Le Kitab al-isra’ ila al-maqam al-asra d’Ibn 'Arabï.
LE KITAB AL-ISRA’ ILA AL-MAQAM AL-ASRA D’IBN 'ARABÎ
Joanna WRONECKA W
Dans la vaste production écrite d’Ibn
'Arabï, un petit traité, Kitâb al-isrâ’ ilâ al-maqâm al-asrâ, a attiré mon
attention par l’originalité de sa forme et l’intérêt qu’il offre pour entrer
dans l’univers spirituel et intellectuel de l’auteur.
Retraçant sa propre expérience
mystique, il se réfère d’une part à des schèmes traditionnels de la pensée
musulmane, notamment le thème de Visrâ’, et livre d’autre part les lignes
essentielles de sa doctrine philosophico-mystique. Etant donné le rôle que joue
le thème de Visrâ’ non seulement dans cet ouvrage d’Ibn 'Arabï, mais aussi chez
la plupart des mystiques musulmans, il peut être utile dans un premier temps
de rappeler brièvement quelques données de la tradition relative au voyage
nocturne du Prophète Muhammad.
Le voyage nocturne du Prophète
Muhammad a été l’objet de nombreux commentaires et essais d’interprétation, où
se sont affrontées maintes opinions parfois contradictoires. Les points qui ont
été le plus sujet à discussion furent les questions concernant le temps,
l’endroit et la modalité de ce voyage.
Il reste qu’à travers tous ces
débats, une unanimité s’est faite pour désigner ce voyage nocturne par les deux
termes de isrâ’ et mi'râg, le premier signifiant plus précisément l’enlèvement
de Muhammad par sa monture Burâq depuis la Mosquée al-Harâm de la Mekke jusqu’à
la Mosquée al-Aqsâ à Jérusalem.
Il semble que le second terme, mi'râg,
soit, de par son étymologie, ouvert à une signification plus large débouchant
sur les interprétations mystiques. Mi'râg en arabe peut signifier une échelle,
les degrés d’une montée, l’ascension elle-même dans son acception matérielle ou
spirituelle. De là, le mot en est venu à voir s’estomper sa signification matérielle
au profit d’une visée spirituelle et mystique très large. Il semble que mi'râg
ce n’est pas seulement l’ascension, mais aussi tout le parcours à travers les
sept cieux avec ses étapes et stations successives, ses degrés de connaissance,
jusqu’au point extrême de la rencontre avec Dieu.
Isrâ’ est d’abord un terme coranique,
on le trouve dans la XVIIe sourate qui d’ailleurs en porte le nom.
Il est remarquable qu’un des plus anciens textes extra-coraniques, relatif à Yisrâ’,
interprète Masgid al-Aqsâ comme le sanctuaire extrême (le ciel?) sans qu’il
soit question de Jérusalem P). On comprend que cette même source emploie
indifféremment isrâ’ ou mi'râg qui, dans cette perspective, ont la même
signification. Ce n’est qu’à l’époque des Omayyades qu’est apparue, dans les
textes relatifs au voyage nocturne, la localisation du Masgid al-Aqsâ à
Jérusalem, et ce, vraisemblablement en lien avec le souci des Omayyades de
promouvoir les lieux saints d’al-Quds (2\
De là on en est venu assez
logiquement aux commentaires « syncrétistes » qui se sont efforcés de concilier
l’interprétation géographique et l’interprétation mystique, isrâ’ signifiant
désormais le voyage miraculeux à Jérusalem et mi’râg l’ascension mystique au
ciel, celle-ci s’inscrivant dans le prolongement de Visrâ’.
Muhammad b. Ishâq al-Muttalibï
rapporte les traditions relatives à Visrâ’ qu’il a recueillies auprès de
'Abdallah b. Mas'üd, Abu Sa'ïd al-Hudrï, Mu'awiyya b. Abi Sufyân, Al-Hasan b.
Abi 1-Hasan al-Basrï, Ibn Sihâb al-Zuhrï, Qatâda, 'Aysa, Umm Hânï (3\
De ces traditions, il ressort que l’événement eut lieu le 27 du mois de Ragab
620.
D’après les dires d’Umm Hânï, fille
d’Abü Tâlib, le Prophète cette nuit-là était dans sa maison H Il avait prié
avec tous les membres de sa famille et était allé dormir. Pendant la nuit il
fut réveillé par l’ange Gabriel qui le conduisit vers une monture appelée
Burâq. Chevauchant Burâq, Muhammad et Gabriel partirent à la vitesse d’une
flèche en direction de Jérusalem. Us s’arrêtèrent trois fois en chemin, d’abord
au Sinaï sur la montagne, où Dieu avait parlé à Moïse, puis à Bethléem où était
né Jésus, enfin à Hébron, lieu de la sépulture d’Abraham.
Gabriel accompagna Muhammad jusqu’à Jérusalem, où le Prophète rencontra Abraham, Moïse et Jésus; et, d’après la tradition d’al-Hasan, il pria avec eux dans le temple de Salomon (5\ A Jérusalem aussi, Muhammad se vit offrir trois boissons : de l’eau, du vin et du lait. 'Abdallah b. Mas'üd rapporte que Muhammad choisit le vase contenant du lait, gage qu’il suivrait toujours le droit chemin ^k C’est alors que, aux dires d’al-Hudrï se produisit le mi'râg (2\ Le Prophète monta au ciel sur une échelle de lumière d’une beauté incomparable. Toujours accompagné par l’ange Gabriel, il parvint d’abord au premier ciel gardé par l’ange Ismâ'ïl à la tête de douze mille autres anges. Tous ces anges s’empressaient autour de Muhammad pour le saluer. Un seul ne souriait pas. C’était Mâlik, le gardien de l’enfer, qui fit visiter son royaume à Muhammad. En traversant le ciel inférieur, Muhammad vit un homme préposé à l’accueil des âmes des morts. C’était Adam le père du genre humain. Puis il aperçut des pécheurs : ceux qui pendant leur vie volaient les biens des orphelins, les usuriers, les criminels ...
Ensuite l’ange Gabriel le
conduisit au deuxième ciel, où se trouvaient Jésus et Jean fils de Zacharie; au
troisième ciel, ils rencontrèrent Joseph fils de Jacob, au quatrième Idris. Au
cinquième se trouvait un vieillard aux cheveux blancs et à la longue barbe : Aaron. Au
sixième ciel, ils virent Moïse. Enfin l’ange Gabriel parvint avec lui au
septième ciel où était assis Abraham près de la « Maison des anges ». De là,
Muhammad fut transporté au « Jujubier de la limite » à droite du Trône
invisible de Dieu.
Certaines traditions évoquent
la traversée de mondes étranges, d’océans, de sphères, d’espaces éthérés. Au
terme de ce parcours se situa la rencontre avec Dieu. Le Prophète se vit
baignant dans une lumière qui le conduisit vers le Trône de Dieu à une distance
de, tout au plus, deux portées d’arc. Et là, en extase, il contempla Dieu. Dieu
lui recommanda la patience et la bonté vis-à-vis des hommes et lui ordonna de
prier cinquante fois par jour. Revenu par le même chemin, Muhammad rencontra de
nouveau Moïse qui, remarquant que le nombre de cinquante prières était exagéré,
pour une communauté faible et encore à l’état naissant, lui suggéra de
retourner auprès du Trône divin pour obtenir la réduction du nombre de prières.
De fait Muhammad retourna plusieurs fois à Dieu et finalement ce nombre fut
réduit à cinq prières par jour.
La même échelle qui avait
conduit Muhammad au ciel, lui servit pour redescendre à Jérusalem d’où,
chevauchant sa monture Burâq, il repartit vers la Mekke.
Au matin suivant sa nuit de
voyage, le Prophète parla à Umm Hânï et lui raconta toute son histoire. La
femme sentit une odeur étrange qui se dégageait du manteau que portait Muhammad
et elle essaya de le dissuader d’en parler à personne (3\ Inquiète
de le voir s’exposer aux moqueries, elle envoya sa servante pour s’assurer des
propos que tiendrait le Prophète.
De fait Muhammad parla de son
voyage, mais ses auditeurs Quraysites se moquèrent de lui; il fallait un mois
pour qu’une caravane aille de la Mekke en Syrie et un autre mois pour en
revenir; comment donc Muhammad avait-il pu faire ce voyage en une nuit 1’1 ? Le
seul qui crut aux paroles du Prophète fut Abu Bakr. Il réfutait les incrédules,
disant que, si Muhammad prétend qu’il a fait ce voyage, c’est sûrement la
vérité. Le Prophète lui-même pour sa défense apporta des preuves attestant
l’authenticité de ses paroles P). Il disait entre autres qu’à l’aller il avait
rencontré une caravane stationnée pour la nuit. Il rapporta certains détails de
l’organisation de cette caravane, détails qui s’avérèrent exacts, lorsque,
quelques jours plus tard, la caravane arriva à la Mekke.
Une question reste dans
l’ombre : de quelle façon Muhammad a-t-il fait ce voyage nocturne? Fut-ce son
âme seule qui alla à Jérusalem et s’éleva aux cieux, ou bien y eut-il
déplacement physique du Prophète? La tradition se réclamant de 'Aysa tient pour
la première hypothèse (3\ Par contre Umm Hânî prétend qu’il
s’agissait bien d’un voyage corporel, mais d’une rapidité telle qu’au moment
où revint Muhammad, son lit était encore chaud et une cruche qu’il avait
renversée en sortant de son lit n’était pas encore vide P\
Le commentateur du Coran
al-Tabarï appuie la thèse du voyage corporel en avançant entre autres les
arguments suivants :
— La
sourate XVII du Coran dit que Dieu a fait voyager son serviteur. Il est dit «
son serviteur» et non l’esprit ou l’âme de son serviteur.
— S’il
s’était agi d’un voyage purement spirituel, la présence de Burâq aurait été
inutile P\
Al-Buharï, commentant cet
événement, explique que les yeux du Prophète dormaient tandis que son cœur
veillait P\ Mystiques et philosophes, et parmi eux l’imâm al-Gazâlî, penchent
plutôt vers l’interprétation allégorique et considèrent que Visrâ’ est un voyage
spirituel P).
Kitâb al-isrâ’ ilâ al-maqâm
al-asrâ, « Le traité du voyage nocturne jusqu’à la demeure la plus noble», a
été écrit par Ibn 'Arabï en 594 h. -1198 à Fez au cours d’un de ses voyages en
Afrique du Nord. Dans ce traité, l’auteur décrit allégoriquement son expérience
mystique, la coulant dans les schèmes hérités de la tradition relative à Vism du
Prophète, prototype de son propre isrâ’.
L’ouvrage, Kitâb al-isrâ’ ..., a été
publié à Hyderabad en 1948 dans le cadre d’une première édition d’un recueil de
traités intitulé Rasâ’il Ibn al-Arabi. Les recherches d’Osman Yahya ont
montré que Kitâb al-isrâ’ était déjà mentionné par Brockelmann sous le titre Al-asrâr
waljtisâr al-rihla, GAL, I, 574/15-16, Berlin, Vienne 1908, et
que l’édition de Hyderabad a été établie sur la base d’un manuscrit de la
Bibliothèque Asafiya n° 376 0).
Cependant VEncyclopédie de l’Islam,
dans l’article relatif à Visrâ’, parle d’un autre manuscrit Veliyüddin dans la
Bibliothèque publique Bayazid à Istanbul <2\ Il est probable que
ce manuscrit d’Istanbul ait également servi à l’établissement du texte de
Hyderabad.
Il faut encore signaler qu’Ibn 'Arabi parle
du voyage nocturne en d’autres écrits : Fihris n° 36, Futühât I, p. 9; III,
343; Gad 5 b, Kasfl, 82, 1390.
Il semble que peu d’auteurs se soient
intéressés au Kitâb al-isrâ’ d’Ibn 'Arabi. La présentation la plus
étendue qui en ait été faite jusqu’à nos jours est celle d’Asin Palacios qui y
consacre quelques pages de son œuvre : La Escatologia musulmana en la Divina Comedia
(3\
Faute d’avoir accès facile au
manuscrit, le texte qui a servi de base à cette étude est l’édition de
Hyderabad.
Pour entrer dans la pensée d’Ibn 'Arabi, il faut
remarquer que sa langue comme celle de tous les mystiques constitue un
véritable univers qu’il n’est pas toujours facile de cerner. On peut seulement
s’y plonger, s’en imprégner, essayer de savourer sans toujours être sûr d’en
pénétrer tous les secrets. Si les dictionnaires sont utiles pour la compréhension
des mots, ils restent d’une aide bien pauvre pour déchiffrer tout ce monde de
symboles, allégories et secrets qui caractérisent l’expression mystique H
Le traité est divisé en 38
chapitres. Dans un préambule, Ibn 'Arabi explique qu’il va parler des
stations spirituelles, des secrets divins, sous la forme d’un récit de voyage
nocturne à la demeure céleste suprême. 11 s’agit — précise l’auteur — d’une
vision spirituelle et non d’une vision oculaire (ru’ya ganân là 'ayân).
Dans un premier chapitre
intitulé « Le voyage du cœur » (Bâb safar al-qalb} [i] Ibn
'Arabï met en scène son personnage al-Sâlik h). H est évident que sous ce
personnage se cache notre auteur lui-même.
Al-Sâlik quitte l’Andalousie
pour se rendre à Jérusalem. L’Islam sera sa monture et le tawakkul son viatique
12\ (Notons dès ce début la référence implicite mais voulue au
voyage nocturne du Prophète). En chemin il rencontre un jeune homme très
intelligent qui entreprend de lui expliquer les secrets de l’existence et qui
l’encourage à poursuivre sa route, si ardue soit-elle, à la recherche de la
vérité. Dissimulée par delà les cieux cette vérité est en même temps cachée au
secret du cœur. Pour l’apercevoir et comprendre, trois voiles doivent être
déchirés. Le premier, couronné de rubis, est le voile de la vérification; le
second, orné de pierre jaune est celui de la distinction; le troisième, paré
d’hiacynthes, est le voile des actions et réactions.
Poursuivant son chemin le
Pèlerin parvient au degré suivant — la source de la certitude — (Bâb ’ayn
aï-yaqïn) [HJ. La « Certitude » lui adresse la parole et lui apprend que la
recherche de la vérité c’est l’entrée en un royaume, dont le calife (Dieu?) ne
se laisse approcher que par quiconque accepte d’être son secrétaire et
ministre. Pour se mettre en cet état il devra se dépouiller de sa matérialité
et de son individualité.
A l’étape suivante de son
cheminement — l’attribut de l’âme universelle — (Bâb sifat ar-rüh al-kulli)
[III] le Sâlik entend les confidences de la «Certitude» sur l’essence divine.
Nulle ombre ne nous révèle l’Etre divin, rien n’existe qui Lui ressemble. Et
cependant en lui l’homme découvre comme en un miroir sa propre réalité.
Dans le chapitre intitulé la vérité (Bâb al-haqïqa) [IV] le Pèlerin apprend ce que signifie haqïqa. Il s’agit de Dieu l’Incréé, Secret de tous les secrets, Essence unique riche d’une infinité d’attributs. En chaque être différent de Dieu l’exister n’est autre que la volonté de Dieu. Notre Pèlerin a ce privilège, il connaît d’expérience que l’amour pour Dieu n’est comparable à aucun autre sentiment. Emporté par son désir, il défaille de bonheur et crie de joie. Son âme connaît Dieu de connaissance directe, elle Le voit face à face, elle Le contemple dans le temps et dans l’éternité. Quiconque a atteint l’Essence ne s’arrête pas aux attributs. Le Pèlerin prend conscience de l’abîme qui sépare celui qui implore la grâce de Dieu et s’efforce de Lui plaire et celui que Dieu comble de sa grâce.
A ce stade de son
cheminement, al-Sâlik est conduit par l’Envoyé au Jujubier des lumières ou
Jujubier de la limite (Sidrat al-muntahâ) [XIV] h). On est ici au terme, au
point où s’arrête toute progression, où sont frappés d’impuissance tout symbole
et toute expression. C’est le but, l’arrivée.
Encore plus mystérieux est
l’endroit du trône — la présence du trône — (hadrat al- kursï) [XV], En
s’approchant du trône, le Pèlerin voit un vieillard qui est pôle de la loi et
lui exprime son désir d’aller à la ville du Prophète. Le vieillard s’étonne :
comment peut-il désirer une ville dont toutes traces sont disparues et dont les
lumières se sont éteintes. L’accès de cette ville cachée n’est ouvert qu’à
celui qui marche dans la justice. Le vieillard lui-même est posté en gardien de
son entrée. Le Pèlerin ne pourra jamais en découvrir le chemin si ce n’est Dieu
lui-même qui le conduit. D’où la nécessité d’une totale remise à Dieu. Dieu
remet au Pèlerin son testament contenant le secret des stations les plus
élevées.
Ainsi équipé, al-Sâlik
s’élève encore jusqu’aux « ailes supérieures » (al-rafârif al-a'la) [XVI]. Là,
il lui est donné de comprendre que la révélation s’accomplit dans le secret du
cœur humain : un calame mystérieux la grave sur des tablettes au cœur des
héritiers.
Puis le Pèlerin fait
l’expérience de la « confidence à deux portées d’arc » (munâgât qâb qawsayn) [XVII].
Dans un dialogue intime avec Dieu, des paroles jaillissent en lui sans qu’il
sache si elles ont leur source en lui ou en dehors de lui. Dans cette
conversation, est évoqué le cheminement des plus nobles des Arabes qui se sont
dirigés vers al-Quds, abreuvés du lait qui les protégeait de l’errance. Leur
pèlerinage animé par l’amour pour Dieu était couronné par la rencontre avec le
Seigneur. La confidence se poursuit et le Pèlerin se voit appelé « beauté des
héritiers » (gamâl al-wdritin). Il réévoque le chemin qu’il a parcouru à
travers les sept cieux et se voit encouragé par Dieu à passer au-delà des mots
qui ont leur source en lui.
Un nouveau pas est franchi
dans l’intimité divine avec la confidence « ou plus près » (munâgât aw adnâ)
[XVIII] b). Ivre d’amour, le Pèlerin est immergé dans l’océan de l’amour divin.
Il se conforme aveuglément à la volonté divine. Par son Envoyé, Dieu l’invite à
pénétrer plus avant dans la beauté du Livre (Coran).
Puis al-Sâlik assiste au
cours de l’imam Abu Hâmid (âyât munâgât al-imâm Abï Hâmid) [XIX]. L’imam le
questionne sur les beautés dont resplendit chaque sourate du Coran, et, au
terme de l’entretien, le Pèlerin reçoit une tablette (d’éternité?) qu’il doit
lire — Confidence de la tablette suprême — {Munâgât al-Iawh al-alâ} [XX], Par
cette lecture il entre progressivement dans la science de Dieu et des voiles
successifs se lèvent, chacun donnant accès à une vérité particulière : le voile
d’éternité lui révèle l’unité d’éternité; derrière le voile de création, il
découvre l’unité de secret. Ainsi est-il donné au Pèlerin de voir ce que l’œil
n’a pas vu et d’entendre ce que l’oreille n’a pas entendu.
Le dialogue intime du Sâlik
se poursuit sous de nouveaux aspects qu’expriment de nouvelles images :
confidence des vents, tintement de la cloche, effleurement de l’aile (Munâgât
aï-riyâh wa salsalat al-garas wa ris al-ganâh) [XXI]. Le symbolisme du vent est
ici exploité pour évoquer l’intimité de l’échange, mais aussi la force qui
emporte toute futilité et encore le souffle d’inspiration qui illumine et
enflamme le cœur. Par son souffle, Dieu était présent au cœur du Pèlerin à
chaque pas de son cheminement.
Dans cette rencontre intime
avec Dieu, al-Sâlik fait l’expérience de son anéantissement — La présence plus
inspirée (ou du Révélateur?) —■ (Hadrat awhâ) [XXXIII], en même temps qu’il se
voit couronné d’un diadème de beauté et de splendeur et reçoit en communication
la science divine.
Suit un paragraphe de
quelques lignes sous le titre : Bâb al-ahbâr bi bad ma
hâdali al-sattâr [XXIII], dont le contenu nous reste énigmatique.
Puis le Pèlerin en vient à la confidence de l’ouïe (Munâgât al-udun) [XXIV]. C’est le stade de l’union à Dieu, au Révélateur (ittisâl bi hadrat awhâ), au « Je » divin (ittisâl aniyya). Par ittisâl, la tradition soufie entend l’expérience de l’union à l’Unique Existant (al-mawgüd al-ahadï). Dans cet état, le Pèlerin est absorbé dans la contemplation extatique de son Créateur. Il faut noter ici l’expression audacieuse — ittisâl aniyya — par laquelle l’auteur désigne cette union et suggère la fusion du «Je» du Pèlerin dans le « Je » divin. L’état du Sâlik est ici évoqué en des formules comportant une charge affective très forte. Son amour et sa souffrance d’amour ont banni le sommeil de ses yeux. Les larmes qui en coulent deviennent sa couche. Il expérimente que sa science, son destin, son essence ont leur source en Dieu. Ses paroles, ses opinions sont celles de Dieu. Cette ivresse de l’Union s’étale dans les chapitres suivants en des développements dont l’expression poétique atteint une très grande beauté.
C’est Dieu qui parle dans la Munâgât
al-tasrïf wa al-tanzih wa al-tarïf wa al-tanbïh [XXV], dont le titre évoque
l’action du Créateur qui honore son serviteur, le préserve du mal, le conduit
sur le chemin de la connaissance et le maintient en éveil :
« ô mon serviteur, tu es ma
gloire,
tu es porteur de ma fidélité
et de ma promesse.
Tu es ma vérité et mon envoyé
à toute créature ...
Tu es mon miroir et la
révélation de mes attributs.
Tu es ma terre et mon ciel,
tu es mon trône.
Tu es une perle blanche ...
Tu es le manteau dont je me
couvre ... et je me compare à toi.
Ton Seigneur est mon
Seigneur.
Tu es le paradis de ceux qui
savent.
Tu es le but des voyageurs, la paix
des soupirants, la sécurité des craintifs » (h.
«
Tu es la perle cachée au
creux de la coquille.
Mon esclave — tu es mon
secret.
Tu es une prairie constellée
de fleurs et tu es les fleurs de la prairie.
Sans toi, les stations ne
seraient pas apparues.
Tu es celui que j’ai désiré
et celui en qui j’ai cru.
Ton Dieu est de toi à toi.
Je ne connais que toi et mon
souffle est pour toi » (2\
Dans la confidence suivante —
Confidence de la sanctification — (Munagat al-taqdis) [XXVI], Dieu parle de
lui-même :
«
Je suis le seul que ne
peuvent cerner les pensées.
Nulle intelligence ne me
scrute, nul regard ne me sonde.
Que tu existes ou n’existes
pas, je suis.
Parfaite est ma science, en
elle resplendit ma majesté.
Tu es mon manteau, toi et moi
nous sommes lettre et sens.
Je suis le seul Révélateur.
Tu es unique, je suis unique.
L’Un dans l’Un par l’Un » (3\
Puis Dieu évoque tout ce dont il a
gratifié son serviteur (Munâgât al-minnd) [XXVII] :
«Ô mon serviteur, pour toi
j’ai ôté le voile, je t’ai manifesté des secrets merveilleux. Je t’ai élevé au
ciel, Je t’ai fait traverser les voiles.
Pour toi j’ai découvert
stations et demeures.
Ta grandeur surpasse celle de
l’imamat.
Ô serviteur, devant toi est le
bonheur» b).
Dans la confidence de l’enseignement (Munâgât al-talîm)
[XXVIII], le serviteur est comparé à un fiancé caché dans les trésors divins.
Suit la confidence des secrets des commencements des sourates
(Munâgât asrâr mabâdi ’ al-suwar) [XXIX] :
« Mes paroles sont la vérité.
Nul Dieu en dehors de moi.
C’est moi que tu serviras » <2\
Dans l’obscur « fourré » des sourates
du Coran (ici sont énumérées entre autres : 'Amran, Taha, Mariam, Yûnus),
le Pèlerin est invité à découvrir les significations cachées.
La confidence de l’ensemble des
paroles (ou : du discours substantiel?), (Munâgât gawâmd al-kalâm, munâgât
al-simsimd) [XXX], initie al-Sâlik aux causes, secrets des cieux et planètes,
et lui révèle sa place dans l’univers.
Dans la confidence de la perle
blanche (Munâgât al-durrat al-baydâ’) [XXXI], Dieu fait don à son serviteur
d’une perle à la blancheur immaculée, symbole de virginité. Ici l’ivresse de
l’extase mystique est comparée à l’ivresse de l’union de l’époux avec son
épouse-vierge. Cette épouse est parée des richesses de l’héritage muhammadien.
A ce sommet de l’expérience mystique, le Pèlerin se voit identifié à Dieu. Tous
les voiles tombent.
Al-Sâlik étant arrivé ici au terme de
son pèlerinage, on pourrait croire qu’il ne reste plus rien à dire. En fait, du
haut de ces cimes, le mystique reporte son regard sur la création et sur
l’histoire religieuse de l’humanité. Tel est sans doute le sens des chapitres
terminaux. Viennent d’abord des considérations cosmiques sur le mouvement des
astres et la multiplication des êtres (Munâgât isârât anfâs al-nür wa hiya
tamhïd mutafâriqât aï-asrâr) [XXXII].
Puis une série de isârât
passe en revue la chaîne des prophètes qui ont jalonné le destin des hommes,
chaque isâra visant sans doute à mettre en relief le message propre de chaque
prophète. Dans la lumière de son union à Dieu, le Pèlerin revoit Adam et Eve et
leur chute, Moïse et sa puissance de thaumaturge, Jésus, dernier des prophètes,
Abraham et sa sagesse, Joseph, et enfin Muhammad, sceau des prophètes. Alors il
est dit au Pèlerin : « Arrête ici, et si on te donne une clé, ouvre si tu veux
» b\
Est-il présomptueux, en
conclusion, d’essayer de discerner très brièvement quelques traits saillants de
la pensée philosophico-mystique d’Ibn 'Arabï, tels qu’on les pressent
sous-jacents à ce traité? Il y a d’abord là l’expression d’une expérience
mystique à travers des schèmes qui font partie du patrimoine religieux •— et
plus spécialement mystique — de l’humanité : à cette veine se rattachent les
évocations de cheminement, de montée, d’union d’amour dans l’ivresse de la fusion
de l’amant et de l’aimé.
Ibn 'Arabï a certainement
trouvé dans sa foi musulmane la source et le point d’appui d’une telle
expérience, et à ce titre le monde des images coraniques et muhammadiennes
qu’il utilise n’est absolument pas factice.
Un autre aspect nous apparaît
très caractéristique : il s’agit de la coloration fortement gnostique avec
laquelle est décrit le cheminement mystique. Tout au long du traité, il est
question d’initiation à des secrets, de voiles qui se lèvent, d’accès à des
vérités cachées... Nous avons ici une progression par degrés sur la voie qui
mène à la connaissance totale, absolue. Dans la perspective épistémologique
d’Ibn 'Arabï, la connaissance absolue est réservée à un groupe d’élus —•
prophètes, envoyés, mystiques — que l’auteur met en scène dans les étapes
successives de son ascension mystique. Leur connaissance émane directement du
Premier Intellect et dépasse les capacités du commun des hommes. L’accès à
cette connaissance a de ce fait le caractère d’une initiation ésotérique à des
vérités au-delà de toute expression12).
Il s’ensuit que l’homme admis
à cette connaissance parfaite joue à son tour le rôle d’un intermédiaire. Il
devient qutb zamanihi (pôle de son temps), à l’instar des envoyés et prophètes.
En lui s’opère la jonction du divin et de l’humain, de Vazal (prééternité) et
de Vabad (post-existence); en lui se vérifie que tout est un : « l’Un dans l’Un
par l’Un ».
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