est un viol de l’intimité (nâ- mahram), car le calame est un bois sec, l’encre sèche, la langue ne sait se plier, les phrases ne contiennent pas assez, les sons restent cois et les mots se cassent, l’air prend feu et l’espace se disperse... Quelle chance j'ai moi, et tu as toi, d’être l’icône de Marie, et moi d’être le prisonnier de César! Quelle chance j’ai moi, quelle chance tu as toi, que je sois dans la peine nuit et jour, dans l’effort, dans la prière pour que sur cet incendie je répande des cendres, de l’eau, que je l’éteigne, et toi aussi dans cette tâche, quelle aide tu apportes, quelle contribution! »

Références

     Michel Cuypers, «Une rencontre mystique: ‘Ali Sharî‘atî — Louis Massi- gnon: un texte de ‘Ali Shari'ati, présenté et traduit par M. C.».- M1DE0,- 21 (1993), pp. 291-330 (réédité simplifié, sans la traduction in: Louis Massi- gnon et ses contemporains.- Jacques KERYELL, ed. Paris, Carthala, 1997, pp. 309-328).

     Ali Rahnema.- An Islamic utopian. A political biography of AH Shari'ati.- London, LB. Tauris, 1998

     ‘Ali SharTati, «Hobut» dar «Kavir».- Tehran, Câpaxsh, 5ème éd., 1371 (= Œuvres complètes, XIII).- IX-643 p. [La «chute» dans le «désert»]

     ‘Ali SharTati, Goftogu-hâ-ye tanhâ’i.- 2 vol.- Tehrân, Munâ/Âgâh, 1362 (= Œuvres complètes, XXXIII).- 2 vol., III-688 p. + pp. 689 à 1360. [Les causeries de la solitude]

     Dr Purân Shari‘at-Razavi.- Tarh-i az yek zendagi (dar bâra-ye zendagi-e Dr ‘Ali Sari'ati).- Tehrân, Câpaxsh, 1374. [courbe d’une vie, sur la biogra­phie de Shari ‘atij.

     Abdollah Vakily .- Ali Shariati and the mystical tradition of Islam.- A The­sis presented... McGill University [Institute of Islamic Studies], Montreal... Master of Arts, 1991.- 195 p., unpublished.

INDEX

 

‘Abduh, Mohammad: 99

Abrahmique, religion —: 110

Abu Hâmid (voir Ghazâli, Moham­mad)

Abu Ya’qub Sijistâni: 65

Abu Yazid Bastâmi (ou Bestâmi/ Bistâmi): 38; 54; 57

Afghani, Jamaluddin (ou Jamâlod- din Asadâbâdi, réformateur musul­man 1838-1897): 99

Afghanistan: 20; 97-102

Agha Khan III (Sultan Muhammad

Shâh, 1877-1957): 72

Ahl-e Haqq: 67; 69; 71; 73

Ahwaz: 17; 20

Algérie, guerre d’—: 85; 112; 121

Anquetil Duperron, Abraham H.

(Abraham Hyacinthe): 44

Ansâri, ‘Abdollâh: 99-102 arabe, langue —: 43-48; 108

Arasteh, Reza: 14

Arnaldez, Roger: 48

aryens et sémites: 65

Association France-Iran -. 15

Attâr, Farid od-Din: 77; 89-95

Aubin, Jean: 15

Avicenne (Millénaire d’)'. 15; 21; 23

Aziz, Abualy: 72

Bâbâ Kuhi (voir Ibn Bâkuyé)

Badakhshan (région du Tadjikestan): 14; 65; 67

Bakou (Congrès orientaliste, 1930): 17

Balkh: 97

Bastami (voir Abu Yazid Bastâmi)

Bayza (lieu natal de Hallâj): 17

Beaurecueil, Serge Laugier de: 100;

101

Benveniste, Émile:7; 8; 9; 10; 14;

15

Berque, Jacques: 112; 115

Bloy, Léon: 45, 78; 79; 85

Bodard, Albert (ministre de France en Iran, 1937-40): 18

Bode, Ardashir: 14

Bouddhisme: 117

Bounourre, Gabriel: 90

Browne, E.G.: 107

Brunschwick, Robert:9

Chandel, professeur —: 113; 118;

121

Christianisme (voir aussi “melkite, Église “Marie, mère de Jésus”): 39; 85; 86; 110; 114

Collège de France -. 19

Contenau: 14

Corbin, Henry: 21; 25; 26; 31-42

Cuadra, Luis de: 89

Cuypers, Michel: 113; 115; 117;

118; 119

Dandamaev: 14

Darmesteter, James:8

Dauvillier, Jean: 13

Demombynes, Gaudefroy: 19

Département d’Iranologie : 15

Digard, Jean-Pierre: 10

druzes: 61; 63; 69; 73

Dumézil, Georges: 13

Ecole pratique des Hautes études-,

19

Eghbal, ‘Abbas (voir Eqbâl, ‘Abbâs)

Eqbâl, ‘Abbâs: 20

‘Erâqi, Fakhr od-Din: 109

‘Eyn ol-Qozât Hamadâni: 59; 109;

120

falsafa (philosophie hellénisante): 33; 46; 62

Faouzia: 18

Fârâbi, Abu Nasr: 109

Farhâdi, Rawân: 105

Fârs: 17

Fatima: 34; 80-83; 85; 112

Fàtimides: 68

fotovvat/futuwwa (“chevalerie spiri­tuelle”): 25; 67

Fouchéchour, Charles-Henri de: 10

Fromm, Erich: 115; 119

Ghavam-Nejad, Mehdi: 10

Ghazali, Ahmad: 19; 52; 55; 107; 110

Ghazâli, Mohammad (Abu Hâmid, “Imâm”): 19; 32; 51-59

Ghirshman, Roman: 14

Ghulât (shi’ites extrémistes): 61-75

Gilson, Etienne: 31

Gobineau, Arthur: 65

Goldziher, Ignaz: 53; 54

Golfe persique: 17

Grousset, René: 14

Hackin, Joseph: 98

Haydar Amoli: 35

Hekmat, ‘Ali-Asqar: 23; 24

Helleu, Mme: 15

Herat: 97; 102

Horovitz, Joseph: 83

Hourcade, Bernard: 10; 11

Hunayn b. Ishâq: 47

Ibn ‘Abbâs: 51

Ibn ‘Arabi: 35; 36; 40; 42; 101;

107; 108

Ibn Bakuyé: 17

Ibn Khafif: 17

Ibn Rushd (Averroës): 33; 52

Ibn Sab’in: 33

Ibn Tufayl: 52

Ibrâhim b. Adham: 64

Ikhwân al-Safâ: 63

incarnation (holul): 39; 53; 61

Institut d’études iraniennes:"!-\\\

19; 22

Ismaélisme, Ismaéliens (voir aussi “Agha Khân”, “druzes”, “qar- mates”, “Ikhwân al-Safâ”, “Fâti- mides”): 46; 61; 62; 68; 84

Ivanow, Wladimir: 66

Jambet, Christian: 78

Jâmi: 99

judaïsme: 78; 110

Kaysâniyya: 62

Kermânshâh: 18

Kéryell, Jacques: 13

Khattâbiya: 62-69

Khayrkhâh-e Harâti: 69

Khorassan: 17; 20; 108; 109

Khormuzta: 66; 69

Khorramiyya: 64

Khorramshahr (ou Mohammerah):

17; 20

Khurâsâni, Fidâ’i: 72

Khuzistan: 20

Kotobi, Françoise: 10

Kurdes: 18

Lammens, Henri: 81

Laoust, Henri: 15

latinisation de l’alphabet: 18

Lazard, Gilbert: 15; 115

Lemaître, Solange: 18

Malâmati: 34

Malek (bibliothèque à Téhéran): 20

Manichéisme: 63; 65; 66; 71

Marçais, William: 19

Maricq, André:8

Marie, mère de Jésus: 83; 114-124

Maritain, Jacques et Raïssa: 78; 90

Mashhad: 20; 21

Maspéro, Gaston: 89

Massé, Henri:9; 14; 15

Massignon, Daniel: 21

Maugras, Gaston (ministre de France à Téhéran): 18

Mazdakisme: 63; 64

Mazdéisme: 63; 65

Mechhed ( voir Mashhad)

Melkite, Eglise —: 48

Menasce, P. Jean de:7; 8; 13-16;

Minorsky, Vladimir: 14

Mô‘in, Md: 21

Molé, Marijan:8; 15

Mollâ Sadrâ Shirâzi: 31; 58; 107

Monteil, Vincent: 16

Mosaddeq, Md: 23; 24; 111

Moubarac, abbé Youakinr 43

mubâhala (ordalie des chrétiens de

Najrân): 62; 67; 81-82

mundus imaginalis (ou ‘âlam al- mithâl): 35

Murtadâ al-Zabidi: 51; 57

Naficy, Said: 14; 21

Nâguri, Hamid od-Din: 107; 109

Nanda Anshan, Ruth: 14

Narsaï (docteur nestorien):13;

Nâser od-Din Shâh: 99

Nicholson, Ronald: 107

Nikitine, Basile: 18

Nishapur: 17; 20

Nuri, Abo’l-Hasan: 56

Nusayri: 67; 69; 70; 73; 83

Oberlin, Pr: 21

Olender, Maurice: 44

Pahlavi, Mohammad-Rezâ Shâh:

18; 20; 21; 24

pashto: 98

Pellat, Charles:9

Pelliot: 14

Perron, Ernest: 24

persan (langue persane et enseigne­ment du persan) :7-ll; 19; 26-27; 46

Plotin: 35; 109

Porter, Yves: 10

Qarmates: 34; 61; 63-65; 68

Qazvini, ‘allâma Mohammad: 20;

105; 106

Qezelbâsh: 69; 70; 73

Qonavi, Sadr od-Din: 109

Qotb od-Din Shirâzi: 31

Qummi, ‘Ali b. Ibrâhim: 79

Rad, Dr Sami: 21

Rasht: 17

Renan, Ernest: 32; 44; 65; 99

Richard, Yann: 10

Rida, Rachid: 99

Rumi, Jalâl od-din (ou Mowlavi): 114; 122

Ruzbehân Baqli Shirâzi: 17; 39

Sadighi, Gholam-Hossein (voir

Qolâm-Hoseyn Sadiqi)

Sadiqi, Qolâm-Hoseyn: 21; 23; 24; 25Sadr od-Din Shirâzi (voir Mollâ Sadrâ)

Salmân Pâk: 34; 65; 66-69; 83-85

Sami‘i, Hoseyn (Adib os-Saltana):

18

Sami, ‘Ali: 14

Sanâ’i, Hakim: 97; 99

sanskrit'. 44

Semnâni: 39

Sepahsâlâr (madrasa et bibliothèque à Téhéran): 20

Shari‘ati, ‘Ali: 86; 110; 111-124

Shâyegân, Sd ‘Ali: 24

SHI’ISME, SHI’ITES (voir aussi “ghu- lât”, “khattâbiyya”, “kaysâ- niyya”): 34; 35; 46; 77-87 '

Shibli: 36

Siassi,               Ali-Akbar          (Ali-Akbar

Siyâsi): 19; 21; 24

Silvestre de Sacy (Antoine Isaac): 61; 62

Société des études iraniennes: 15

Sohravardi, Yahyâ: 19; 22; 31; 32; 34; 36

Soufisme, soufis: 64; 67; 99; 108; 109

syriaque, langue —: 47

Taqizâda, Sd Hasan: 105; 106

Université de Téhéran : 19

Vakily, Abdollah: 119

Violet: 8

wahdat al-wojud (“monisme existen­tiel”, “unicité du réel”): 33; 35; 101; 109

Wahhâbisme: 98

Weygand, général: 18

Zâher Shâh: 98

 

LISTE DES CONTRIBUTEURS

Michel Boivin, enseignant, chercheur associé au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud, auteur notamment de Les Ismaéliens. Des communautés d’Asie du Sud entre islamisation et indianisation, Maredsous, Brepols, 1998.

Christian Destremau, auteur, avec Jean Moncelon, de la biographie de Massi­gnon, Paris, Plon, 1994.

Philippe Gignoux, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (5ème section, Sciences religieuses), auteur notamment de l’article «Louis Massi- gnon et Jean de Menasce» in Louis Massignon et ses contemporains, Jacques Keryell, ed., Paris, Karthala, 1997, pp. 155-162.

Christian Jambet, professeur de philosophie en Première supérieure, auteur notamment de La logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Paris, Le Seuil, 1983 et de La grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme Ismaélien, Lagrasse, Verdier, 1990.

Jacques Keryell, a notamment dirigé la publication des livres suivants: — Louis Massignon, L’Hospitalité sacrée, Textes inédits présentés par J. K., Préface de René Voillaume.- Paris, Nouvelle Cité, 1987; —Jardin donné. Louis Massignon à la recherche de l’Absolu, Paris-Fribourg, Saint-Paul, 1993; — Louis Massignon et ses contemporains, Paris, Karthala, 1997; — Louis Massignon au cœur de notre temps, Préface de B. Boutros-Ghâli, Paris, Karthala, 1999.

Gilbert Lazard, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, ancien directeur de l’institut d’études iraniennes. Auteur notamment de La formation de la langue persane, Paris, Institut d’études iraniennes, 1995 (Travaux et mémoires de l’institut d’études iraniennes, 1).

Yvon Le Bastard, islamologue, professeur d’arabe à l’institut catholique de Paris, École des langues et civilisations de l’Orient ancien.

Pierre Lory, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (5ème sec­tion, Sciences religieuses). Auteur notamment de Alchimie et mystique en terre d’islam, Lagrasse, Verdier, 1989 (Islam spirituel).

Ehsan Naraghi, ancien professeur à l’Université de Téhéran, ancien conseiller à l’UNESCO, auteur notamment de — «Élite ancienne et élite nouvelle dans l’Iran actuel, avec une note sur le système d’éducation», Revue des Etudes Islamiques, XXV (1957), pp. 69-80; — Des palais du chah aux prisons de la Révolution, Paris, Balland, 1991; — Enseignement et changements sociaux en Iran du Vile au XXe siècle: Islam et laïcité, leçons d’une expé­rience séculaire, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1992.

Éric L. Ormsby, professeur d’islamologie à l’Université McGill (Montréal). Auteur notamment de Theodicy in Islamic Thought: The dispute over al- Ghazâlî’s ‘Best of all Possible Worlds’, Princeton, Princeton University Press, 1984.

Eve Pierunek, maître de conférences de littérature persane à la Sorbonne nou­velle, auteur d’une monographie à paraître sur Fakhroddin 'Erâqi, Téhé- ran/Paris, IFRI (Bibliothèque iranienne).

Nasrollah Pourjavady, directeur du Centre des Presses Universitaires d’Iran (Markaz-e nashr-e dâneshgâhï), auteur notamment en français de — Mélanges littéraires et mystiques, Téhéran, Presses universitaires d’Iran, 1998; — «Hallâj dans les Savânih d’Ahmad Gazzâli», Luqmân, XIV, 2 (printemps-été 1998), pp. 7-16; — «Massignon et la notion hallâjienne de l’amour essentiel», Luqmân, XV, 2 (printemps-été 1999) n°30, pp. 27-36. Yann Richard, professeur de langue et civilisation iraniennes à la Sorbonne nouvelle, directeur de l’institut d’études iraniennes, auteur notamment de L’islam chi’ite: croyances et idéologies, Paris, Fayard, 1991.

Pierre Rocalve, ancien ambassadeur de France dans divers pays arabes, auteur notamment de — «Louis Massignon et le shî‘isme», Luqmân, VII, 2 (prin­temps-été 1991), pp. 21-34; Louis Massignon et l’islam: place et rôle de l’islam et de l’islamologie dans la vie et l’œuvre de Louis Massignon, Damas, Institut Français de Damas, 1993 (Témoignages et documents, 2); — «Louis Massignon et Henry Corbin», Luqmân, X, 2 (printemps-été 1994), pp. 73-86; — «Louis Massignon et l’Iran», in Louis Massignon et le dia­logue des cultures, Daniel Massignon, ed., Paris, Cerf, 1996, pp. 307-329; — «Louis Massignon et Abraham», Luqmân, XIII, 2 (printemps-été 1997), pp. 27-36; — «Louis Massignon et Louis Gardet, mystique(s) en dialogue» in Louis Massignon et ses contemporains, lacques Keryell, ed., Paris, Kar­thala, 1997, pp.125-140.

TABLE DES MATIÈRES

Ève Pierunek et Yann Richard. Introduction ....................  1

Eléments biographiques

Gilbert Lazard, Histoire de l’institut d’études iraniennes ....    7

Philippe Gignoux. Louis Massignon et le Père Jean de Menasce         13

Pierre Rocalve. Voyages et missions de Louis Massignon en Iran 17 Ehsan Naraghi. Massignon et les Iraniens, rencontres...............      23

Approi hes orientalistes

Christian Jambet. Le Soufisme entre Louis Massignon et Henry

Corbin.............................................................................    31

Yvon Le Bastard. La question des langues chez Massignon: arya- nisme et sémitisme, profane et sacré................................................ 43

Vision massignonienne de l’islam iranien

Eric Ormsby. Abû Hâmid al-Ghazâlî vu par Louis Massignon . .        51

Michel Boivin. Ghulât et chi'isme salmanien chez Louis

Massignon......................................................................... 61

Pierre Lory. L'islam chi'ite dans l'œuvre de Louis Massignon .            77

Jacques Keryell. La place du poète persan ’ Attâr dans l’œuvre de

Louis Massignon ............................................................    89

Christian Destremau. Louis Massignon et l'Afghanistan ....    97

Echos massignoniens en Iran

Nasrollah Pourjavady. Importance de la connaissance de Massignon

pour les Iraniens............................................................    105

Yann Richard. ‘Ali Shari'ati et Massignon ...................   111

Index ............................................................................    125

Liste des contributeurs................................................... 129

Table des matières .........................................................  131

PRINTED ON PERMANENT PAPER • IMPRIME SUR PAPIER PERMANENT • GEDRUKT OP DUURZAAM PAPIER - ISO 9706
ORIENTALISTE, KLEIN DALENSTRAAT 42, B -3020 HFRENT

Travaux de l’Institut d’études iraniennes

1.       É. Benveniste, Titres et noms propres en iranien ancien, J 966 (épuisé)

2.       J. de Menasce, Feux et fondations pieuses dans le droit sassanide, 1964 (épuisé)

3.       M. Molé, La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, 1967 (réimprimé 1993)

4.       C.-H de Fouchécour, Lu description de la nature dans la poésie lyrique persane du XI‘ siècle. Inventaire et analyse des thèmes, 1969 (épuisé)

5.       J. de Menasce, L e Troisième Livre du Denkart, traduit du pehlevi, 1973

6.       A Boulvin, Contes populaires persans du Khorassan. I. Analyse thématique accompagnée de la traduction de trente-quatre contes, 1975

7.       A. Boulvin et E. Chocourzadeh, Contes populaires du Khorassan, II. Trente-six contes traduits. 1975

8.       J Blau, Le kurde de Amâdiya et de Djabal Sindjâr. Analyse linguistique, textes folkloriques, glossaires, 1975

9.       Ph. Gignoux et al.. Pad nâm-i yazdân. Etudes d’épigraphie, de numismatique et d’histoire de l’Iran ancien. 1979

10.     M. Reut, Qataghan et Badakhshan, description du pays d’après l’enquête d’un ministre afghan en 1922, rédigée par Koshkaki, texte persan et traduction fran­çaise. 3 vol. (publication du CNRS), 1979

11.     Gh Gnoli, De Zoroastre à Mani. Quatre leçons au Collège de France, 1986

12.     M Gaillard. Le livre de Samak-e Ayyâr. Structure et idéologie du roman persan médiéval, 1987

13.     P Briand et C. Herrenschmidt, eds., Le tribut dans l’Empire perse, 1989

14.     J. Kellens, Zoroastre et l'Avesta ancien. Quatre leçons au Collège de France, 1991

15.     D. Septfonds, Le Dzadrâni. Un parler pashto du Paktyâ (Afghanistan). 1994

Travaux et mémoires de l’Institut d’études iraniennes

1.       G. Lazard. La formation de la langue persane. 1995

2.       O, Bast, Les Allemands en Perse pendant la Première Guerre mondiale. 1997

3.       A Kian- Thiébaut, Sec ularization of Iran. 4 Doomed Failure)1 The New Middle Class and rhe making of Modern Iran, 1998

4.       Correspondance Corbin-Ivanow, éditée par Sabine Schmidtke, 1999

5.       E Pierunek et Y. Richard (sous la dir.) Massignon et l’Iran, 2000

Documents et ouvrages de référence

1.       I.M. Oranskij. Les langues iraniennes, trad, du tusse par J. Blau. préf. de G. Lazard, 1977

2.       .1. Blau, Manuel de kurde (dialecte sorani), 1^80

3.       G.M Bongard-Levin et E.A. Grantovskij, De la Scythie a l'Inde. Enigmes de l'his­toire des anciens Aryens, trad, du russe par Ph Gignoux. 1981

Louis Massignon et l’Iran

sous la direction de Ève Pierunek et Yann Richard

(Travaux et mémoires de l’institut d’études iraniennes, n° 5) .

Louis Massignon (1883-1962), islamologue et arabisant français qui marqua les études orientales et les relations islamo-chrétiennes, avait plus d’un lien avec la culture persane. Formé aux méthodes classiques, il connaissait évidemment le persan. Le mystique al-Hallâj (exécuté à Bag­dad en 922), dont il fit son sujet central, était d'origine iranienne et c’est en Perse qu’il faut chercher une partie des sources de sa biographie, de sa doctrine et de son martyre Massignon s’était rendu à plusieurs reprises en Iran, où il avait utilisé toutes les ressources de sa grande liberté de parole pour briser certains blocages. Mais surtout il a laissé auprès de certains Iraniens des traces intellectuelles et spirituelles non négligeables,

Ce livre reprend les communications d’un colloque organisé à la Sor­bonne nouvelle le 15 octobre 1994. Massignon avait été le premier direc­teur de l'institut d’études iraniennes dont le redécoupage universitaire des années 1970 a lié le destin à cette université. À ce titre, la réunion devait rappeler la place des études iraniennes à côté des études d’arabe et d’islamologie, l’importance de la culture persane dans l’histoire reli­gieuse et spirituelle du monde musulman.

Eve Pierunek est maître de conférences, Yann Richard est professeur, a l’institut d’études iraniennes de la Sorbonne nouvelle.

1     Le livre de Matti Moosa, Extremist Shiites: the Ghulât sects, Syracuse/New York, Syracuse University Press, 1988, ne concerne pratiquement que les groupements chi'ites idéologiques contemporains; voir M.G.S. Hodgson, «Ghulât», El1 2 s.v. Sur ce sujet, il est essentiel de consulter le livre novateur de M.A. Amir-Moezzi, Le guide divin dans le chi'isme originel, Lagrasse, Verdier, 1992. L’auteur démontre que les premiers Imams, donc le chi'isme primitif, partageaient certaines de leurs croyances avec les ghulât. Ce qui signifie ni plus ni moins que les ghulât représentent sans doute le chi'isme authentique des origines.

2     Voir en particulier Antoine Isaac Silvestre de Sacy, «Mémoires sur la dynastie des Assassins», Mémoires de l 'institut royal, IV, 1818, pp. 1-85.



[1] C’est en 1939, au palais du Golestân, lors des festivités du mariage de la princesse égyptienne Faouzia avec Mohammad-Rezâ Pahlavi, alors prince héritier, que Massi­gnon. qui faisait partie de la délégation officielle française, eut ce commentaire adressé à Solange Lemaître — mais proféré assez fort pour choquer les diplomates présents — sur la grande lenteur du cortège: « Ne l'oubliez pas: ce sont les prostituées qui entreront les premières dans le royaume des cieux.» (in J.-F. Six. ed., Louis Mas­signon, Pans, L’Heme. 11962], p. 443.) Voir aussi dans l'article d’E Naraghi le rôle joué par Massignon dans la libération d'un intellectuel iranien.

[2] Gholâm-Hoseyn Sadighi, (1905-1991), auteur de Les mouvements religieux iraniens aux Ile et au Ille siècles de l’hégire, Paris, 1938

2 II s’agit de l’introduction analytique substantielle (110 p.) de H. Corbin au livre qu’il a publié avec Mortazâ Sarrâf, Traités des Compagnons-Chevaliers {Rasa’il-e javân- mardân). Recueil de sept «Fotowwat-Nâmeh», Téhéran/Pans, Bibliothèque iranienne n°20, 1352/1973.

' Ehsan Naraghi, «Élite ancienne et élite nouvelle dans l’Iran actuel, avec une note sur
le système d’éducation», Revue des études islamiques, XXV (1957), pp. 69-80.

[5]   Enseignement et changements sociaux en Iran du Vile au XXe siècle: Islam et laïcité, leçons d'une expérience séculaire, Pans, Éditions de la Maison des sciences de l’homme. 1992.

[6]   IX vaut les protestations, cette mesure a, depuis, été rapportée (Y. Richard).

1 «Post-scriptum biographique à un entretien philosophique», in Henry Corbin («Cahier de l’Heme», Ch. Jambet éd., Paris, 1981), p. 40.

[8] II s’agit de l'édition lithographiée à Téhéran, datée de 1315h/l 897-98. Louis Massi­gnon en offrit un exemplaire à H. Corbin en 1928. A preuve de ce que l'ouvrage ne

quitta plus celui-ci, cette inscription, p. 544 de la lithographie (qui servit à l’édition de Sohravardî dans la Bibliothèque iranienne et aux cours ultérieurs sur Mollâ Sadrâ aux Hautes-Études): «Fini d’imprimer mon édition le 12 janvier 1952».

[10]  Sohravardî, Le Livre de la Sagesse orientale, trad. H. Corbin, Lagrasse, Verdier 1986, p. 90.

[11]  L. Massignon, La Passion de Hallâj, T- éd., Paris, Gallimard, 1975,1. p. 24.

[12]  L. Massignon, op. cit., II, p 335.

[13]  Ainsi qu’on est stupéfait de le voir dans l’ouvrage érudit de D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition, Leiden, Brill. 1988.

[14]  Cité par Sohravardî, Risâla fi i'tiqâd al-hokamâ’, Œuvres philosophiques et mys­tiques, II, Téhéran-Paris, Département d’iranologie, 1952, p. 267, 1. 1. La phrase de Hallâj est publiée, dans le récit de Shiblî, par L. Massignon et P. Kraus, Akhbâr al- Hallâj, Paris, 1936, p. 36,1. 7 du texte arabe.

[15]  Akhbâr al-Hallâj, p. 71 du texte français.

[16]  Passion de Hallâj, 2ème éd., Paris, 1975,1. p. 57.

[17]  Sohravardî, L’Archange empourpré, Paris, Fayard, 1976, p. 13.

[18]  Sohravardî, Œuvre.': philosophiques et mystiques, II, p. 85 du texte français.

[19]  Le Livre des Tablettes, in L'Archange empourpré, p. 102.

[20]  L'Archange empourpré, p. 118-119.

[21]  H. Corbin, Face de Dieu et face de l’homme. Paris, Flammarion, 1983, p. 255.

[22]  H. Corbin, L’homme de lumière dans le soufisme iranien, 2ème éd., Sisteron, Pré­sence, 1984, p. 138.

[23]  L. Massignon, «Ana al-Haqq: Étude historique et critique...» (1912), in Opera minora, II (Y. Moubarac, éd.), Paris, PUF, 1969, p. 34.

[24] Ibid., p. 35-36.

[25] La Passion de Hallâj, HI, p. 313-314.

[26]  Tawâsîn, II, 1, Passion, III, p. 307.

[27]  Tawâsîn, III, 8.

[28]  L. Massignon, «Al Hallâj: le phantasme crucifié des docètes...» (lQll), in Opera minora, II, p. 22.

[29]  Tawâsîn, II, 4.

H. Corbin, La Philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Buchet Chastel, 1981, p. 322.

[31] Nous avons conservé à cet exposé synthétique le ton de la communication orale à laquelle il donna d’abord lieu, renonçant à l’alourdir de notes ou de références. Le lec­teur pourra retrouver les idées de Massignon dans le tome II des Opera Minora de Louis Massignon, textes recueillis ... par Y. Moubarac, Beyrouth, Dar al-Maaref, 1963, spécialement dans la 3e section de ce tome, intitulée «Langue et pensée. Gram­maire et Théologie», pp. 487-659.

[32] «L’expérience mystique et les modes de stylisation littéraire» (1927), in Opera minora. II, p. 372.

1 M. Olender, Les langues du Paradis. Aryens et sémites, un couple providentiel Paris 1989

4         Repris dans L. Massignon, Opera Minora, H, pp. 543 sq.

[35]  Comme Massignon, on entend ce terme au sens linguistique comme synonyme d’indo-européen, et on y ajoute l'allusion à l’étymologie du nom Iran qui vient d’une expression signifiant «Pays des Aryens» en vieil-iranien.

[36]  Du moins l’hébreu et le syriaque. Dans ses textes sur le sujet, Massignon n'envisage pas l’éthiopien ni d’autres langues.

[37]  Opinion de Massignon, qui l’attribue au savant iranien Biruni (973-1048) dans l’ar­ticle: «Al-Beruni et la valeur internationale de la science arabe» 61951), in Opera Minora, II, p. 590.

* La translittération avec signes diacritique a été omise après la première occurrence pour les termes qui reviennent souvent tels que Hallâj, Abu Hâmid, etc.

[39]  Muhammad Murtadâ al-Zabîdî, Ithâf al-sâdat al-muttaqîn bi-sharh Ihyâ ’ ‘ulûm al- dîn,L& Caire, 1311/1894, t. 9, p. 440.

[40]  Louis Massignon, La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, martyr mystique de l’Is­lam, exécuté à Bagdad le 26 mars 922, nouvelle édition, Paris, Gallimard, 1975, t. III, p. 367. [Désormais Passion]

[41]  Cf. Ihyâ’ culûm al-dîn, Le Caire, 1352/1933, t. 4. p. 65, entre autres exemples.

[42]  E. L. Ormsby, Theodicy in Islamic Thought: The dispute over al-Ghazâlî’s ‘Best of all Possible Worlds’, Princeton, Princeton University Press, 1984, pp. 100-101. (Pour la traduction par Massignon d’une célèbre phrase d’al-Ghazâlî, cf. aussi p. 75, note 137.)

[43]  Voir l’édition de Nasrollah Pourjavadi, Savânih, Tehrân, 1359. N. P. a également tra­duit cette œuvre en anglais sous le titre Sawânih: Inspirations from the World of Pure Spirits, London and New-York: KPI Ltd., 1986. Pour une traduction allemande, voir

R. Gramlich, Ahmad Ghazzali: Gedanken über die Liebe, Mainz: Akademie der Wis- senschaften und der Literatur, 1976, qui est basée sur l’éd. de H. Ritter, Ahmad Ghaz- zali’s Aphorismen über die Liebe, Leipzig, 1942 (Bibliotheca Islamica, 15).

[45]  Passion, II: 175.

[46]  Cf. I. Goldziher, Streitschrift des Gazâlî gegen die Bâtinijja-Sekte, Leiden, 1916, p. 108 (= Fadâ’ih al-bâtinîyahy, aussi Abû Hâmid al-Ghazâlî, al-Maqsad al-asnâ, éd. F. Shehadi, Beirut, 1971, P- 162.

[47]  La plupart des œuvres d’Abû Hâmid sont en arabe. Cependant, il a écrit plusieurs titres en persan. Son livre Nasîhat al-mulûk (Bouyges, n°47), originellement écrit en persan pour le sultan Muhammad ibn Malikshâh, est dans la tradition ancienne des «miroirs des princes» (Fürstenspiegel), genre cultivé depuis l’antiquité dans la Perse. D'autres écrits en persan, comme sa correspondance, ou le Kîmîyâ-yi sa’âdat (Bouyges, 45), sont adressés aux intimes et aux initiés, auxquels il écrit dans le «lan­gage du cœur» (Y. Richard). C’est le cas aussi avec Ahmad Ghazâlî qui a écrit ses Savânih pour «un cher ami» (dûstî cazîz), Savânih, éd. Putjavadi, p. 18.

[48]  Pour une discussion très critique de hulûl, regardé comme doctrine chrétienne, voir l’œuvre du théologien ash’arite Sa’d al-Dîn al Taftâzânî (m. 792/1390) Sharh al- maqâsid, Istanbul, 1277/1861. t. 2, pp 50-52.

[49] Fadâ’ih, éd. Goldziher, p. 31.

[50]  Passion, II: 12.

[51]  Aussi, Ihyâ’, 4: 263. Ahmad Ghazâlî reproche à Hallâj le dualisme de son vers: «Nous sommes deux esprits qui habitent un seul corps», Savânih, p. 5.

[52]  Pour Abû Yazîd al-Bistâmî (Bastâmi), voir, entre autres, al-Sulâmî, Kitâb Tabaqât al- sûfiyya, éd. J Pedersen, Leiden, 1960, pp. 60-67.

[53]  «...in objektiv referiender Weise», Fada ’ih, p. 107 (introduction allemande).

[54]  «ohne orthodoxe Missbilhgung», ibid.

[55]  «laysa butlân madhhab al-hulûlîyah darûrîyan», p. 30 (texte arabe ■

[56]  «tâ’ifa kathîra min muhaqqiqîn al-sûfîya wa-jamâ’a min al-faiâsifa», ibid.

[57]  Fadâ'ih, p. 108 (introduction allemande). Sur Abû ‘Alt al-Fârmadî (m. 477/1084) voir N. Guzashta, Dâ’iratulma‘ârif-i buznrg-i islâmî, VI, 53 sq.

[58]  Fadâ’ih, p. 31.

[59]  Passion, I: 174; cf. aussi II: 65.

[60]  Passion, II. 62.

[61]  Passion, 2: 64 sq. («mon Je, c’est Dieu»).

[62]  al-Maqsad al-asnâ, éd. Fadlou A. Shehadi, Beirut, 1971, p. 82-83.

[63]  al-Maqsad al-asnâ, p. 84.

[64]  Ibid., p.’ 162.

[65]  Pour une autre référence possible à Hallâj dans Vlhyâ’ (Kitâb al-mahabba) de Ghazâlî, voir le texte dans VIthâf de Zabîdî, t. 9, p 578; pour une traduction fran­çaise, voir aussi M.L. Siauve, Livre de l'Amour. Paris: Vrin. 1986, p. 81: «L’on dit que si un homme est parvenu au terme de cette science, les créatures lui jettent des pierres, car ses paroles sortent des limites de leur sagesse, et ils ne voient dans leurs propos que folie et impiété...»

2 Ihyâ', 4: 263. Selon Massignon, «Nûrî est le premier à avoir prêché l’amour pur (mahabba}, la ferveur passionnée que le fidèle doit apporter (sans espoir de récom­pense) à la pratique du culte; il accentua même, après Sari, la notion du désir (‘ishq) que Dieu inspire à l’âme fervente; c’était pour acheminer vers la thèse hallagienne de l’union à Dieu par l’amour.» Passion, I: 121-122.

[67]  Passion, I: 418.

[68]  Ithâf, vol. I, p. 250, cité dans Passion, II: 323.

[69]  Passion, II: 323.

[70]  Mishkât al-anwâr, Beirut, 1407/1987, p. 139.

[71]  Mishkât al-anwâr, p. 145.

[72]  Qur'ân 10: 3.

[73]  Passion, I: 173-174.

[74]  Ibid.

[75]  Ibid.

[76]  Passion, II: 25, 45, 46 (note 3), 55, 229.

' Passion, II: 169.

[78] Passion, II : 23 (note 6).

[79] Passion, II: 173-176,

[80]  «Esquisse d’une bibliographie qarmate» in A volume of Oriental studies presented to Edward G. Browne, ed. by T. Arnold and R. Nicholson, Cambridge. 1922, pp. 329­338; puis repris in Opera Minot 2, textes recueillis, classés et présentés avec une bibliographie par Y. Moubarac. Beirut. Dar al-Maaref, 1969, vol. 1, pp. 627-639; «Esquisse d'une bibliographie nusayrie» in Mélanges Dussaud, 1939, pp. 913-922, repris dans Opera Minora, 1.1, pp. 640-649.

[81]  La passion de Hallâj, 2e éd., Paris, Gallimard, 1975, vol. I, p. 343. Sur ces sectes, voir Abû Muhammad al-Hasan b. Mûsâ al-Nawbakhtî, Firaq al-Shî'a, ed. H. Ritter, Istan­bul, 1931, p. 58; Les sectes chi'ites, traduit, annoté et introduit par M. Javad Mash- kour, 2e éd.,Téhéran, 1980, p. 84, sans oublier les articles de l’Encyclopédie de l’Is­lam.

[82]  La passion de Hallâj, vol. I. p. 349.

[83]  «Karmates», El2 s.v.

[84]  Al-Hasan b. Mûsâ al-Nawbakhtî, «Firaq al-Shî’a», op.cit. et Sa’d b. ‘Abd Allâh al- Qummî, al-Maqâlât wa’l-firaq, éd. M.J. Mashkour, Téhéran, 1963.

[85]  «Karmates», op.cit., p. 815.

[86]  Yves Marquet affirme que les épîtres des Ikhwân al-Safâ’ représentent la doctrine fâtimide officielle dès avant l’accession au califat de ‘Ubayd Allâh al-Mahdî; voir La philosophie des Ihwân al-Safâ’, Alger, SNED, 1973, pp. 8 sq, 426.

’° «Esquisse d’une bibliographie qarmate», op.cit., note 1 p. 627.

[88]  Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane. Paris, Vrin, 1954 (lrc éd. 1922), note 6 p. 51. Massignon ne cite aucune source.

[89]  «Karmates», op.cit., p. 813.

[90]  Voir H. Corbin, «Temps cyclique dans le mazdéisme et dans l’ismaélisme», Eranos- Jahrbuch XX (1951), Zurich, Rhein/Verlag repris dans Temps cyclique et gnose Ismaélienne, Paris, Berg International, 1982, pp. 9-69. Corbin décèle lui aussi des influences autres, voir dans le même volume «De la gnose antique à la gnose Ismaé­lienne», pp. 167-208 et «Rituel sabéen et exégèse ismaélienne du rituel». Cf. infra. Bibliographie.

[91]  «Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l’islam iranien», op.cit., p. 99. L’article publié en 1934 est tiré d’une conférence prononcée en 1933.

[92]  Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, op.cit., p. 52.

[93]  Idem,p. 76-77.

[94]  Massignon parle aussi de «l’origine sabéenne des Karmates», cf. «Karmates», op.cit., p. 816.

[95]  «Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l’islam iranien», op.cit., p. 99.

[96]  «Ummu’l-kitâb», ed. W. Ivanow, Der Islam, XXIII (1936), pp. 1-132.

211 L. Massignon, «Die Ursprünge und die Bedeutung des Gnostizismus in Islam», publié dans Eranos-Jahrbuch, repris dans Opera minora, Paris, PUF, 1969, t. I, pp. 499-513. Voir V. Ivanow, «Notes sur l’Ummu’l-kitâb des Ismaéliens de l’Asie Cen­trale», Revue des études islamiques, VI (1932), pp. 419-481.

[98]  Idem. p. 500.

[99]  Henry Corbin découvre d’autres motifs communs à l'ismaélisme yéménite et au mani­chéisme; voir sa Trilogie Ismaélienne, Paris,Téhéran, Adrien Maisonneuve, 1961, pp. 139 et ss. Il s'agit en particulier de l’Adam spirituel, démiurge de notre monde, qui correspondrait au Mihryazd manichéen (p. 138), de la « colonne de lumière» (p. 142), etc. Pour cette dernière Amir-Moezzi, constate que le symbolisme de la lumière est universel et ne relève pas, pour la «colonne de lumière», une origine particulièrement manichéenne, Le guide divin dans le chi'isme originel, op.cit., p. 153.

2’ «Salmân Pâk et les prémices spirituelles de l'islam iranien», op.cit.. p. 100. Pour le parallèle entre Salmân et le Khormuzta des «manichéens orientaux» que sont les Turcs ouïgours, Massignon reprend une remarque faite par Ivanow dans «Notes sur VUmmu’l-kitâb des Ismaéliens de l’Asie Centrale», op.cit., note 2 p. 431.

[101] Idem, p. 115.

[102] Idem, p. 121. Massignon voit en Abu’l Khattâb le premier auteur qarmate, «Kamiates», op.cit., p.816. Sur ce personnage et son rôle chez les Nusayris, voir H. Corbin, «Une liturgie chi'ite du Graal» in Mélanges d'histoire des religions offerts à H.C. Puech, Paris, PUF, 1974; repris in L’Iran et la philosophie, Paris, Fayard, 1990, pp. 186-217. Ce dernier article doit beaucoup à «Salmân Pâk et les prémices spiri­tuelles de ITslam iranien», op.cit.

[103] S.M. Stem, «Ismâ'îlîs and Qarmatians» in L'élaboration de l’Islam, Paris, 1961, p. 100.

[104] Voir par exemple L. Massignon. «Les Nusayris» in L’élaboration de l’Islam. Paris, 1961, p. 109.

[105] Abù ‘Alî al-Mansûr al-’Azîzî al-Jawdharî, Vie de l'ustadh Jaudhar (contenant ser­mons, lettres et rescrits des premiers califes fatimides), trad, par M. Canard. Alger, 1958, pp. 94-95; Sirât al-ustâdh Jawdhar, éd. par M. Kâmil Husayn et M.’Abd al- Hàdî Sha’îra, Le Caire, 1954, p. 65.

[106] H. Jonas, La religion gnostique. Le message du Dieu Etranger et les débuts du chris­tianisme, Flammarion, 1978, p. 237.

[107] «Ummu’l-kitâb», ed. W. Ivanow, Der Islam, XXIII (1936), pp. 392-393.

[108] Khayrkhwâh-i Harâtî, Fasl dar bayân-i shinâkht-i Imâm or On the Recognition of the Imam, Persian text and translation by W. Ivanow, Bombay, 1949, p. 15 du texte et p. 49 de la traduction (nouvelle édition de ce texte: Tehran, 1960).

[109] Ce en quoi il est suivi par H. Halm, «Nusayriyya», Encyclopédie de l’Islam, VIII, p. 148.

[110] «Les Nusayris» in L’élaboration de l’Islam, op.cit. ; repris dans Opera Minora, op.cit., 1.1, p. 621.

[111] Idem,p. 620.

[112] A noter cependant la mention qu’il fait de la création en 1959 à Beyrouth d’un groupe de recherches religieuses salmâniennes avec un Ismaélien, un Alaouite et un Druze; idem, note 1 p. 621.

[113] Récit repris de l’ouvrage d’L Mélikoff, Sur les traces du soufisme turc, Istanbul. Isis, 1992, pp. 25-26. A. Gôkalp en donne une version quasi-semblable dans Têtes rouges et bouches noires. Une confrérie tribale de l’ouest anatolien, Paris, Société d’ethno­graphie. 1980, p. 186.

[114] Idem, p. 100.

[115] Idem. p. 57.

[116] W. Ivanow, «An Ali-Ilahi Fragment» in Collectanea, Leiden, Brill, 1948, p. 154-155.

[117] Voir les publications de F. Daftary, The Ismaîlîs : Their History and Doctrine, Cam­bridge, Cambridge University Press, 1990 et ‘A. Tâmir, Târîkh al-Ismâ îliyya, Lon­don, Riad El-Rayyes Books Ltd, 1991, 4 vol.

[118] Michel Boivin, Chi‘isme ismaélien et modernité chez Sultân Muhammad Shâh Aga Khan {1885-1957), thèse de doctorat. Sorbonne nouvelle, Paris 1993.

[119] Shihâb al-Dîn Shâh al-Husaynî, Risala dar Haqiqat-i Dîn, Bombay, 1947, p. 49.

[120] Shihâb al-Dîn Shâh al-Husaynî, Khitâbât-i ‘Aliyya, Téhéran. 1963, p. 20.

[121] Fidâ’î Khurasânî, Hidâyat al-mu’minîn al-tâlibîn, Moscou, 1959, p. 40.

[122] A.A. Aziz, A Brief History of Ismailism, Dar al-Salam (?), 1974, pp. 34 et 158.

[123] M. Boivin, «The Reform of Islam in Ismaili Shî’ism from 1885 to 1957» in F. Del- voye (éd.), Confluence of Cultures — French Contributions to Indo-Persian Studies, Delhi, Manohar, 1994, pp. 120-139.

[124] Cf. La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj, martyr mystique de l’Islam, I, Paris, Gallimard, 1975, pp. 354 sq.

[125] II en va autrement de son enseignement oral au Collège de France et à la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, comme le signale Pierre Rocalve dans Louis Massignon et l’Islam, Damas, Publications de l’institut Français d’Etudes Arabes, 1993, pp. 83-84.

[126] Ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de prendre parti: ainsi estimait-il que ‘Ali n’avait pas été désigné comme successeur par le Prophète (cf. «L’oratoire de Marie à l’Aqça vu sous le voile du deuil de Fâtima«, in Opera Minora, p. 567); ou que le dogme de l'occultation du XIIe Imâm avait été une forgerie (cf. Passion I, p. 356).

[127] Voir notamment à ce sujet Jean-Jacques Waardenburg. L’Islam dans le miroir de l’Occident, La Haye, Mouton, 1962. Pierre Rocalve (pp.cit. pp. 99 sq.) donne des références supplémentaires ainsi qu’une synthèse sur cet aspect de l’œuvre massigno- nienne.

[128] «Les Chemins de la Connaissance», 13 mai 1992; texte repris dans Question de, n° 90 intitulé Louis Massignon — Mystique en dialogue, Albin Michel, 1992, pp. 60 sq.

[129] L’Invendable (Journal 1904-1907), Paris, 1909, p. 276.

[130] Tafsîr al-Qummî, éd. al-Mûsawî al-Jazâ’irî, Najaf, 1966, pp. 18-19.

[131] Cf. la préface à la nouvelle édition de La Passion de Hallaj, pp. 26 sq.

<■L’oratoire de Marie...», dans Opera Minora, I, pp. 609-610.

[133] Fatima et les filles du Prophète, Rome, 1912; et article «Fâtima» dans la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam.

[134] «La notion du vœu et la dévotion musulmane à Fatima», dans Opera Minora I, Bey­routh, Dar al-Maaref, 1963, p. 587.

[135] «La mubâhala de Médine et l’hyperdulie de Fatima«, Opera Minora I, p. 555.

[136] C’est à cet événement que, selon l’exégèse musulmane, se rapporterait la diatribe contre les Chrétiens intervenant dans la troisième sourate du Coran, et plus précisé­ment le verset 61: «Si donc quelqu’un te contredit en cela (à savoir que Jésus n’était qu’un homme) après que tu en as acquis science sûre, dis-lui: allons, faisons venir nos fils et vos fils, nos femmes et vos femmes, nous-mêmes et vous-mêmes, et puis faisons exécration réciproque appelant la malédiction de Dieu sur les men­teurs».

[137] Cf «La notion du vœu...» p. 577.

[138] «La mubâhala...» p. 567.

[139] «L’oratoire de Marie à l’Aqça...», Opera Minora I, p. 598.

[140] «Selmân al-Fârisî», dans Der Islam, XII, 1922, pp. 178-183.

[141] Opera Minora I, pp. 443-483.

1Q Cf. Sîrat al-Nabî, éd. M.M.’Abd al-Hamîd, HI, pp. 240-241.

[143] Nous ne pouvons guère faire état ici de la dimension prise par Salmân comme hypo­stase céleste aux côtés de Muhammad et de ‘Alî dans certains courants ultra-chiites; se reporter ici à l’article de Massignon pp. 467 sq, et à l’étude de Henry Corbin sur le Livre du Glorieux de Jâbir ibn Hayyân, dans L’alchimie comme art hiératique, Paris L’Heme. 1986, pp. 159 sq.

[144] Cf. l’article de Yann Richard publié dans le présent volume.

[145] Ce dont témoignent déjà plusieurs ouvrages comme — entre autres — ceux de Jean Morillon (1964), Guy Harpigny (1981), Jacques Keryell (1987 et 1994), Herbert Mason ( 1988), Jean Moncelon et Christian Destremeau (1994), ainsi que de très nom­breux articles et participations à des volumes collectifs.

[146] F. ‘Attâr. Tazkerat al-Owliyâ’, ed. R. Nicholson. II. 144. Cf. L. Massignon, Passion (2ème éd.), I, p. 19 et p. 653.

[147] Bolbol-nâma, Ostor-nâma, Manteq al-Teyr, Vaslat-nâma, Elâhi-nâma, Bêsar nâma.

[148] Texte persan dans le recueil intitulé Pand-nâma o Bê-sar-nâma... A. Khoshnevis ‘Emâd, ed„ Tehrân, Sanâ’i, 1362/1983, p. 73.

Eyn al-Qozât Hamadâni (exécuté à Hamadân en 1131).

' Massignon, La Passion de Hallaj, tome II, Paris, Gallimard, 1975, p 232, cf. Ansari,
Tabaqât as-Sufiya, ed. Md Sarvar-Mowlâ’i, Tehrân, Tus, 1362/1983, pp. 383 sq

[151] Serge Laugier De Beaurecueil, Khwadja ‘Abdullah Ansari (396-481 H./1006-1089) Mystique hanbalite, Beyrouth: Imprimerie Catholique, 1965 (Recherches publiées sous la direction de l’institut de lettres Orientales de Beyrouth; 26), p. 270 (texte per­san en regard: «... man sokhan miguyam meh az ân ke u mi-goft...»).

[152] Louis Massignon (trad, par ‘Abdolqafur Farhâdi-Kâboli), Mansur Hallâj va qows-e sar-gozasht-e u.- Paris, dactyl., 1330sh./l 951 - 41 p. [sur cette édition photomécanique, Xânbâbâ Moshâr (F.-e ketâb-hâ-ye câpi-e fârsi II, 3165) renvoie à Payâm-e now, V, 9.1

[153] Md Qazvini, Nâma-hâ-ye Qazvini be Taqi-zâda (1912-1939), Iraj Afshâr, ed. — Teh­ran, 2ème éd., Jâvidân, 2536 shàh/1977 [Lettres de Qazvini à Taqizâde (de 1912 à 1939)], p. 103.. [1ère éd. 1353/1974]

[154] Ibidem.

[155] Hamid al-din Nâguri (m. 643/1245-6 ou 678/1279-80), voir A. Monzavi, Fehrest. II, 1, 1355 et 1284, qui dit que cet ouvrage a également été attribué à ‘Abdol-Malek Varakâni (m. 573/1177-8) et même imprimé au nom de ‘Eyn al-Qozât Hamadâni.

Au sujet de la méconnaissance des œuvres d’Ahmad Ghazâli par Massignon voir Nas- rollâh Pourjavady, «Hallâj dans les Sawânih d’Ahmad Gazzâli», Luqmân, XV, 2 (1998), plus spécialement p. 14.

[157] Cf. la communication de l’auteur pour le Colloque Massignon du Caire (mars 1999) auquel il fut empêché de participer, intitulée «Massignon et la notion hallagienne de l’amour essentiel», publiée in Luqmân, XV, 2 (printemps-été 1999).

[158] A. Ghazâli, Lavâyeh, ch. 39.

[159] Voir N. Pourjavady, «Hallâj dans les Sawânih d’Ahmad Gazzâli», op. cit., pp. 7-16.

[160] Voir l’analyse sévère de D. Shayegan, Qu’est-ce qu’une révolution religieuse7, Paris, éd. d’Aujourd’hui, 1982, pp. 216 sq. J’ai moi-même ignoré longtemps sa personnalité poétique et mystique dont il sera question ici.

[161] Voir A. Rahnema (1998), p. 120 sq.

[162] Voir notamment M. Cuypers (1993 et 1997), et A. Vakily (1991).

[163] Kavir, (Œuvres complètes, XIII), «En guise d’introduction», p 209.

[164] Sur la genèse de ce texte, voir Rahnema, p. 144 sq. Dans un testament de 1975 (Œuvres complètes, I, p. 253), Shari‘ati recommande la publication groupée de Hobut et Kavir, il ne parle pas des Cahiers verts plus tard publiés sous le titre Goftogu-hà- ye tanhâ’i.

[165] Exode, 22, 20; 23, 9; cf. Deutéronome X, 19.

[166] De Thomas Robinson et Robert Bruce, Ketab-e moqaddas ya'ni kotob-e ‘ahd-e ‘atiq va 'ahd-e jadid..., reprod. 1975 de l’éd. de 1904.

[167] II est probable qu’il l’a simplement relevée dans le livre d’Erich Fromm, The art of loving (1956), trad. fr. L’art d’aimer, Paris, Editions universitaires, 1967. Traduit en persan sous le titre Honar-e ‘esq varzidan cité plus bas (traduction française, II, 3, a).

[168] Kavir, p. 29.

[169] Hobut (Œuvres complètes, XIII), pp. 44s, 161s (passages parallèles).

[170] Hobut, pp. 37s, pp. 43s.

[171] Hobut, p. 267.

[172] Cf. Cuypers, «Une rencontre mystique...», p. 299sq. Cuypers ne signale pas qu’il s’agit d’un commentaire d’Erich Fromm, The art of loving (1956).

[173] Voir J. Berque, L’islam au défi (Paris, Gallimard, 1980) et l’introduction à A. Shari‘ati, Histoire et destinée (Paris, Sindbad, 1982), pp. 11 sq.

[174] Kavir, p. 330. Cuypers. «Une rencontre mystique...», 318: «Massignon, [au lieu de Solange Bodin,] à vrai dire, que m’a-t-il [elle] appris?»

[175] Vakily, Ali Shariati and the mystical tradition of Islam, 94s

[176] Rahnema (1998), pp. 172 sq. et index s. v., qui renvoie à Goftogu-hâ-ye tanhâ'i II, p. 912. Comparer à Kavir (Œuvres complètes, XIII), p. 328, trad, par Cuypers (1993) p 317.

[177] «L’expérience musulmane de la compassion: à propos de Fatima et de Hallaj», in Opera Minora, III, p. 642 sq.

[178] Kavir, p. 331. Cuypers, «Une rencontre mystique...», p. 318.

[179] Kavir, p. 327. Cuypers, «Une rencontre mystique...», p 305.

[180] P. Shari’at-Razavi, Tarhi az yek zendagi, p. 74; sur l’importance du personnage de Chandel. bien qu’il n’ait pu le démasquer, voir Vakily, 57s. Voir maintenant les pages décisives sur ce sujet de Rahnema (1998), pp. 161 sq.

[181] Kavir, p. 297. Cuypers, «Une rencontre mystique...», p. 299. J’ai restitué les pas­sages abrégés.

[182] J’ai relevé ailleurs, à propos de militants islamistes, la pertinence d’un fort sentiment mystique. Cf. Y. Richard, «L’organisation des Fedâ’iyân-e eslâm, mouvement inté­griste musulman en Iran (1945-1956)», in: Radicalismes islamiques. I. Iran, Liban, Turquie, O. Carré & P. Dumont, (eds.), Paris, L’Harmattan, 1985, pp. 72-73

[183] Hobut, p. 29.

[184] Hobut, p. 82.

[185] Sur lui récemment, un gros ouvrage qui se veut aussi une étude anti-orientaliste (? encore un discours d'écorché vif), H. Dabashi, Truth and narrative. The untimely thoughts of ‘Ayn al-Qudât al Hamadhânî, London, Curzon, 1999.

[186] Goftogu-hâ-ye tanhâ’i, I (Œuvres complètes, XXXUI), pp. 50 sq.

[187] Kavir, pp.615 sq.

[188] Goftogu-hâ-ye tanhâ’i, (Œuvres complètes, XXXIII), pp. 715-720, passage pré­senté comme «traduction libre des Cahiers verts de Chandel, Œuvres complètes, pp. 180-191».

[189] Voir ce qu’on a dit plus haut sur le personnage fictif de Rosace de la Chapelle, alias Solange Bodin, alias Louis Massignon. Mme J. Talebizadeh m’a aussi suggéré pour ce nom l’interprétation métonymique (peut-être inconsciente) chapelle = «elle échappe», qui expliquerait le double ‘p’ et renverrait à une expérience d’échec

[190] Un blanc dans le texte persan.

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